Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Le dire du spiralisme:
Entretien avec Frankétienne et Jean-Claude Fignolé

Recherches haïtiano-antillaises (6 (2008): pp 167-173

Tout le projet de l'art est de dire le monde, de le dévoiler, de le mettre en signes. Chaque lieu, chaque époque, tente de révéler ce qu'ils surplombent. Ainsi surgissent ici et là des courants, des écoles de pensée artistique et littéraire. La Caraïbe a, elle aussi, son regard sur le monde.Elle a son langage du monde, langage de son lieu, de ses terres. Et elle le formule.

Le spiralisme est apparu au milieu des années soixante. Il se veut, en Haïti, un courant littéraire. Nous avons rencontré, dans le cadre de ce numéro, deux de ses fondateurs, Frankétienne et Jean-Claude Fignolé. Ils nous éclairent sur la démarche et le sens du spiralisme, sur son "dire" haïtien et caribéen, mais pas seulement…

Entretien avec l'écrivain Frankétienne

réalisé par Edelyn Dorismond et Fritz Calixte.

M. Frankétienne vous êtes l'un des fondateurs du spiralisme, pouvez-vous nous dire comment est né ce mouvement? Quel est son projet? Jusqu'ici, le spiralisme apparaît comme une esthétique non formalisée. Dans un tel cadre, comment doit-on entendre la formulation théorique du spiralisme?

La notion de spirale a toujours existé dans la nature. Elle est directement liée aux différents phénomènes de la vie. Dans Anti-Dühring, de Friedrich Engels, le concept de spirale a fait l'objet de plusieurs pages d'analyse théorique. La spirale a été alors présentée comme l'illustration du phénomène dialectique. C'est une structure absolue qui reproduit le mouvement infini de la réalité à travers le processus trinitaire de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse. L'exemple le plus évident est celui de la graine de maïs qui tombe dans un sol où sont réunies les conditions climatiques d'humidité, de fécondité et de chaleur. Dans un premier temps, on aura le pourrissement de la graine résultant de la combinaison laborieuse de la thèse (la graine de maïs originelle) et de l'antithèse (le pourrissement de la graine). Dans un deuxième temps, la synthèse se produit avec la germination de la graine et l'émergence d'une nouvelle plante appelée à grandir et à bourgeonner, à fleurir et à se reproduire en fournissant des épis de maïs. C'est le processus dialectique qui se développe selon une structure dynamique qui n'est pas celle du cercle mais plutôt celle de la spirale impliquant des mutations, des métamorphoses à travers un mouvement complexe et infini.

Dans le domaine de la création littéraire et artistique, la spirale apparaît comme l'esthétique du chaos, du métissage, de la complexité et de la diversité dans l'unité. L'œuvre cesse d'être linéaire pour devenir une combinaison de structures en perpétuel mouvement interactif. C'est la dynamique de l'imprévisible, de l'inattendu, de l'opacité, de l'incertitude et du hasard obscurément labyrinthique et mystérieux, avec une pluridimensionnalité époustouflante où s'amalgament le réel, le social, l'imaginaire, le fictif, l'historique, le poétique, le théâtral, le mystique, l'aléatoire et le fantasmagorique, le tout imbriqué, enchevêtré, entrelacé dans une texture chaotique babélienne infinie. Toute la vie, axée sur la mise en forme de l'énergie, est chaotique. Seule la mort ne l'est pas. Car la mort est plate, atone, monotone et figée dans le non-être.

Quel est le rapport entre le spiralisme et la réalité sociale? Porte-t-il une expérience sociale ou en est-il le produit?

Il est évident que la spirale, en tant que structure absolue en perpétuel mouvement, implique une démarche globale où se retrouvent le social, l'éthique, l'esthétique, l'historique, le psychique, le collectif, le mystique, le religieux et tous les phénomènes qui relèvent de l'énergie vitale.

