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Le château de Duino
lieu de naissance des Elégies de Rilke

Critique 1983, 435-436, Les mystères de Trieste

 

Château de Duino

Château de Duino. Photo Emilio Brenn.

Rilke, né à Prague en 1875, n'est pas resté longtemps attaché à son pays natal: ne nous restent de cette période que quelques plaquettes de vers et des récits comme ces Deux histoires pragoises, parues pour la première fois en 1897 et qui ont été récemment rééditées par les Editions du Seuil (154 p.).

Très vite, Rilke fut un errant tantôt voyageant vers le Nord, mais plus souvent vers le Sud (Italie), où il cherche un lieu propice à l'éclosion de son inspiration poétique. Après Capri ou Venise, c'est au château de Duino, dominant la baie de Trieste, et appartenant à la princesse de la Tour et Taxis qu'il trouvera le plus souvent refuge pendant les premières années: il y séjournera une première fois en avril 1910, puis pendant l'hiver 1911-1912, enfin en 1914. Ce sera ce que Franco Relia appelle le «non-lieu» de nais­sance de ses Elégies.

Philippe Jaccottet, dans son Rilke par lui-même (collection «Ecrivains de toujours») commente (p. 98) à la fois le recul d'effroi de Rilke devant ce château-fort dont il se sent prisonnier, puis l'élan que provoque tout à coup en lui — «un instant seulement, mais à quelle hauteur!» — l'afflux de l'espace qui vient à lui là-bas avec la mer. Bientôt, il reconnaîtra, dans un texte essentiel de cette période (Prose, p. 283, traduction J. Legrand) «sa passion qui l'avait toujours saisi quand il s'agissait de s'exposer à la tempête» en sorte qu'il «était définitivement voué à ces rapports-là ».

On trouvera ci-après un extrait des réflexions que suggère au Professeur Franco Relia, de l'Université de Venise, ce «non-lieu» où naît la poésie de Rilke.

Mitteleuropa : le mot même évoque l'idée de centre. Et en lui la capitale enfermée dans le Ring, centre du centre, où comme une inébranlable certitude toutes les différences, toutes les diversités, toutes les dissonances venaient se fondre depuis un temps immémorial dans l'héritier du Saint-Empire, dans l'azur lointain de son regard1. Pourtant, juste derrière cette surface qui au premier coup d'œil paraît étale, ce lieu se révèle constitué «d'irrégularité et de changement, de choses et d'affaires glissant l'une devant l'autre, refusant de marcher au pas, s'entrechoquant; intervalles de silence, voies de passage et ample pulsation rythmique, éternelle dissonance, éternel déséquilibre des rythmes»2. La patrie, Heimat, devient ainsi Unheimliche, dépaysement. Le chaos des routes, leurs volutes labyrinthiques s'ouvrent soudain, comme l'avait déjà dit Baudelaire au début de l'ère des métropoles, à des abîmes de silence, à des terres vierges, à l'inconnu, à ce lieu où l'on peut dire, avec Montale: «Les sens me font défaut comme le sens. Je n'ai pas de limites.»3

Ce «non-lieu» est la terre où naît la poésie de Rilke. Mais ce lieu ne suffit pas encore à la représenter, à contenir ce qu'elle a produit de plus élevé: les Elégies qui figurent la caducité de notre temps et sa possible rédemption. Commence alors, pour Rilke, une véritable quête, une recherche du «lieu des Elégies»4. Et c'est la découverte de Trieste et de Duino. Dans l'enchevêtrement de peuples, de langues, de cultures et d'expériences de l'empire austro-hongrois, cette ville se détache comme une figure extrême. Là aussi se croisent langues et peuples, sous un masque doucement oriental, mais cet entrelacs de langues et de gestes forme comme une frontière ultime, au-delà de laquelle s'ouvre l'aventure de la mer, dont l'incessante fluctuation semble être l'image de l'angoisse voilée, du terrible sentiment de précarité et d'évanescence qui traverse Stuparich ou Slataper et conduit Michelstaedter à chercher dans la mort la seule possible certitude.

Donc, entre Trieste et la mer, voici le château de Duino, chargé d'histoire et de mémoire, ouvert aussi sur le grand large: point d'intersection idéal entre les voix plurielles du monde et la voix égale de la mer. Tel est l'eigene Welt5Rilke parvient à trouver cette solitude totale, ce parfait recueil­lement qui lui permet de capter les voix du monde et de les mesurer à la voix terrible de l'ange. C'est là qu'il trouve le «calme, c'est-à-dire l'immobilité extérieure et l'animation intérieure», dans ce château «dont les tours dominent immensément la mer, et qui, pareil à un promontoire de présence humaine, par nombre de ses fenêtres (...) donne sur l'espace marin le plus ouvert, directement sur le tout, aimerait-on dire, sur ses spectacles généreux et insurpassables — tandis que des fenêtres intérieures, à un autre niveau, on a vue sur de très vieilles cours silencieuses, entre d'antiques murs romains que des époques plus tardives ont humanisés de balustrades baroques et de personnages absorbés dans leur jeu. Mais là, derrière, a-t-on franchi l'une quelconque des fortes poternes, s'élève, non moins impraticable que la mer, le Karst vide». Et puis encore les jardins, encore le Wildpark, et enfin les traces accumulées d'une longue tradition6. Le clos et l'ouvert, la sauvage inaccessibilité de la mer, du Karst, des bois, les traces de la tradition, fortes poternes impénétrables et imposantes, et alentour les dansantes silhouettes baroques.

