Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Galerie de peinture mauricienne, XIXe siècle 
Galri lapintir morisyen, 19em syek

L'Aide mauricienne aux Réunionnais durant l'épidémie
de choléra de 1859, peinture à l'huile sur toile
par Louis-Antoine Roussin

Emmanuel Richon

Texte en créole

APPROCHE PICTURALE |  APPROCHE CONTEXTUELLE |  RESTAURATION DU TABLEAU | BIOGRAPHIE DU PEINTRE

Paysage d'Antoine Louis Roussin.
Paysage d'Antoine Louis Roussin.

APPROCHE PICTURALE

Ce paysage de Roussin paraît descendre en droite ligne de deux courants esthétiques en pleine expansion au XIXe siècle :

Tout d'abord, le genre de la peinture d'histoire, c'est-à-dire la description de scènes tirées de la Bible, de la mythologie ou de l'Histoire ancienne, qui prend au tournant du siècle une dimension plus encyclopédique et devient même un genre à part entière, l'Histoire avec un grand H parvenant à l'enrichir considérablement sans pour autant d'ailleurs l'humaniser, tant l'emphase esthétique de la narration picturale éloigne autant des faits réels que du monde des vivants. Désormais, les peintres s'ingénient à reconstituer, avec le maximum de précision, n'importe quelle époque historique, depuis la préhistoire jusqu'aux guerres en cours, mais en veillant à mettre l'accent sur l'héroïsme, la tragédie, bref la grandiloquence plus que l'exactitude...

La Peste de Rome d'Elie Delaunay, contemporain de l'œuvre de L. A. Roussin, présente un exemple caractéristique de cet élargissement des thèmes et a remporté un grand succès au Salon de 1869. De ce type d'œuvres, les critiques louent en fait l'érudition dont témoigne la peinture en tant que compte rendu documentaire sur un événement historique. Il s'agit donc d'œuvres destinées à frapper l'imagination et la vision de ces maisons pleines de mourants ou de ces porteurs de cadavres se veut en effet terrifiante, chez Roussin comme chez Delaunay. Il ne faut pas oublier que les épidémies, notamment le choléra, étaient encore fréquentes en France au XIXe siècle et que l'explication religieuse reposant sur les péchés des hommes trouvait sa place au sein de la peinture.

C'est ce qui permet à Roussin comme à tous ses contemporains, d'exalter la foi chrétienne en tant que recours ultime face à un questionnement sans réponse, face surtout à un événement cataclysmique d'une échelle inhumaine. Cependant. Roussin quant à lui est différent précisément du fait de l'introduction d'un élément étranger au genre: la caisse de la souscription mauricienne. Ainsi, chez ce peintre, la réponse religieuse n'est pas seule. Aux abbés qui procurent soulagement et extrême onction, aux courageuses religieuses qui offrent, infatigables, leur dévouement sans bornes, fait pendant cette caisse grand-ouverte aux fioles de chlorures.

Tel un trésor à peine découvert, la science est présente, sans antagonisme apparent d'ailleurs à l'action salvatrice et religieuse, elle-aussi en tant qu'élément d'espoir au milieu de l'hécatombe et de l'horreur. Ainsi l'on peut affirmer que ce tableau est typique de l'ambivalence de son siècle préoccupé de progrès et encore tout empreint de considérations, de recours vers un au-delà seul capable alors d'apporter soulagement ou miséricorde.

C'est l'intérêt principal de ce tableau de montrer et d'envisager sur le même plan ces deux recours légitimés. Ce tableau contient donc la réponse progressiste et morale d'une Science revêtue de vertus et de bienfaits à une époque de doutes matérialistes, comme une réponse antagoniste aux anciennes scènes où le Christ et les Saints guérissaient seuls les malades. Le fait apparemment anodin que l'enfant nu sur la gauche du tableau soit soigné par les religieuses proches bouteilles de solution chlorée en dit long sur cette synergie du spirituel et du temporel ici alliés dans une même cause. Remarquons en cela que cette réponse humaine se trouve moralisée par le fait symbolique d'être l'objet d'un don de pure solidarité.

Ainsi l'œuvre de Roussin est intéressante sur un plan symbolique, l'Histoire devenant sous son pinceau un peu plus qu'un mythe, s'humanisant dans la prise en main d'un destin commun aux vivants. Cette caisse, comme flanquée là au beau milieu du désespoir, est l'alternative d'un destin maîtrisé, la réponse et la victoire d'une solidarité fraternelle face au seul hasard d'un cataclysme incontrôlé, la croyance peut-être naïve, mais ô combien réelle, d'un positivisme absolu de la Science et du progrès considéré inexorable, mais surtout, l'idée que la solidarité entre les peuples arrive à vaincre le malheur.

Le fait que la peinture de Roussin soit en plus de cela le remerciement même des Dionysiens aux Port-louisiens semble investir à jamais ce tableau d'une fonction rédemptrice, assiste à la vision poignante d'un groupe de désespérés qui supplient, se tordent de douleur sur la terre brûlée. De pareilles scènes d'horreur sont généralement situées en Orient, en tout cas sous une autre latitude, avec parfois une intention plus délibérément pédagogique quant aux mœurs locales et aux coutumes religieuses.

Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa
Bonaparte visitant les pestiférés de Jaffa, Gros, 1804. ©

Roussin a-t-il été inspiré par le peintre Gros à qui l'on doit Bonaparte visitant les Pestiférés de Jaffa (1804)? Nous ne le pensons pas quant à la facture. Pas plus quant à la thématique dégagée par l'image: où seul Bonaparte exerce des pouvoirs magiques ou divins dans un geste qui évoque le Christ ou Thomas, Roussin, quant à lui, ajoute une dimension purement humaine. Chez Gros, on voit ainsi le général toucher les malades, sous une halle aux arcades richement décorées. Dans la réalité, Bonaparte aurait traversé le Lazaret au pas de charge, assuré aux malades qu'ils ne souffraient pas de la peste et serait parti pour ne plus revenir. Nous voilà donc bien loin de cette aide mauricienne et de ces religieuses dévouées et charitables.

En réalité, ce qui fait le plus remarquer la richesse du tableau de Roussin, par comparaison, c'est justement son humanité, sa compassion, c'est paradoxalement son manque d'emphase. Des sentiments évoqués par l'image, c'est plus la mélancolie et la tristesse des survivants qui prédominent au détriment du spectaculaire et du sinistre, ce qu'un autre peintre que lui aurait sans doute accentué. D'ailleurs, cette pudeur ne manque pas de rendre par contrecoup, le tableau plus vrai, plus fidèle. Notons en tout cas la distance qui sépare Roussin et ses contemporains dont Bernardin de Saint Pierre. Chez L. A. Roussin, comme chez Baudelaire (notamment dans Le Voyage à Cythère), nous sommes bien loin de l'églogue idyllique et tropicale et comme le poète, c'est bien vers une île mélancolique non exempte de souffrances, que semble nous conduire lucidement le peintre.

APPROCHE CONTEXTUELLE

Lazaret
Le lazaret de la Ravine à Jacques. Les cholériques y étaient isolés jusqu'à guérison complète. (Lithographie de J. A. Roussin, "Album de la Réunion"). ©

Ce tableau est à lui-seul le témoignage tangible des relations privilégiées et cordiales qui existaient entre les îles sœurs, c'est-à-dire l'île Maurice et l'île de la Réunion. L'affreuse nouvelle qu'une épidémie de choléra s'était déclarée à l'île de la Réunion parvint à l'île Maurice en avril 1859. Dans Le Mauricien en date du 5 avril, on lit : «Le "Neptune" parti pour la Réunion jeudi est rentré dans notre port la nuit du samedi au dimanche. Arrivé en vue de la Réunion on lui a fait des signaux qu'il existait une épidémie dans l'île; il a alors viré de bord et regagné Maurice. Les uns prétendent que cette épidémie est le choléra les autres le "seringos", espèce de dyssenterie endémique à l'Afrique, mais au fond nous croyons que personne ne sait encore positivement quel est le mal dont souffrent nos voisins.» Dès le 8 avril, le même journal confirmait la triste nouvelle: «Le choléra règne à la Réunion depuis le 16 février dernier.» La municipalité de Port-Louis passa vite à l'action. Une souscription publique fut organisée dans le but d'aider les familles nécéssiteuses de l'île sœur, frappées par l'épidémie. Dans un premier temps, onze caisses de chlorure, une caisse de camphre et trois caisses de moutarde furent expédiées à Gilbert des Molières, Maire de Saint-Denis. Quant à la souscription, elle connut un gros succès, en pas moins de six occasions, des dons en numéraire purent être envoyés.

Le Mauricien en date du mardi 19 avril 1859 relata l'épisode émouvant de cette manifestation de solidarité, qui fut donc à l'origine directe de la conception du tableau de L. A. Roussin: «Meeting pour venir en aide aux classes souffrantes delle de la Réunion.

Aujourd'hui, à trois heures, sur la convocation de l'Honorable Maire de Port-Louis, une réunion nombreuse avait lieu à l'Hôtel de Ville. Il s'agissait de prendre des mesures pour venir en aide aux classes malheureuses de 1'Ile- saur. Etaient présents: S.E. les Evêques de Maurice et de Port-Louis, Son Honneur E. Remono, chef juge, l'Honorable Procureur Général, l'Honorable Gabriel Fropier, l'Honorable Arthur Edwards, le Consul de France, MM. Jules Mal lac, G. de Courson, H. Messen, H. Chauvin, le colonel Twiss, le colonel Cobhurn, le Député-Maire, Adolphe Wiehé, N. Arnaud, F. Channell, H. Lemière, Ducray père, Bonnefin, Lafarque, Vigoureux de Kermorvan, E. Pipon, le Révérend Lebrun,

L'Honorable Gabriel Fropier propose la lère résolution:

Que l'assemblée s'empresse de se rendre l'interprète des Mauriciens en exprimant la vive sympathie qu'ils ressentent pour les habitants de La Réunion et le chagrin qu'ils éprouvent de les voir exposés au cruel fléau qui a naguère visité Maurice. Cette proposition, appuyée par M. G. de Courson, est votée à l'unanimité.

M. G. de Courson propose la 2ème résolution:

Que dans le but de venir en aide aux souffrances de la classe malheureuse de 1'lle de La Réunion, il soit formé un comité de douze personnes pour recueillir les souscriptions destinées à être offertes aux Municipalités de 1'Ile-sœur comme témoignage de notre sympathie.

3ème résolution:

Faire tous ses efforts pour envoyer à La Réunion l'assistance d'un praticien qui au r ait acquis à Maurice la triste expérience de cette maladie terrible.

4ème résolution:

L'Honorable Procureur Général prie le Maire de Port-Louis de faire connaître au Maire de Saint-Denis toute la sympathie de la Colonie pour les malheurs de nos voisins.

L'Honorable Fropier demande que des remerciements soient aussi votés à l'Honorable Arthur Edwards qui a eu l'initiative de la présente réunion.