Peut-on établir un rapprochement entre le spiralisme et une certaine théorie du Chaos? À en juger par vos dernières publications, le spiralisme semble évoluer vers le chaos, ou décrire le chaos. Ici, nous pensons au sens que peut recevoir le Chaos dans la mythologie grecque, c'est-à-dire un point de départ où le monde n'est pas encore, parce qu'il n'est pas encore Cosmos, ordonné. Est-ce qu'on peut-on supposer que le spiralisme est une tentative qui reprend les gestes originels d'avant-le-monde  Est-ce que l'on n'est pas dans un dire originel?

Il existe de profondes affinités entre la Spirale et la théorie du Chaos.

Les deux sont liées au comportement des particules élémentaires que l'on retrouve dans la physique quantique. Toute particule accumule des informations en les traitant avec intelligence et sensibilité. Les particules élémentaires sont douées d'une mémoire indélébile et cumulative. Avec les scientifiques modernes (Linsen et Lupasky) il y a lieu de parler de la spiritualité de la matière autant que de la matérialité de l'esprit.

L'univers est paradoxalement un et divers. La fragmentation académique, traditionnelle et classique n'est qu'une tentative artificielle de réduire l'univers cosmique. Seule l'approche globale et totale permet de saisir la vie dans son infinitude. La biologie moléculaire a bien mis en évidence l'importance de l'ADN dans les phénomènes généraux de la Vie, au-delà de l'espace et du temps.

Le grand nombre de pages qui composent vos publications, tels L'Oiseau Schizophone, H'Éros-Chimères comme le caractère vertigineux des intrigues, posent question: traduisent-ils un malaise àne pas dire assez ou une obsession de tout dire?

Le caractère volumineux de mes ouvrages est lié à l'esthétique de la multipolarité et de la  pluridimensionnalité. C'est quelque part l'expression du Chaos-Monde comme le laisse entendre mon ami l'écrivain Edouard Glissant. De plus, j'ai introduit dans la production de mes récents ouvrages, comme: L'Oiseau Schizophone, H'Éros-Chimères, Miraculeuse, Galaxie Chaos-Babel, une variété de caractères typographiques ainsi que la présence d'éléments graphiques et picturaux qui enrichissent énormément l'esthétique intarissable de la spirale. Nous sommes dans la globalité créatrice fonctionnelle d'un monde nouveau.

Note

Potomitan remercie Monsieur Fritz Calixte pour avoir mis à disposition son texte.

Sur Potomitan

Sur le web

boule  boule  boule

 

Entretien avec l'écrivain Jean-Claude Fignolé

réalisé par Kathleen Gyssels.

 

 

 

En marge du colloque Penser avec Jacques Roumain et du festival Étonnants voyageurs qui se sont tenus à Port-au-Prince en novembre 2007, Kathleen Gyssels a rencontré, l'écrivain Jean-Claude Fignolé.

Auteurs de Les Possédés de la pleine lune (1987), La dernière goutte d'homme et Hofuku, il a eu l'amabilité de répondre aux questions des Recherches Haïtiano-Antillaises.
Une heure pour l'éternité

Qu'en est-il, aujourd'hui, du spiralisme?

Disons que Franck le tire aujourd'hui vers des voies qui outrepassent les intentions premières du spiralisme. Né en plein tiers-mondisme, à un moment où les luttes de libération faisaient rage en Afrique et où les nonalignés cherchaient une hypothétique troisième voie entre les deux blocs, le spiralisme s'est positionné dans la mouvance des luttes révolutionnaires anti-coloniales et anti-impérialistes. Les peuples émergeaient ici et là comme acteurs, comme sujets de l'histoire. À la même époque, le nouveau roman proclamait en France la mort du sujet dans le récit. C'était nous condamner à ne pas être. Il nous fallait le dire et le contester en nous assumant autres. Voila pour le soubassement idéologique.

En même temps qu'il proclamait la mort du sujet, le nouveau roman revendiquait celle de l'unicité du récit. Cherchant des antécédents et des référents pour révolutionner les structures narratives traditionnelles, Franck s'est tourné vers les expérimentations du groupe Tel Quel et, paradoxalement, des ténors du Nouveau Roman. René et moi, plus simplement, étions fascinés par les techniques du récit des contes afro-indiens de la Caraïbe et de l'Amérique centrale qui nous offraient l'exemple d'un genre total où l'anecdote déviait vers le chant, la musique, la danse et permettait toutes sortes de fugue à la Bach, du lyrisme à l'épique et à l'onirisme. Le roman pouvant être au gré des pulsions poème, conte, drame, oratorio, etc. Pour Franck, c'était du folklore latino-américain.

