Potomitan

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Outre Mère, essai sur le métissage, chapitre 4

Du Michel Morin au Djobeur

Marie-Andrée Ciprut

Le Michel Morin, homme doué pour tout ce qu’on lui confie, débrouillard et bricoleur de génie, est une figure connue en Martinique, à la Réunion…dans certaines régions de la côte ouest française, notamment la Normandie et le Sud-Ouest!… Étonnant que ce monsieur soit inconnu dans plusieurs autres endroits de l’Hexagone, alors que notre mère a bercé notre enfance de réflexions admiratives du genre: «Celui-là, c’est un véritable Michel Morin!» Elle insinuait par là qu’on pouvait lui confier n’importe quelle tâche, il s’en acquitterait avec dextérité, minutie et respect du travail bien fait. Je croyais ce personnage bien antillais, sorte de "potomitan"1 manuel de la Caraïbe, un quidam nommé Morin Michel qui aurait existé quelque part sur notre île et dont la réputation d’excellence se serait répandue de ville en ville au gré des alizés, lorsque j’appris récemment qu’il figurait également au panthéon laïque de la Gironde. L’encyclopédie Désormeaux fut la deuxième source à ébranler ma vieille conviction: «C’est Jean Benoist qui semble en avoir identifié précisément l’origine, en retrouvant parmi les œuvres de colportage du XVIIIe siècle un texte contenant l’histoire d’un certain Michel Morin, bedeau du village de Beauséjour, en Normandie,décédé en 1713, lequel aurait été particulièrement malin et débrouillard.»2 Ainsi, notre Outre Mère nous avait aussi légué cette expression bien à elle venant de sa propre histoire, dont nous avons hérité avec la langue française, et qui compte aujourd’hui parmi notre patrimoine culturel alors qu’elle tend à disparaître en Europe…

Autre temps, autre lieu, autre personnage, celui d’un clandestin à Londres qui travaillait comme chauffeur de taxi la journée, puis comme réceptionniste dans un hôtel douteux la nuit. Il n’était ni l’un ni l’autre pourtant, mais un médecin chirurgien très apprécié dans son pays avant sa fuite pour raisons politiques et son exil. Je placerais ce héros indien du film social anglais de Stephen Frears tourné à Londres: «Dirty prittythings», à mi-chemin entre le Michel Morin et le djobeur.

Venons-en à ce dernier, que le dictionnaire Désormeaux définit comme «signifiant à l’origine le "portefaix",  et désignant le "travailleur occasionnel" en créole, le mot est formé à partir de l’anglais job (qui veut dire "travail" en général)…Les "djobeurs" formaient une sorte de caste semi fermée qui transportaient, de la gare de la Croix Mission au marché aux légumes de Fort-de-France, les paniers chargés de légumes, de fruits et de fleurs des "marchandes" venues des différentes communes de la Martinique.»3

Situé à l’opposé du Michel Morin, conséquence directe des emplois  temporaires, du chômage et de l’inactivité, le djobeur est devenu un champion de l’à-peu-près, un prince de la bricole, un roi de la rafistole, un empereur de l’inexact. Ce qu’il fait, c’est pour tenir le coup, en attendant… Ses services ne coûtent pas trop cher, mais comme il faut sans cesse y recourir, ils reviennent, "au final de compte", une fortune à leurs employeurs qui ne l’ignorent pas, mais préfèrent le payer en "petite monnaie" plutôt que de faire appel à des professionnels aux tarifs officiels, charges sociales et vacances comprises. Le Michel Morin pourrait se comparer au "compagnon du tour de France", ouvrier spécialisé qui passe de région en région pour perfectionner son savoir-faire avant de présenter son chef d’œuvre de qualification finale lui permettant de s’établir définitivement. «Le djob c’est la Drive au travail. On va de services en services et chaque jour le service diffère. Le djobeur est souple, offert à tous, enclin à l’aubaine et au vent, à l’affût de quelque chose dont il ignore tout. Le djobeur craint de se rigidifier, d’autant qu’autour de lui les non-driveurs coiffent la douleur d’une impossible racine.»4 Mot à la dérive, homme de la drive, spécialiste du "système D", un jour le djobeur fixe un barbelé contre les voleurs, un autre il jardine, un autre il pose une dalle, un autre il répare l’électricité, un autre il est plombier, commissionnaire, maçon, paysagiste, menuisier, cuisinier…

Si le Michel Morin œuvrait lui aussi pour presque rien, ou du moins avant tout pour l’amour de son bel ouvrage, le djobeur s’occupe dans le but de s’assurer son "ti-sec,"5 sa pitance du jour, et de quoi payer la survie de femme(s) et enfant(s). Le djobeur est un amateur au sens péjoratif du terme; il s’active, se débat entre deux allocations; il ne manque ni d’intuition, ni d’imagination; il fait en sorte que ça marche, avec les moyens du bord.

Le Michel Morin est un amateur au sens noble du terme, l’expert en voie de disparition; le djobeur lui, connaît la malédiction de la faim. Il représente Monsieur la débrouille, en voie d’expansion. Plaisent à Dieu, au Diable et à la Métropole, qu’il ne se transforme en métier d’avenir!…

Notes

  1. Pilier central. Voir chapitre suivant.
     
  2. Désormeaux Emile, Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane, Désormeaux, Fort-de-France, 1992, Volume 6, p. 1742.
     
  3. Ibid., Volume 3, pp. 914-915.
     
  4. Chamoiseau Patrick, Écrire en pays dominé, FolioGallimard[1997],Barcelone 2002, p. 216.
     
  5. Verre de rhum que l’on boit sec.

boule

 Viré monté