M. Henry Chauvin père demande qu'une liste de souscription soit présentée immédiatement à l'assemblée. Adopté. Les personnes présentes souscrivent séance tenante, pour plus de 1500 piastres.

L'Honorable Rémono fait part à l'Assemblée du manque de camphre à La Réunion. Il est résolu que l'Honorable Maire est autorisé à en expédier immédiatement.»

Autre témoignage de sympathie, non dénué d'une certaine franchise, cet article exemplaire du même journal, le lendemain:

«On sait quelle profonde impression de tristesse s'est emparée de toute notre population, au moment où la triste nouvelle de l'introduction du choléra à l'lle-sœur s'est répandue parmi nous. Tant de liens de confraternité, d'amitié et de famille même unissent les deux îles qu'il ne pouvait guère en être autrement. A ce sentiment de sympathie réelle pour nos frères de Pile voisine est venu se mêler naturellement, avec le cruel souvenir de nos malheurs passés, un triste et pénible retour sur nous-mêmes en songeant à la contagion qui pouvait nous atteindre aussi en dépit des quarantaines et de toutes les mesures sanitaires possibles. Mais il faut le dire à la louange de la population mauricienne, le premier de ces deux sentiments, le sentiment de sympathie pour nos voisins, a obtenu dès l'abord la priorité sur l'autre.»

L'aide humanitaire n'empêcha d'ailleurs en rien une précaution redoublée, témoin cet article dans Le Mauricien du 9 mai : «Les ordres les plus sévères ont été donnés pour empêcher la communication et un petit bateau à vapeur appartenant à notre port a été chargé par le Gouvernement de croiser le long de nos côtes, pour empêcher les bateaux de l'île voisine d'y débarquer en contrebande. Le "Neptune", petit vapeur de notre port, arrivant de Bourbon et forcé de faire sa quarantaine sous voiles, a eu l'heureuse idée d'aller à la grande satisfaction de ses passagers, faire la pêche sur les côtes de Saint-Brandon.»

Le même jour, on note également :

«un brillant concert organisé par les soins d'un artiste voyageur, M. Ali Ben Sou Alle, dont la générosité égale le talent, a été donné dans le même but à la salle de spectacle nouvellement restaurée et avait attiré une foule nombreuse. La recette s'est élevée à 1104 piastres, chiffre énorme pour notre petit théâtre et qu'on doit attribuer, en grande partie, à la sympathie du public pour nos voisins. L'lle de la Réunion ne tarda pas non plus à réagir devant un tel élan désintéressé : On peut lire dans "Le Moniteur" du 18 mai, sous le titre "Souscription de Maurice", : «La souscription que nos voisins ont spontanément entreprise en faveur des victimes du choléra à la Réunion comptera avec éclat dans les fastes de la générosité mauricienne. Jamais plus rapide et plus complet succès n'aura couronné une si belle ouvre de charité. ... Longtemps La Réunion se souviendra de la riche offrande que lui fait en ces jours d'adversité sa sœur de Maurice, elle n'oubliera jamais qu'au premier bruit de notre souffrance, la société de l'île-sœur a songé à lui tendre une main fraternelle et secourable, et que les bienfaits tombés de cette main, non seulement empruntent à leur origine un prix inestimable, mais sont encore d'une munificence qui nous confond de gratitude. La population de la Colonie se rappelle avec reconnaissance le chiffre du premier envoi de fonds adressé par l'Honorable Maire du Port-Louis à M. Gilbert des Mol/ères, Maire de Saint-Denis. Il s'élevait, outre la valeur des médicaments, à 18 322,40 F. A son précédent voyage, l'Union, avait apporté à la Municipalité le complément de la souscription du Port-Louis, se montant à 3 431 F. Ce qui donnait déjà un chiffre de 21 753,40 F

Hier, M. le Maire a reçu, par le même Steamer, qui est venu nous porter la malle, le produit de la souscription des campagnes qui est de 7'105,50 F Total de la souscription de Maurice : 28 858,90 RNous savons que M. le Maire de Saint-Denis, fidèle au vœu de l'Honorable Maire du Port-Louis, a déjà fait parvenir à ses collègues des autres communes, où le choléra a sévi, la part qui leur revenait dans le produit de la souscription du Port -Louis. La population de chaque commune a été prise pour base de cette répartition.»

Le Maire de Saint-Denis ne fut pas insensible à pareils élans de solidarité. Le 6 septembre, au nom de la ville, il fit don à la municipalité port-louisienne d'un magnifique tableau du célèbre peintre

L. A. Roussin, tableau couronné à la récente Exposition 1ntercoloniale qui s'était tenue à l'Hôtel du Gouvernement à Port-Louis.

On peut lire dans Le Mauricien du 23 septembre 1859 :

{A la dernière séance du Conseil Municipal, le Maire a donné lecture de la lettre suivante de M. Gilbert des Molières, Maire de Saint-Denis, en date du 6 septembre :

Monsieur et cher collègue,

je m'empresse de vous informer que le Conseil Municipal de Saint-Denis m'a chargé d'offrir à la Municipalité de Port-Louis, le tableau de M. Roussin qui a figuré à l'Exposition mauricienne et qui représente la distribution des secours aux pauvres pendant le choléra. Votre corporation municipale représentant la population de Maurice, qui s'est montrée si secourable et si généreuse pour nos malheureux pendant cette cruelle épidémie, voudra bien accepter l'hommage de reconnaissance qui lui est offert au nom de la ville de Saint-Denis. Rien ne saurait mieux servir à l'interprétation des sentiments que nous voulons exprimer, qu'une œuvre locale destinée à perpétuer le souvenir de l'assistance fraternelle portée par les habitants de Maurice à notre colonie si sévèrement éprouvée. Le Conseil Municipal de Saint-Denis est heureux qu'une récompense accordée par le jury d'Exposition, à l'ceuvre de L. A. Roussin, soit venue attacher quelque prix à l'hommage que je suis chargé de faire agréer au Corps Municipal de votre ville. Veuillez agréer, Monsieur et cher collègue, l'assurance de la très haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être votre très humble serviteur, le Maire de Saint-Denis,

Gilbert des Molières

Ce ne fut pas sans émotion d'ailleurs que le Maire mauricien exprima à son tour les remerciements du Conseil Municipal à son collègue de l'île sœur, avec promesse que le tableau trouverait désormais une place de choix dans la salle des délibérations.