Notre démarche différait sensiblement de la sienne, notre spiralisme aussi, qui était plus proche du "ASSIA SOTO". Voir le monde en spirale et le rendre en spirale.

Conviendriez-vous que Aube tranquille soit la meilleure démonstration du spiralisme dans votre œuvre? Où situer ce roman dans votre œuvre et par rapport au spiralisme?

Il est mon roman préféré. Je l'ai écrit dans un état d'excitation proche de la transe. Pendant un mois, j'ai vécu de la trépidante du rythme, littéralement possédé par mon travail. Jubilant. Eprouvant la force et la dynamique de l'écriture dans la fièvre de la production, de la création, si vous préférez. Une amie de ma mère, en visite aux Abricots, qui avait lu Les possédés de la pleine lune me dit qu'elle avait une histoire pour moi. Elle la tenait de ses parents. C'était une histoire de famille qui se transmettait de génération en génération depuis la période coloniale. Cette femme me racontait les avanies et les souffrances endurées par les esclaves de l'habitation du colon Spechbach du fait des pulsions de cruauté de l'épouse du planteur. Les Noirs ont fini par se révolter contre elle. Aube tranquille montre les deux faces de la situation du bourreau et de sa victime à travers une écriture spirale qui permet une lecture plurielle du roman. Aube tranquille est un "univers" de sens. Moi-même, je suis souvent surpris d'entendre les commentateurs, dont un excellent Yves Chemla, me révéler des aspects du livre auxquels j'étais loin de penser en l'écrivant. Au cours d'une lecture pour un cercle d'auditeurs, une dame a fait une approche psychanalytique des grossesses cycliques de Toukouma, là où d'autres ne voyaient que l'effet du réalisme merveilleux. Pourquoi l'histoire, me demanderiez-vous, alors que la plupart des romanciers contemporains explorent le vécu quotidien de leur pays? L'Histoire, figurez-vous, est mon dada bien que je ne sois pas historien de formation. Je me plais, à travers le roman, à une relecture de l'histoire de mon pays qui, par le vouloir de nos historiens est une entreprise d'hagiographie. Les principaux acteurs, au gré des passions partisanes, sont déifiés. Nul ne questionne l'action de Dessalines, par exemple, depuis que Vincent a fait de lui, par décret, un monument, sacrifiant la vérité historique aux mensonges d'un nationalisme outrancier. Le roman m'autorise à rendre la fibre humaine des personnages, à saisir nos héros dans leurs faiblesses, avec leurs qualités et leurs défauts. Le destin de grandeur dont nous nous gargarisons en nous reportant à la dimension super-héroïque, quasi-divine, de nos ancêtres n'est plus permis comme mythe. Le présent d'indignité que nous vivons est une conséquence directe des turpitudes de notre Histoire, depuis l'origine. Moi... Toussaint Louverture avec la plume complice de l'auteur, paru l'année du Bicentenaire, était une tentative de forcer mes concitoyens à se poser des questions sur ce pays naufragé. Sur les causes de son naufrage. Je voulais montrer aussi que des milliers d'Africains, transplantés sur une terre inconnue, confrontés à l'univers esclavagiste, cruellement opprimés et terrorisés, épousant la logique des oppresseurs, se commettront à se venger en utilisant leurs méthodes et en peaufinant parfois les pratiques de barbarie.

Ils sont demeurés malgré tout pour la postérité ce qu'ils étaient dans et par leurs luttes: des révolutionnaires bien dans le courant des idées qui avaient fait 1789 en France. Aujourd'hui, je m'intéresse à un autre héros qui appartient à l'histoire de notre pays au même titre que Toussaint Louverture et Rigaud. Ils furent tous trois parmi des généraux français engagés dans deux grandes guerres civiles qui ravagèrent Saint-Domingue et dont l'une se changera en guerre de libération et aboutira à l'indépendance. Ce personnage est autrement tragique que Louverture.

