Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

L’eau-de-vie de canne à sucre
ou l’élixir créole…

Raphaël Confiant

 

 

 

 

 

 

Commandeur du sucreée verticale du siècle

Les Antilles sont connues depuis des siècles sous l'appellation quelque peu exotique d'"Isles à sucre", chose qui convoque immédiatement à l'esprit l'image de vastes champs de canne à sucre dont les feuilles aux reflets argentés ondulent sous l'effet des vents alizés. Si ce cliché n'est pas faux, il ne reflète qu'une partie de la réalité car à l'arrière de ces champs, il y a tout un système industriel fait de sucreries et de distilleries. Les premières fabriquent le fameux sucre roux (le sucre raffiné et blanc est inconnu en terre antillaise); les secondes, le rhum, cet alcool incolore comme la vodka qui, tout comme cette dernière, a acquis une renommée mondiale. Ces usines se trouvent donc à la campagne contrairement à l'Europe où elles sont plutôt en ville ou à la périphérie des villes.

Durant plus de trois siècles, les Antilles ont été des territoires non pas agricoles, mais agro-industriels. Ainsi, pour faire fonctionner une sucrerie ou une distillerie, il faut des mécaniciens, des électriciens, des chaudronniers, des ajusteurs, des cuiseurs etc., en clair tout un personnel technique compétent, ce qui nous éloigne de l'imagerie exotisante des îles évoquée plus haut. C'est cet univers qu'évoque "Régisseur du rhum" dans la première moitié du XXe siècle à la Martinique et cela à travers le personnage central du Blanc créole ou "Béké" Pierre-Marie de la Vigerie, héritier d'une importante usine à sucre dans la commune de Rivière-Salée, située dans le sud de l'île. Jusque-là les romans qui prenaient cet univers pour arrière-plan mettaient en scène soit les esclaves noirs soit les ouvriers agricoles (après l'abolition de l'esclavage) et, plus rarement, le personnel intermédiaire majoritairement composé de Mulâtres (rejetons adultérins des Blancs créoles et des femmes noires) lesquels assuraient les tâches de "commandeur", économe ou "géreur". "Régisseur du rhum", pour la première fois, met un Béké en scène c'est-à-dire un descendant des anciens maîtres, des esclavagistes (l'esclavage a été aboli en 1848), le patron de l'usine, celui qui, dans la pigmentocratie antillaise, est situé tout en haut de l'échelle.

Responsable de l’usine de Génipa, Pierre-Marie de la Vigerie est initié par son père aux différentes techniques de fabrication de ce qui peut être considéré comme l’élixir créole. Le roman nous donne à voir dans le détail chacune de ces étapes et le lecteur, tout en découvrant la complexité du processus de fabrication du rhum, pénètre dans le même temps dans la psyché tout aussi complexe d’un enfant destiné à devenir un maître, un patron, cela dans un monde marqué par les séquelles de l’esclavage et du préjugé de race, partagé entre deux idiomes, le français qui détient le monopole de l’écrit et le créole, celui de l’oral (du moins à l’époque car l’action se déroule dans le milieu des années 30 du siècle dernier). Un monde également divisé par la religion: christianisme, «quimbois» (restes de religiosité négro-africaine) et hindouisme (des milliers d’Indiens, originaires du pays tamoul, émigrèrent aux Antilles après l’abolition de l’esclavage, en tant que travailleurs sous contrat). Mais dans le même temps un monde préfigurant l’identité composite ou multiple d’aujourd’hui.

Mais au-delà de l’historique, du technique et du sociologique, ce roman plonge aussi dans les tréfonds de la psychologie antillaise dans la mesure où Pierre-Marie fait partie de cette frange marginale des Blancs créoles désignés sous l’appellation de «Békés-goyave», de ceux qui, descendants des «Petits-Blancs» des débuts de la colonisation (XVIIe siècle), n’ont jamais réussi vraiment à faire fortune et dépendent du bon-vouloir de leurs cousins grands propriétaires terriens ou riches usiniers. Chez ces «Békés-goyave», il y a aussi le soupçon du métissage, de la goutte de sang noir qui se transmet de génération en génération et qui, dans une société fortement «racialisée», intranquillise ceux sur qui il pèse, telle la mère de Pierre-Marie, mais également sur leur progéniture.

«Régisseur du rhum» est une manière d’ode à cette boisson qui connut différentes heures de gloire (époque des corsaires et des boucaniers au XVIè siècle, guerre de 1914-18 quand il servit, dans les tranchées d’Europe de réchauffant, de médicament, de baume au cœur, années 1950-60 quand il était à la mode dans le «milieu» parisien etc.) avant de tomber dans un relatif oubli. L’élixir créole n’a pas dit, loin de là, son dernier mot. Il fait son retour en grâce depuis quelques années, ce qui aurait ravi tous les Pierre-Marie de la Vigerie qu’a connu la Martinique.

boule

 Viré monté