Jusqu'en 1859, l'île de la Réunion, ex-île Bourbon fut relativement épargnée par les épidémies, si on compare les conséquences relatives des foyers de contagion sur les deux îles. Néanmoins, cela ne signifiait nullement que l'impact psychologique de maladies contagieuses y fut méconnu. L'épidémie de choléra de 1820, pourtant bien moins meurtrière que sur l'île sœur (278 morts contre environ 10'000 à Maurice) n'en influença pas moins les esprits. Depuis l'épidémie de variole de 1789, apportée dans l'île Bourbon par des esclaves amenés sur le navire l'Aimable Eléonore, on prit de sévères mesures et un protocole drastique prévalut à l'arrivée des navires. On créa un lazaret pour les malades à la Petite Ile et, au vent du lazaret, un camp de quarantaine destiné aux gens les ayant fréquentés. Plus tard, on ouvrit un autre camp de quarantaine supplémentaire à la Ravine à Jacques, pour les esclaves à débarquer.

Lors de l'épidémie de 1820, les Dionysiens touchés se virent entourés d'un cordon sanitaire impitoyable par les habitants des quartiers, pour empêcher que la maladie ne se répande. D'autre part, la vaccine anti-variolique, découverte durant la Révolution, avait été pratiquée dès 1756 à Maurice, où Cossigny avait fait pratiquer l'inoculation préventive du pus de varioleux puis à Bourbon tout de suite après. Il faut souligner l'action du Dr Reydellet, infatigable propagateur de la vaccine à l'île Bourbon. Pourtant, ces quelques mesures prophylactiques et préventives n'eurent pas toute l'efficacité escomptée: c'était en effet sans compter les fraudes multiples au système de quarantaine nécessairement coercitif.

Des pratiques illicites amenèrent à débarquer des engagés indiens pourtant atteints par une maladie contagieuse. En 1852 donc, quelques années avant l'épidémie représentée par le tableau de L. A. Roussin, la variole décima un nombre beaucoup plus important d'habitants et de plus, sur l'échelle de l'île entière, 1'413 décès et 9'617 malades au total furent enregistrés pour une population comptant 115'633 habitants.

Mais l'impact psychologique de ces épidémies fut augmenté par l'annonce des décès causés les années précédentes à Maurice du fait du choléra: en 1819 tout d'abord, une frégate anglaise venant de Calcutta introduisit la maladie à Maurice, du fait d'une erreur de la Commission de santé. En six semaines, il y eut environ 10'000 morts. Plus tard, en 1854 et 1856, l'épidémie reprit avec violence à Maurice, emportant 7'650 et 3'264 personnes officiellement. Tout ce passé récent et l'apparition de cette nouvelle épidémie que constituait le choléra pour l'île Bourbon fut sans doute à l'origine d'un inconscient collectif très marqué par les risques épidémiologiques liés au choléra, sa vitesse de propagation et le pourcentage énorme de décès relatif au nombre de malades.

Cette maladie vola donc la vedette aux autres épidémies l'ayant précédée: d'abord par l'étendue de ses ravages. Partie de l'Inde en 1815, l'épidémie atteignit l'Europe occidentale en 1832, et par la même occasion, l'impact psychologique de cette épidémie travailla les esprits jusqu'en outre-mer. De plus, la rapidité des délais entre la contraction de la maladie et le décès effectif fut telle qu'elle ne manqua pas de frapper l'imaginaire collectif. La médecine, quelque peu désemparée devant ces épidémies, n'en fit pas moins quelques progrès dans la compréhension des mesures préventives et prophylactiques indispensables. Néanmoins, malgré cette meilleure connaissance du danger et des mesures à prendre, le commerce illicite de main d'œuvre, alors en pleine expansion, ayant pris la place de la traite esclavagiste, faisait fi de toutes ces obligations sanitaires allant à l'encontre des intérêts strictement commerciaux des marchands, guère différents en cela de leurs sinistres devanciers négriers.

Concernant la peur de cette maladie et les frayeurs qu'elle suscitait, lisons plutôt les commentaires du journal Le Cernéen en date du 13 avril, ils concernent directement La Réunion, sous le titre révélateur "Le terrible voyageur" , ils évoquent également un passé encore bien présent dans les esprits mauriciens:

«!I y a cinq ou six mois, le choléra régnait à Aden. Depuis cette époque, il a parcouru toute la côte orientale d'Afrique, il a passé à Zanzibar, il est descendu à Quiloa; le voilà presque à Mozambique, bientôt peut-être à Port-Natal et au Cap de Bonne Espérance! Lorsqu'on se souvient de la marche du terrible fléau, ravageant d'abord toutes les contrées asiatiques, puis celles de l'empire Ottoman et de la Russie, et franchissant une à une les frontières des différents territoires européens pour arriver jusqu'aux capitales de l'Angleterre et de la France, on ne peut s'empêcher de se demander où en est la Science, et si elle pourra jamais fixer le caractère et la nature de cet effrayant voyageur que rien n'arrête, que rien n'intimide, qui franchit les vallées et lesmontagnes, les fleuves et les mers! On assure que le choléra qui règne en ce moment à la côte d'Afrique et dans les environs de Quiloa, n'avait jamais jusqu'ici paru dans ces contrées. Comment y est-il arrivé? Comment a-t-il pu s'y produire? Qui l'a vu? Qui donc a le premier constaté la présence de ce mal affreux? Il est probable qu'on l'ignorera toujours.»