Envoyé pour mater la présumée rébellion de Toussaint, Leclerc se refusa, après la pacification de l'île, à rétablir l'esclavage selon les instructions secrètes qu'il avait reçues. Il le dira à Bonaparte en lui demandant d'envoyer quelqu'un d'autre à sa place pour achever le travail commencé.

Nos historiens, diabolisant Leclerc, ont choisi d'ignorer le drame de conscience d'un homme tiraillé entre le devoir d'obéissance et les scrupules du citoyen, fils de la Révolution. Voilà sans doute la raison pour laquelle la critique a choisi de passer sous silence la sortie de mon texte qui prenait le contre pied des mensonges de l'Histoire.

Dans "Aube tranquille", Wolf von Spcheerbach, planteur suisse naturalisé français se trouve devant le même dilemme, à savoir ses devoirs de "maître" que lui rappelle son épouse, et son humanité, sa compassion envers ses esclaves. Toutefois, la spirale polarise énormément l'antipathie pour le protagoniste féminin, Sonja Biemme de Valenbrun Lebrun. En effet, la sympathie du lecteur va automatiquement vers Wolf au point de lui pardonner et de comprendre ses "infidélités". Pourquoi rendez-vous les personnages féminins blancs créoles aussi antipathiques1?

Je ne suis pas sûr que je les rende si antipathiques que ça. Je les ai saisis et rendus dans la vérité de l'univers colonial esclavagiste et tels qu'ils se sont assumés. Ou auraient pu s'assumer. A côté, il y a bien Cécile, posée, mesurée, équilibrée, porteuse d'une dose de sagesse liée à sa grande expérience des hommes et de la vie. Dans ce monde clos et dément de l'habitation de Wolf, Cécile est la raison avec un reflet de cynisme empreint pourtant d'humanité. Par ailleurs, j'ai choisi de faire de Sonja une bretonne pour rappeler les rapports complexes entre la Bretagne et Haïti.

Le commerce triangulaire avait Saint-Malo comme l'un de ses principaux ports d'attache. Les missionnaires bretons du XVIIème au XXème siècle ont avivé tous les ferments de discrimination dans l'île, ostracisant le vaudou, castrant les Haïtiens en les obligeant à ne pas utiliser le créole comme outil de communication entre eux, attisant le préjugé de couleur dans leurs écoles et jusque dans l'église. Pour revenir à l'histoire, disons que ceux qui l'ont écrite ou qui continuent de l'écrire cèdent à une double tentation: l'idéologie et l'esprit partisan. Au XIXème siècle, notre histoire s'écrivait à droite avec tous les préjugés et les insuffisances que l'on connaît.

Aujourd'hui elle s'écrit à gauche. Les historiens de gauche sacrifient tout à l'idéologie et à l'économique, niant le rôle des passions humaines dans la conduite des événements. Est-ce pour cela que les hommes de gauche haïtiens, quand ils sont au pouvoir, négligent de placer l'homme, l'épanouissement de l'homme, au cœur de leur projet de société, si jamais ils en ont un?

Parlez-nous de votre "dernier-né", "Une heure pour l'éternité". Le titre est très évocateur et contrairement à Jacques Stephen Alexis dans "L'Espace d'un cillement", vous semblez cette fois-ci, après "Aube tranquille", indiquer l'aurore d'un temps nouveau, mais pourtant avorté. Est-ce qu'il n'y a pas là une suggestion au renoncement, à un rêve qui serait trop beau?

En Haïti, plus que partout ailleurs, la littérature est une porte d'entrée à la politique. De Boisrond Tonnerre à Frankétienne et à Roland Pierre, tout récemment, la panoplie de nos hommes de lettres affiche une belle brochette de hauts fonctionnaires de l'État, de ministres et même de présidents. Je pense notamment à Borno, Duvalier et Aristide qui se réclamaient poètes présidents. Les deux derniers ont marqué tragiquement l'histoire récente de ce pays par une dérive consécutive à leur propension au crime. L'un et l'autre ont trahi les pulsions généreuses de leur poésie et leurs promesses de candidat. La passion exagérée du pouvoir a été plus forte que leur idéal de poète et ils ont cédé à la tentation de l'absolutisme.