Tel est le lieu des Elégies. C'est que Rilke écrit les trois premières, accomplit l'expérience décisive qui est au coeur de la huitième, esquisse la dixième et dernière.

Les autres «lieux» des Elégies répètent Duino. Schloss Berg, avec ses pierres, l'eau de ses fontaines et surtout cette allée qui, «sans rencontrer de limites», conduit dans les pâturages. Et Muzot, où les élégies prennent leur forme définitive: château pareil «à une grande voile blanche sur la mer», dans un paysage «sillonné de ruisseaux, ouvrant des perspectives sur la vallée, sur les pentes et sur les plus merveilleuses pro-fondeurs du ciel »7.

LES POÈTES DANS LE TEMPS DES INCERTITUDES8

Château de Duino

Château de Duino.

Ce «non-lieu» paraît être le «lieu idéal» où le poète dans le temps de misère, dans le temps privé de ses bases et donc suspendu sur l'abîme, peut échapper aux choses, qui lorsqu'elles viennent à notre rencontre établissent toujours des limites, nous empêchant ainsi d'atteindre «ce qui est préétendu: positum». Ce lieu est pour ainsi dire l'image terrestre du langage de la poésie, «enceinte, templum, demeure de l'être». Là il est possible d'être protégé dans le risque, dans l'«être-sans­protection», comme dans le centre immuable de ce qui ne change pas. Là le poète peut découvrir que la mort n'est pas le bord sombre du néant, mais l'autre moitié de la vie, que nous pouvons ainsi remettre entre les mains de l'ange, pour qui «il n'est presque plus de frontières ni de différences entre l'un et l'autre Bezug»; à l'ange qui «fait apparaître le centre inouï du plus ample cercle», la mesure de ce qui ne passe pas, de ce qui subsiste et qui «n'est jamais à la merci du passage et outrepasse par avance toute caducité possible», alors que «ce qui est passager est privé de tout destin avant même de passer».

L'interprétation de Heidegger a le grand mérite de souligner que c'en est fait de la grande invention platonicienne de la littérature comme véhicule du savoir philosophique. A l'âge moderne, avec Leopardi, la poésie entre dans un rapport d'«inimitié mortelle» avec la philosophie et revendique un savoir propre, permettant de découvrir ce à quoi «personne n'avait pensé», tandis que les amateurs de la raison pure, «qui par nature est nécessairement source de folie», «commettent à tout instant d'énormes bévues en raisonnant avec la plus grande délicatesse et la plus grande exactitude»9 .

LA LUTTE AVEC L ' ANGE

Pour Rilke, le «non-lieu» des Elégies n'est pas éloignement du monde, n'est pas intimité avec l'être par-delà les choses, mais découverte de l'être dans les choses. Les Elégies de Duino, de ce point de vue, sont un récit10: récit d'une extraordinaire expérience intellectuelle qui relie ce texte aux grandes aventures de la pensée humaine.

Tentons de suivre ce récit, qui du nirgends, du non-lieu ou du tout, nous transporte jusqu'aux choses et aux figures...

 

  1. Pour éclairer la question du centre dans la littérature viennoise, il suffirait de lire ensemble La marche de Radetzsky de J. ROTH et Le chemin de fer de Kolda de F. KAFKA.
  2. R. MustL, L'homme sans qualités, trad. de Ph. Jaccottet, Paris, Seuil, 1957, 1.
  3. Ch. BAUDELAIRE, «Fusées»; E. MONTALE, «Ossi di Seppia», in Tutte le poesie, Milan, Mondadori, 1977, p. 84.
  4. Voir à ce sujet Materialien zu Rainer Maria Rilkes « Duineser Elegien », Hrsg. von U. Fülleborn und M. Engel, Suhrkamp, Francfort sur le M., 1880-1882, I, passim.
  5. RILKE, «Lettre à Elsa Bruckmann», 14 décembre 1911, Correspondance, Œuvres III, Paris, Seuil, 1976, p. 175-176.
  6. «Lettre à H. Fischer», 25 octobre 1911, ibid., p. 173-174.
  7. «Lettre à Gräfin Mirbach», 25 novembre 1920»; « Lettre à M. Taxis », 25 juin 1925.
  8. Ce paragraphe se réfère à la lecture de Rilke par Heidegger dans Wozu Dichter.
  9. G. LEOPARDI, Zibaldone di pensieri, Milan, Mondadori, 1983.
  10. «Avec le récit, l'innovation sémantique consiste dans l'invention d'une intrigue qui, elle aussi, est une œuvre de synthèse: par la vertu de l'intrigue, des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l'unité temporelle d'une action totale et complète. C'est cette synthèse de l'hétérogène qui rapproche le récit de la métaphore.» P. RICŒUR, Temps et récit, Seuil, 1983, p. 10. Nous tenterons donc de lire les Elégies comme récit. Les citations qui suivent sont tirées des Œuvres de Rilke, vol. II, Paris, Seuil, 1972 (dans la traduction de Lorand Gaspar).

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