C'est donc en 1859 qu'eut lieu la seconde grande vague d'épidémie de choléra asiatique à la Réunion.

L'introduction de l'épidémie dans l'île fut la résultante d'une honteuse affaire de négoce de main d'œuvre. Le vapeur Mascareignes, ayant Rontaunay pour armateur, avait été "recruter" des travailleurs à Quiloa, au Mozambique. Ce qu'ignoraient les marchands, c'est que le choléra avait fait son apparition là-bas, ramené par des pèlerins de la Mecque. Le mal s'étendit donc à bord, sans doute dissimulé par l'équipage. Arrivé au large de Saint-Denis, le subrécargue, ne voulant en aucun cas essuyer une perte sèche, soudoya un chirurgien de Marine et obtint une patente sans mention de malade contagieux à bord. Trompée par ses mensonges, ses dissimulations et par la patente frauduleuse achetée, l'administration de la Santé autorisa le débarquement.

Lorsqu'on s'aperçut de la supercherie au premier mort à l'hôpital, il était déjà trop tard. Saint-Denis fut contaminé tout de suite. Notons cependant que le capitaine d'Agnel, commandant du Mascareignes bateau incriminé, maintint quant à lui que lors de son départ, le choléra ne régnait pas à Quiloa, qu'il était porteur d'une patente de santé constatant qu'il n'y avait pas d'épidémie, et qu'à son arrivée à la Réunion, il avait déposé entre les mains de l'autorité un rapport concernant toutes les particularités de son voyage et notamment la mort de 47 hommes de la dyssenterie inflammatoire. Qui croire cent-cinquante ans plus tard? Toujours est-il qu' à partir de l'hôpital, le quartier de la Rivière fut infecté, puis à partir des marines, ce fut le tour des nies du Four-à-Chaux et du Moulin- à-vent. Par le dépôt des immigrants, cette fois, proche du jardin colonial, l'épidémie gagna la rue Dauphine et le Butor. A la fin du mois de mars, la contagion augmenta et on arriva à compter neuf décès par jour en moyenne en ville, le 17, trente-cinq. Alors ce fut la panique, tout le monde voulut fuir le théâtre d'une telle hécatombe. Les voitures publiques ne suffisaient plus, on en vint à payer jusqu'à 200 francs pour quatre lieues de transport. On vit des gens camper dans les bois, attendant la fin de l'épidémie.

Dans Le Mauricien en date du 8 avril on peut lire le sentiment des Mauriciens à l'annonce de l'épidémie réunionnaise, les malheurs passés sont encore proches:

«...La panique s'est naturellement emparée de la population de l'île frappée si inopinément de ce terrible fléau. On a fui dans les campagnes et comme en 1854 à Maurice, les affaires y sont suspendues. Cependant, nous osons espérer que la Providence préservera nos voisins des terribles épreuves qui ont éclairci les familles mauriciennes et que l'espoir qu'ils ont que le choléra est entré dans sa période décroissante, se réalisera.»

Ce ne fut malheureusement pas le cas et le 25 avril, Le Moniteur annonçait que «les décès des trois derniers jours atteignent un chiffre de plus du double de la moyenne des décès antérieurs.»

Les pauvres, les prêtres et les médecins demeurèrent cependant à Saint-Denis. Notons toutefois que le Gouverneur eut le courage de rester aussi et même de faire rentrer sa famille de Salazie. Relatant l'attitude du Gouverneur réunionnais, le baron d'An-icau, Le Mauricien du 8 avril ne manquera pas de faire la comparaison avec l'épidémie récemment jugulée:

«...ces lignes n'ont pas besoin de commentaires de notre part. Dans leur simplicité elles font le plus noble éloge du baron d'Arricau. Cependant, nous formerons un vwu: nous souhaitons qu'elles tombent sous les yeux de Sir James Higginson, dont le souvenir est inséparablement uni chez nous à ce fléau, et qu'elles lui fassent expier les douleurs qu'il nous a fait souffrir... Le Baron d'Arricau va continuellement inspecter en personne les hôpitaux et les ambulances et tâcher par sa présence de communiquer à tous le zèle infatigable si nécessaire dans d'aussi pénibles circonstances.»

Le Conseil Municipal de Saint-Denis n'était d'ailleurs pas en reste point de vue civisme, puisque, convoqués en séance extraordinaire, ses membres résolurent d'un accord unanime et spontané, qu'aucun d'eux ne quitterait le chef-lieu pendant toute la durée de l'épidémie.

Il y avait une ambulance au Muséum, une autre à la loge maçonnique. Les religieuses de Saint-Joseph-de-Cluny firent preuve en cet événement, d'un admirable dévouement.

Le Mauricien du 9 avril relate leur abnégation:

«Les sœurs de charité, elles surtout, prodiguent leurs soins et leurs consolations aux malades, elles se multiplient partout où sévit l'épidémie.»