On les créditait, sur la base de leur programme, d'être politiquement à gauche et l'on est arrivé à ce paradoxe que ni l'un ni l'autre, en-dehors des slogans démagogiques de leurs partisans, n'étaient porteurs d'un projet social de gauche. Pour rester au pouvoir, la plupart de nos hommes politiques lettrés ont exploité les pulsions primaires des masses pour les polariser autour de revendications dont la motivation était la haine. Un proverbe bien de chez nous claironne: "Le nègre hait le nègre depuis Guinée". Une façon de souligner, avec insistance, les travers tribaux qui gangrènent notre société. On n'a pas évacué les survivances ni les fantasmes de cruauté du tribalisme africain qui avalise l'esprit de clan donc l'exclusion. C'est vrai en politique. C'est aussi vrai dans le microcosme des lettres. Les réputations se construisent sur des a priori partisans dont les intentions de dénigrement s'apparentent selon Roger Gaillard à du cannibalisme pur. Il faut manger - pardon il faut détruire - l'autre pour être.

L'encens des félicitations réciproques par le jeu du retour d'ascenseur sert de viatique pour ouvrir des portes que le talent seul n'arriverait pas à forcer. Cela explique cette multiplicité de gratteurs de papier qui s'étiolent dès que, pour une raison ou pour une autre, leurs tuteurs flanchent au gré de leurs relations. Le cabotinage prime surtout au niveau des écrivains engagés. Ils portent leur engagement comme un masque pour cacher bien souvent le vide de leur fatuité. Et toujours leur absence de conviction. À la notion d'engagement, il faudrait aujourd'hui substituer celle de responsabilisation. L'engagement n'engage en fait qu'à des discours tonitruants, à des dénonciations et à des signatures de pétition dans les journaux, qui permettent de se positionner politiquement et de s'affirmer à moindre frais. La responsabilisation oblige à une solidarité de fait, à un accompagnement, à une mobilisation et à une disponibilité de soi pour aller au devant du peuple, vivre avec lui la précarité de son quotidien, rêver avec lui et l'aider à le changer. L'engagement vécu par les écrivains haïtiens et précisément par les écrivains de gauche est simplement d'ordre intellectuel. La responsabilisation est citoyenne.

Quelle est votre position à l'égard de la marque déposée de la littérature haïtienne, lo real maravilloso et ses dérivés, notamment le réalisme merveilleux?

Je n'arrive pas à m'habituer à cette alliance de mots. Réalisme bourgeois ou socialiste, parfait. Réalisme païen, chrétien, scientifique, là aussi, parfait. Mais réalisme merveilleux, c'est franchement antinomique. Un non-sens. "Merveilleux" renvoie de prime abord à un art naïf au Moyen-Âge dont le support principal était la foi. Un art étiré entre le sacré, la magie, un art saturé de la présence du surnaturel. Dans le spiralisme, ce que les gens pourraient prendre pour de la magie n'est autre que la préhension et la transcription du réel tel que vécu de façon schizophrénique par les Haïtiens. Un réel double, triple, multiple, qui, suite à diverses possibilités de lecture, n'est que la métamorphose d'une réalité devenue fantasmatique par le jeu de l'écriture. Ou, sur le plan des croyances populaires, par le biais d'une tradition de rumeurs qui finissent par façonner, par modeler, l'imaginaire collectif, alimentant une littérature orale qui ignore son nom. Jacques-Stephen Alexis ne l'a peut-être pas compris. Une méconnaissance de la réalité de sa terre qui l'a conduit à théoriser, à une époque où le tiers-monde éveillait sa conscience à toute forme de lucidité politique, une esthétique de la naïveté qui est la non lucidité par excellence. Incompréhensible.

