Potomitan

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Outre Mère, essai sur le métissage, chapitre 5

La Da...

Marie-Andrée Ciprut

Voici l’histoire1 d’une femme simple dont l’existence même est un modèle de vie exemplaire, portrait de la majorité silencieuse antillaise. Ces femmes, «matrices à féconder la désespérance, figures de maléfices ou objets de désirs inavoués,… jouent leur propre histoire et brouillent la finalité cynique de leur statut.»2 Par leur lutte, elles ont petit à petit, de mère en fille, retrouvé les gestes de leur dignité.

En prolongement direct de la souffrance de l’esclave, le parcours de cette femme fut admirable sans qu’elle le sache. Elle avait un sens de l’honneur, du dévouement, de la loyauté, de l’attention aux autres qui n’a rien à envier aux héroïnes. Elle était analphabète, mais possédait la connaissance de la vie et nous l’enseignait après en avoir instruit notre mère. En Guadeloupe, on l’appelle "mabo"; au Bénin, on parle en éwé de la "daa", ce qui pourrait nous révéler ses origines africaines. Nous l’appelions Da.

J’ai toujours gardé de mon enfance son image lancinante, voisine de celle de ma mère. Elle portait fièrement une gaule3 colorée en semaine, un visage aussi ridé que sa coiffe calandée4, immuable à travers les ans car elle n’avait pas d’âge. Nous l’aimions tous beaucoup et la respections, même si nous nous moquions quelquefois de son français très approximatif. Elle habitait chez nous aux moments des naissances, s’occupait de l’intendance, servait de confidente à ma mère qui semblait plus sereine en sa présence, car déchargée d’une grande partie de ses préoccupations domestiques. Ensuite, elle séjourna épisodiquement à la maison suivant les sollicitations et sa disponibilité. Je n’ai su son prénom que très tard, et d’ailleurs je l’ai oublié depuis.

La Da aux Antilles, est une figure capitale de la cérémonie du baptême, c’est elle qui tient le bébé sur les fonts baptismaux alors que la marraine joue un rôle plus "administratif" et officiel de signataire du registre. Celle-ci a pour mission de seconder la mère en cas de nécessités futures tandis que la Da incarne son "double" au présent. Elle maintient un contact épidermique, physique avec l’enfant, lui donnera même le sein si elle est assez jeune. La marraine promet de remplacer la mère en son absence; la Da, elle, l’assistera en permanence dans toutes ses activités quotidiennes. «La Da: potomitan en effet… a l’œil vigilant sur le nombreux personnel domestique, son autre "gouvernement"… Alter ego de la maîtresse de maison, la Da seconde aussi la mère de famille, déjà très occupée à faire la classe aux petits. Avec dévouement et efficacité, elle coud, raccommode, puis, la nuit venue, s’endort auprès des petits, mais garde toujours un œil ouvert, au cas où… C’est sur son cœur ou son épaule que s’apaisent les petits et les gros chagrins; à son oreille que se susurrent les confidences les plus intimes; à son expérience et à sa sagesse que s’en remettent parents et enfants… Et tous, jeunes et moins jeunes, tiennent compte de ses précieux conseils.»5

Comme son nom créole l’indique, le potomitan est un point central, poteau de milieu (mitan), pilier contre lequel on s’appuie pour ne pas tomber, sans lequel toute la construction s’effondre. C’est le mur porteur de la maison, la personne de référence du village qui résout tous les problèmes – ou presque!… – vers qui tout le monde se tourne en quête de solution. On peut toujours compter sur lui lorsqu’il s’agit de prendre une décision importante. De plus, c’est un exemple, un point de repère pour les jeunes. On a tendance aujourd’hui à qualifier un homme ressource de potomitan ou de major, mais n’oublions pas qu’à l’origine, le potomitan était toujours une femme.

Da nous répétait sentencieusement: «Oui pa ni poutji!»6 et nous avons chacun interprété cette réflexion à notre manière. J’y ai vu soit une façon de se débarrasser poliment des gêneurs, soit un désir de tranquillité, soit un besoin de ne pas se justifier à tout bout de champ.

Da nous disait souvent: «Touche pas ce qui partient pas à toi!» Cela nous faisait beaucoup rire et pourtant, en nous l’assenant chaque fois que l’occasion se présentait, nous avons fini par respecter la propriété d’autrui.

Elle nous a aussi transmis par son exemple: une fidélité des sentiments, un certain sens du devoir, le respect et l’amour des plus humbles, l’honnêteté et le désintéressement. Elle nous apprit aussi à effacer les barrières sociales, à n’être impressionnés ni par la richesse, ni par le pouvoir, ni par les titres, mais par la valeur intrinsèque de l’être humain.

Notes

  1. Ce texte est extrait de Ciprut Marie-Andrée, «De Flora Tristan à Rigoberta Menchù: Apprendre d’elles.», conférence introductive d’une journée de rencontre organisée par la Fondation Emilie Gourd sur le thème: Femmes d’ici, femmes d’ailleurs: partager les cultures, donnée à Lausanne (Suisse), le 30 novembre 2002.
     
  2. Abraham Marie, «Terre d’ébène», in Gisèle Pineau, Marie Abraham, Femmes des Antilles, traces et voix, Stock, Paris, 1998, p. 17.
     
  3. Tenue de tous les jours: longue robe vague de couleur vive que portaient les femmes de la campagne aux Antilles.
     
  4. Coiffe de madras plissé, puis raidi suivant la forme du crâne.
     
  5. Desmé Nicole, Saint-Pierre an tan lontan, La vie pierrotine avant la catastrophe de 1902, Couleurs d’îles, Fort-de-France, mars 2002, p. 24.
     
  6. Le "oui" n’entraîne aucun "pourquoi".

boule

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