Deux tombereaux portaient les morts au cimetière de l'Est où fut installée une chapelle ardente. Ce n'est que vers le mois de mai, après notamment l'utilisation massive de chlorure et de moutarde dans les mesures de désinfection et ce grâce à l'envoi par Maurice voisine de caisses de produits, que l'épidémie se trouva enrayée. Elle avait quand même réussi à gagner les quartiers, à commencer par Saint-Louis, où les immigrants du Mascareignes, entrés illégalement, avaient trouvé leur destination tristement finale. En définitive, seuls Saint-Paul et Salazie furent épargnés. On compta les morts : 2200 à 2700 victimes, sur une population de 175 000 âmes.

Le Mauricien du 28 juin reflète alors le soulagement mauricien à la constatation de la décrue de l'épidémie

«nous apprenons avec plaisir par les derniers journaux de la Réunion, que nos voisins, après la cruelle épidémie qu'ils viennent de subir, s'occupent sérieusement d'établir un lazaret qui puisse, en cas de nouvelle invasion du même fléau, les mettre à l'abri de la contagion. On sait que chez nos voisins, moins favorisés que nous sous ce rapport, les quarantaines sous voiles sont impossibles et les navires doivent appareiller. Un lazaret où les malades recevraient tous les secours qui leur seraient nécessaires, au lieu de les exposer à une longue et pénible traversée, est donc une chose de première nécessité aujourd'hui à La Réunion... Celui de la Ravine à Jacques qui existe aujourd'hui, ne suffit plus aux nouveaux besoins de la Colonie.»

Quant à l'affaire du Mascareignes, elle s'acheva sinistrement aux assises de Saint-Paul, par un acquittement aussi honteux que surprenant. La Gazette Commerciale en date du 23 septembre 1859 se contenta de commenter laconiquement:

«La loi a imposé des obligations à l'Administration avant d'en imposer aux capitaines; les devoirs de ces derniers ne commencent à exister que quand l'Administration a rempli les siens.»

Fort heureusement, le choléra ne revint pas à la Réunion durant le reste du siècle.

RESTAURATION DU TABLEAU

roussin1
Paysage d'Antoine Louis Roussin, état initial. ©

Ce tableau appartient à la Municipalité de Port-Louis qui l'a gracieusement prêté au Mauritius Institute afin d'effectuer sa restauration complète sur la demande du Ministre des Arts et de la Culture, M. Joseph Tsang Mang Kin et grâce aux moyens logistiques et humains offerts par la Mission Française de Coopération et d'Action Culturelle. La restauration a de plus été le travail d'une équipe comprenant, outre l'auteur de cet ouvrage, MM. Anwar Atchia et Khaidu.

Roussin 12
roussin2 roussin3
roussin4 roussin5
roussin6 roussin10 roussin8
roussin9 roussin11 roussin7

On peut clairement voir sur ces photos l'état initial dans lequel se trouvait cette oeuvre avant sa restauration et le degré d'urgence d'une intervention. Soulèvements généralisés, absence de châssis, le tableau était voué à sa perte prochaine et sans doute inexorable, de nombreux trous étaient visibles, défigurant ce merveilleux paysage, d'ailleurs tout à la fois peinture d'Histoire.

roussin13
Dos du tableau avant intervention.
roussin14
Pose d'un papier de protection.
roussin15
Pose des enduits avant ragréage.
roussin16
Refixage de la couche picturale, infiltration de colle.
roussin17
Nettoyage et allégement de vernis.
roussin18
Retrait du papier de protection après refixage de la couche picturale
roussin20
Fixation de l'oeuvre rentoilée sur son châssis d'origine.
roussin21
Tableau tendu, enduits ragréés, prêt à la réintégration de la couche picturale.
roussin22
Réintégration de la couche picturale.
roussin23
Tableau restauré.
roussin24
 

Sur ces photos, on voit la pose de papiers de protection, les refixages de la couche picturale, la pose de pièces, le rentoilage, la réintégration.

Ce paysage de L. A. Roussin a été peint à la peinture à l'huile sur toile de lin apprêtée en 1859, l'oeuvre est signée et datée en bas à gauche. Sa facture est lisse, quasiment sans empâtements, excepté pour le tronc des arbres et le chemin pierreux où des coups de pinceau brossés sont visibles; le vernis est discret et d'aspect satiné, la toile est bien tendue, sans autre déformation visible que celle du au craquellement naturel de la surface. Le châssis du tableau est d'époque, sans clefs, avec une traverse verticale au milieu, et quatre traverses d'angles. Le bois n'est pas contaminé par les insectes, cependant, le châssis s'est complètement désolidarisé de la toile dont les bandes de tension se sont trouvées sectionnées à force d'usures et de manipulations inexpertes. De ce fait et par judicieuse mesure de protection, la toile reposait à plat sur un carton, sans être fixée à son châssis, devenu de la sorte indépendant et tout à fait inutile.

Par chance, tous ces différents éléments, peinture sur sa toile libre, châssis, cadre, ont tous été pieusement conservés malgré leur état avancé de dégradation. La peinture est encadrée d'époque par un superbe cadre mouluré et doré à la feuille d'or, avec des éléments de décors artistiques traditionnels, coquilles St Jacques dans les angles, raies de coeur... Malheureusement, l'or a été précédemment recouvert en entier par une bronzine intempestive qui, par son oxydation, a noirci avec les années du fait de l'air ambiant humide.

Les fortes variations hygrométriques tropicales que connaît 1'Île Maurice s'accordent difficilement avec la conservation d'une peinture réalisée selon des techniques traditionnelles typiquement occidentales. La toile de lin, la préparation, incluant des colles protéiniques animales et même certains pigments organiques de la couche picturale, mis dans un contexte climatique à très forte humidité relative (90 à 95% en été), ne peuvent que subir des altérations globales (concernant l'ensemble du tableau) et irréversibles.