J'espère bien. Je m'attendais à rencontrer des écrivains dominicains à Étonnants Voyageurs. Ils ont été les grands absents de cette grande première. Ici, nous ignorons tout de l'agitation littéraire de l'autre côté de la frontière. C'est peut-être un problème de traduction. En revanche, certains écrivains haïtiens sont lus là-bas. Entre autres, Jacques Roumain et Danticat, parce que précisément ils ont été traduits en espagnol. J'espère que les Dominicains ont pu avoir accès à mon premier roman, Les possédés de la pleine lune, qui a fait l'objet d'une traduction en Uruguay.

Il faut souhaiter que cette méconnaissance l'un de l'autre, du fait d'un défaut de traduction, cesse. La littérature peut faciliter, à travers la découverte d'un imaginaire tributaire probablement du même héritage afro-indien, le rapprochement entre les deux peuples sinon leur rencontre pour évacuer les ressentiments de la politique et panser les blessures de l'histoire.

Qu'attendez-vous des réunions d'écrivains et de critiques et agents littéraires ici à Étonnants Voyageurs, à Port-au-Prince? Pensez-vous que l'impasse communicative entre les deux moitiés de l'île sera bientôt levée?

Une heure pour l'éternité est la suite, disons logique, de Moi... Toussaint Louverture. L'exploration de l'univers à la fois politique et psychologique du Général noir m'a conduit tout naturellement à découvrir celui de son adversaire qui est un personnage autrement tragique, je crois l'avoir dit. Et surtout celui de sa femme, Pauline Bonaparte, connue pour sa passion des plaisirs de toutes sortes. Je les ai mis face à face à l'ombre de Toussaint. C'est l'occasion pour les trois de rappeler les épisodes cruels d'une horrible guerre coloniale, la première d'une série et la première défaite hors du continent européen, infligée à une armée blanche par un peuple non blanc. Une guerre coloniale oubliée de la France, volontairement sans doute, et qui autorisa des soldats de l'armée républicaine française à expérimenter des pratiques que les Nazis perfectionneront cent quarante ans plus tard. On parle des méthodes barbares des Français en Algérie. C'est ne pas connaître celles mises au point et utilisées à Saint-Domingue, aujourd'hui Haïti, par un certain général Rochambeau. Si elles sont rapportées dans les manuels de tactique ou de stratégie des académies militaires françaises, elles doivent certainement culpabiliser les cadets du fait de la férocité de leurs aînés.

Les culpabiliser pour les porter à la repentance et dire, au nom des droits de l'homme, "jamais plus". Aujourd'hui que la France reconnaît l'esclavage comme un crime contre l'humanité, il serait bon de lever le voile sur cette tragédie que fut le naufrage de l'expédition commandée par Napoléon pour plaire à sa femme Joséphine au nom des intérêts très particuliers des colons planteurs et des négociants de la côte Atlantique.

Quatre-vingt mille hommes sacrifiés du côté français pour courir après une double chimère. Remettre les bandes de nègres de Louverture en esclavage et fonder un empire français d'Amérique, un projet du Directoire, qui aurait englobé les possessions françaises des Antilles et la Louisiane qui s'étendait, alors, du golfe du Mexique aux rives du lac Michigan. À présent que la France en porte le deuil, taisons les rancœurs de l'histoire sans les nier ni les oublier et laissons, la littérature nous introduire dans l'éternité de ses fantasmes.

Note

  1. Une seule citation suffira, l'ordre qu'elle donne à un autre esclave de littéralement enlever la peau de la petite maîtresse de son mari: "Boto incise la peau à la base du cou, introduit dans l'étroit orifice une mince tige de palma-christi préalablement évidée, il souffle, la peau gonfle immédiatement, le décollement comme un chuintement d'abord, presque imperceptible, puis les veinules craquent, fixent la lancinante déchirure dans la gorge de Carmen, derrière les persiennes de mon bureau, j'assiste à la lente agonie de la chair, je n'interviens pas (…) Sonja jubile, affiche une cruauté qui couve en lueurs troubles sous ses paupières, le soleil blessé tournoie dans les yeux de Carmen, soleil de sang, la peau crisse, boursoufle, siffle, bouge, rogne inexorablement l'aplati du ventre, avale le creux du nombril, descend, plonge, le soleil révulsé, son cri d'agonie déchire les frondaisons hallucinées des manguiers," (Aube Tranquille, 20). (C'est moi qui souligne) Dans une monographie sous presse, j'analyse en détail Aube tranquille que je compare
    avec la trilogie autrement "soulevante" par Madison Smartt-Bell (Gyssels, 2008).