Plus encore que la forte humidité, l'ampleur des variations hygrométriques saisonnières a provoqué de grands mouvements de rétractation-dilatation de la toile de lin. Le système préparation/couche picturale ne peut, quant à lui, endurer longtemps de tels changements, ce qui induit rapidement après des fissurations, des cloques et des écailles, des chutes de matière, des réseaux de craquelures "tuilées" trop prononcés, qui finissent par faire apparaître la toile par endroits et rendent l'image peinte totalement illisible. Les chutes d'écailles, avec le temps ont considérablement défiguré l'oeuvre.

Indépendamment de ce contexte de conservation fort préjudiciable au tableau, il n'existe heureusement pas de repeints et l'oeuvre n'a jamais été touchée par des mains inexpertes et à des fins réparatrices depuis sa création. Néanmoins, des accidents multiples et sans doute répétés ont provoqué de multiples trous dans la toile, occasionnant des lacunes importantes ainsi que des affaiblissements locaux des fibres de lin.

Les différentes interventions pratiquées sur l'œuvre ont consisté à renforcer structurellement l'adhésion du système préparation/couche picturale avec la toile de lin, jusqu'à les rendre à nouveau solidaires, tout en résorbant en partie les déformations tuilées ducs au réseau de craquelures trop prononcé. Une imprégnation globale par la face de cire microcristalline et de résine polyvinylique diluées en solution avec de l'essence minérale, suivie d'une autre par le revers, ont permis de créer après séchage complet, les conditions d'un refixage généralisé par simple pression à chaud (7.5° C environ) d'un fer à repasser. La pression fut maintenue durant le refroidissement à l'aide de marbres locaux. L'ensemble du système de refixage fut pratiqué à travers des papiers siliconisés, garantissant l'indépendance du refixage au support table et au fer à repasser.

Des pièces de toile de lin de même apparence et de même époque furent incrustées au niveau des trous lacunaires, les bords de jointoiement furent soudés eux-aussi à chaud, à l'aide de fils d'acétate de polyvinyle réactivés à chaud.

Après deux couches de colle cire-résine et après complet séchage, la toile de rentoilage, préalablement décatie deux fois, fut scellée à chaud toujours à l'aide des fers à repasser de rentoileur.

La toile de rentoilage fut retendue et refixée sur son châssis avec des semences de tapissier en cuivre qui s'oxydent moins vite.

La réintégration de la couche picturale fut effectuée après pose et ragréage d'enduits à l'aide d'acryliques surfines "Rembrandt" de la marque Talens. Le vernis appliqué est un vernis à retoucher Talens.

Le cadre, quant à lui, a été restauré par retrait complet de la couche de bronzine oxydée à l'aide de chlorure de méthylène. Quelques sculptures manquantes ont été complétées par des moulages en acétate de polyvinyle eux-mêmes redorés à la feuille d'or.

La restauration complète de 1'œuvre (peinture et cadre), commencée en mai 1998 s'est achevée en septembre de la même année.

BIOGRAPHIE DU PEINTRE

roussin26

Surnommée l'île des poètes, l'île de la Réunion n'a pas seulement donné le jour à de grands écrivains tels Evariste de Parny ou Leconte de L'Isle, elle a également eu ses peintres de talent. Grimaud et Legras, caricaturistes, sont aussi célèbres à Saint-Denis que l'est Gillet à Port-Louis. Parmi ces peintres, il en est un néanmoins, qui surpassa notablement ses contemporains, ce qui lui valut de passer à la postérité. A tel point que rares sont de nos jours, les Réunionnais à n'avoir pas entendu citer ce nom. Le fait d'avoir imprimé plus d'un demi millier de lithographies et d'avoir été le peintre de la Réunion le plus prolifique de son époque n'est évidemment pas étranger à une telle renommée.

A vrai dire, L. A. Roussin n'était pourtant pas Réunionnais, arrivé en 1842 dans l'île, à l'âge de 23 ans, en tant que militaire, mais artiste avant tout, il y séjournera jusqu'en 1888. Ô combien prolixe, il sut rendre à merveille la vie réunionnaise de son époque: flore, faune, paysages, portraits, événements, rien n'échappa à son oeil fidèle et précis qui sut transmettre l'univers créole de jadis par des techniques picturales extrêmement diverses: lithographies bien sûr, mais aussi photographies, peintures à l'huile, etc. Son "Album de la Réunion" est une œuvre tellement aboutie et maîtrisée, qu'il serait aujourd'hui impensable d'imaginer le XIXe siècle réunionnais sans avoir à l'esprit ces nombreuses représentations iconographiques si détaillées et anecdotiques.

Lithographie

La lithographie est à l'époque de son arrivée sur l'île, une technique d'impression encore toute récente puisque inventée par le Pragois Alois Senefelder au tout début du XIXe siècle. Ce nouveau procédé d'impression se propagea à une vitesse phénoménale dans nombre de pays européens, et cela surtout à cause des possibilités qu'il ouvrait à la reproduction, permettant ainsi une dissémination plus facile et plus fidèle des œuvres, ce qui explique d'ailleurs en partie la notoriété de L. A. Roussin qui sut adopter cette technique à son cuivre réunionnaise et la diffuser largement. L'un des premiers à l'adopter fut Francisco Goya, dont les premières lithographies datent de 1819. Par la suite, Géricault, Delacroix, l'adoptèrent bien vite.