boule  boule  boule

Je cherche mon pays: un poète prête sa voix à la jeunesse

Par Edelyn Dorismond

Je cherche mon pays est le premier recueil publié d'Herby Glaude. Jeune poète qui habite une âme déjà vieille, épuisée pour avoir vécu nombre d'événements, la mort d'un frère que des amis ont assassiné à la suite de calculs d'intérêts, amis de lutte, compagnons de confiance. L'âme du poète est usée de toutes ces expériences, jamais joyeuses de "sa" ville, souvent "témoin de [son] temps perdu". Il s'agit d'une âme consumée par le temps, est-ce que ce temps qui est recherché? Le temps où le "pays" n'était pas ce qu'il est aujourd'hui, une "terre perdue aux quatre murs taraudés/(…) pays troué/ (...) sous l'orgueil des milliers de corps / hurlés / sués / usés / tatoués / torturés / brûlés / écorchés / tués" (p.13). Le pays dans lequel vit Glaude semble porter un décors macabre où les "bizangos" sucent le sang au grand jour des hommes et des femmes et des enfants: "les serpents de cette terre/ont trop bouffé la chair des innocents" (p.29) Un pays où les gens déboussolés par les crimes de nuit, les tueries au grand jour, par les errances des frères et sœurs et des amis au quatre coins du monde (le poète, lui-même écrit en dehors de son pays), par les désespoirs (d'un peuple en mal de vie), pris peur, marchent derrière la vie: "les voraces ont mordu mon corps.les voraces ont piqué mes veines/la peur a pris le dessus sur moi/je marche derrière ma vie" (p. 29).

Enfin, nous nous trouvons face à un pays où tout espoir est consumé par ces mauvais temps de tuerie (de paysans, de jeunes), d'assassinat; ces temps que les jeunes se perdent en tournoyant de saoulerie absurde dans des projets sans avenir: "tout mon espoir est assommé/tout mon bonheur est caduc." (p. 29) La poésie chez Glaude devient une voix désabusée, fatiguée qui recèle une envie d'espoir, qui porte une ouverture vers l'avenir imprécis, diffus, larvé comme le passé et le présent. Toutefois, l'avenir reste le temps des possibles, aussi le temps alourdi par des souvenirs amers, traumatisants: "sur nos chemins délirants/je reprends mes pas/comme un volcan." (p. 44) Chemin que le volcan rend fertile par ses larves purificatrices. En réalité, Glaude met en poésie ce à quoi les jeunes pensent silencieusement: tous ceux qui ont participé à ce que le pays est devenu aujourd'hui méritent de connaître le feu du volcan. Ainsi l'avenir se lèvera sous des cieux radieux.

Serait-ce trop dire qu'il représente la voix de ceux qui sont nés dans les années 70 du siècle dernier, qui n'ont connu que les massacres des dictatures, les espoirs avortés dans le sang, dans la misère, les promesses non tenues, les confiances bafouées au creux de l'attente non comblée d'une jeunesse qui drive sur des "débris" comme sa terre; qui cherche des rayons de soleil sous les nuées noires des confusions politiques, des stupidités politiques d'une classe d'hommes et de femmes, sorte de "bouche hurlante/ qui fait peur à la terre " (p. 36). N'est-ce pas cette peur qui nous hante, qui nous somnole dans le sentiment du " tout est joué"?

Je cherche mon pays est notre chanson intérieure, la chanson plaintive d'une vie en manque de vie, d'un temps en attente de sa propre ère du temps. En espérant le pays qui advient dans les limbes de l'émancipation, nous en sommes, à présent, au traumatisme; les morts nous hantent parce que les "assassins sont toujours dans la ville".

 

 Viré monté