La lithographie devint un art véritablement populaire, accessible, rapide. Aussi, lorsque peu de temps après son arrivée sur l'île, L. A. Roussin découvre un jour, dans un vieil entrepôt de la colonie, une presse lithographique quasi-neuve, fraîchement arrivée mais abandonnée là faute d'un technicien pour la monter et la faire fonctionner, son appétit de créer lui dicta de s'en servir sur le champ. Cet instrument, que la providence mit fortuitement sur sa route, lui permit d'entreprendre une première série d'illustrations qu'il intitula "Souvenirs de l'île Bourbon" et qu'il présenta lui-même comme un «doux mémento de la vie créole», «...tant pour les habitants de l'île que pour leurs lointains amis de France...».

C'est ainsi qu'environ une centaine de lithographies parurent sous le titre "Souvenirs de l'île Bourbon" devenu logiquement après 1848, "Souvenirs de l'île de la Réunion". Ce sont ces lithographies que L. A. Roussin reprendra en 1857 dans son "Album de la Réunion".

Cathédrale
La Cathédrale - Lithographie d'A. Roussin. 1880.
Extrait de l'Album de La Réunion.

L. A. Roussin a presque immédiatement remporté un franc succès et devint la coqueluche de ce que la colonie comptait de notabilités. Recruté en tant que professeur de dessin au Lycée Impérial, ce lithographe de génie saura être de toutes les manifestations de l'île Bourbon. Ses talents multiples d'artiste virtuose lui valurent, de se voir récompenser par de nombreuses médailles au cours d'expositions dont la colonie était alors fort friande. Il installe son atelier en plein cœur de Saint-Denis: au n° 96 rue de l'Église.

Sa renommée lui vaut alors d'abondantes commandes institutionnelles, notamment pour la cathédrale de Saint-Denis, consacrée en 1860, au sein de laquelle il peint de grandes fresques représentant les quatre Évangélistes. Sa popularité en fait même un édile, puisqu'en mars 1857, L. A. Roussin devient membre titulaire du Conseil de discipline des milices de Saint-Denis. Parallèlement. sa carrière d'enseignant suit son cours: professeur de seconde classe en 1881, puis de première classe en 1885, le 1er janvier 1888, il est admis à faire valoir ses droits à la retraite.

Roussin recto Roussin verso
Album de l'île de la Réunion, Louis-Antoine Roussin, Orphie G.Doyen Editions.

Indiscutablement, "L'Album de la Réunion" surpasse largement les "Souvenirs" pourtant déjà remarquables, ne serait-ce que par l'apport fondamental des textes qui commentent et explicitent désormais les lithographies. Ces textes remarquables car simples et savoureux, rarement prétentieux, ont pour auteurs les membres de cette toute jeune Société des Sciences et Arts qui vient de voir le jour et qui réunit tout le gotha des esprits réunionnais de l'époque.

Tableaux de la vie quotidienne, coutumes, mœurs, types humains, flore, faune, voyages, explorations de l'île, personnages pittoresques, c'est toute une Réunion profonde, au jour le jour, anecdotique, qui revit à travers chaque dessin de ce peintre qui s'est quasiment voulu investi d'une véritable mission de témoin exhaustif.

Pourtant, malgré les indéniables qualités de "L'Album de la Réunion", malgré l'ampleur de l'entreprise et l'importance culturelle qu'elle revêtit, cette œuvre fut un réel échec commercial: «Les abonnements se font rares. "L'Album" est, en effet, publié par fascicules paraissant périodiquement, livré sur abonnement et comprenant des textes et des gravures: une table des matières permet ensuite le classement des dessins par rapport aux textes. La formule est-elle mauvaise, les acheteurs se lassent-ils d'une publication dont rien ne laisse prévoir l'achèvement? Même le Conseil Général qui pourtant avait été sommé par le Ministre de la Marine de continuer son abonnement, finit par le suspendre et il n'y a plus que sept souscripteurs lorsque Roussin décide de clore, avec le cinquième volume, son Album de la Réunion.»

Bien sûr, L. A. Roussin, tenace, lancera une seconde édition remise à jour qui sortira des presses entre 1879 et 1883, pour autant, le résultat demeurera le même. Pendant près d'un siècle, l'Album n'intéressera plus que les connaisseurs, les esthètes ou les lettrés.

Même si elle trouva là son point d'orgue, sa parfaite maîtrise et son originalité, 1'œuvre de Roussin ne s'arrêta pas aux seules lithographies. Ses portraits sur toile des célébrités de la Réunion sont nombreux. Pour autant, ses paysages peints à l'huile sur toile sont fort rares, ce qui fait toute la valeur du tableau qui nous occupe plus spécialement ici.

Case Réunion
Enclos servile à La Réunion, avant 1848. Gravure de Roussin.

Ayant un esprit avide et curieux des techniques modernes, L. A. Roussin sut adopter la technique photographique dès son arrivée sur l'île. Il fut même sans doute l'un des premiers propagateurs de cette technique alors toute nouvelle. Totalement novateur pour son époque, certains de ses articles de l'Album furent même illustrés par ses photographies, ce qui ne s'était encore pour ainsi dire jamais vu, même en France, L. A. Roussin était un pionnier des techniques.

En janvier 1888, lors de son départ à la retraite, il bénéficie d'un voyage lui permettant de revoir Avignon, sa région d'origine. A partir de ce moment, on perd toute trace du peintre, ni la date, ni le lieu de son décès ne sont connus.

«Roussin disparaît donc sans que la Réunion, dont il avait fait sa seconde patrie, et qu'il avait si bien servie, lui rende le moindre hommage. La reconnaissance, posthume, n'est venue que plus tard.»

boule

Retour à la Galerie

Viré monté