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 Hypérion victimaire 
 
 
 
 
 
 
  Hypérion victimaire, Patrick Chamoiseau •  2013  • Editions La Branche  •  |  | 
«Le commandant fut happé par l'idée que, dans une ironie malencontreuse du sort, il était en train de vivre ce qu'il avait ardemment désiré au fil de sa longue et monotone carrière: la rencontre avec un tueur considérable, une bête de sang demeurée inconnue des forces de police. Et c'était là, durant la merde de ce vendredi 13, ultime nuit de garde de sa longue carrière, qu'il découvrait son existence, et qu'il se retrouvait soumis au bon plaisir de ce que la Martinique avait sans doute produit de plus épouvantable...»
Tenu captif, le commandant de police écoute le récit hypnotique du tueur. Car tant que la confession dure, la mort est tenue à distance.
Extrait
 Inspectère, je suis un ami de la mort, ce qui ne veut pas dire   que je n'aime pas la vie. En fait, c'est par la mort que la vie trouve   la vie... en fait.
          
          (Extrait de l'enregistrement du tueur)
  
          UN MONSTRE AU PISTOLET D'ARGENT - «C'est pas que je veuille te choquer,   inspectère, mais le problème c'est que je n'aime pas la jeunesse. Je   dis jeunesse mais peut-être que j'abuse, et qu'il faudrait la précision.   En fait, je n'aime pas la jeunesse de maintenant...»
  
          Le   supplicié fixait la gueule de l'énorme pistolet que le tueur lui   pointait à hauteur de l'oeil gauche: il avait beau se répéter à   lui-même (tel un mantra capable de conjurer le pire) «Je suis le   commandant de police Eloi Ephraim Evariste Pilon», et le déclarer sur le   même ton au tueur, et plusieurs fois de suite, et en lui demandant «Qui   êtes-vous? Qui êtes-vous?...», cela ne réduisait en rien l'immense   gueule du canon où toute son existence était sûre de sombrer. Le   pistolet était une saleté argentée: il transfigurait les reflets de la   lune en de sombres prédictions que le mental du commandant voyait   grossir autour de lui. Avec un déploiement de force qui lui montait du   ventre, lui nouait chaque épaule, consolidait son immobilité d'archange,   le tueur tenait la lourde arme à bout de bras; son index, crispé sur   la gâchette, l'avait enclenchée de quelques millimètres, et la   maintenait ainsi, au bord de l'explosion, avec une précision sadique et   une détermination de même genre et modèle. Le commandant savait qu'entre   lui et la mort - l'explosion de l'œil gauche, la liquéfaction   immédiate du cerveau, l'arrachement de tout l'arrière du crâne - ne   demeurait plus qu'un infime tressaillement. Dans une pensée   involontaire, disons une pointe de confusion mentale, il se demanda   quelle place, ou quel espace, l'impact laisserait à la douleur?   Aurait-elle le temps d'être ressentie avant que le cerveau n'explose, ou   alors serait-elle capable de lui griller le système nerveux dans une   sensation à tout jamais inexprimable? Il se demanda encore s'il aurait   le temps de voir surgir la balle se ruant vers sa pupille, tellement   tout paraissait figé dans une mosaïque d'ombres et de lumières sans âme.   Dans l'alentour informe, il captait la moindre pointe des criailleries   de grenouilles, des stridences de criquets, et le clapotis d'une pluie   imperceptible qui ornait de friture la voix trop douce du tueur.
  
        Le commandant n'eut pas de suite conscience que le monstre lui parlait:   l'évidence était l'effrayant pistolet, d'autant plus redoutable qu'on   le sentait graissé, lustré et mignonne d'une sorte monomaniaque.   L'immobilité majestueuse du canon indiquait que rien dans les muscles de   l'énorme bras du tueur n'échappait a une totale concentration. Le   monstre paraissait impavide, ni impatient de tuer, ni excité à cette   idée, ni même seulement troublé de mettre en joue un officier de police:   l'arme semblait brandie par un démon de pierre, elle rayonnait d'une   énergie de pierre, et paraissait fusionnée à l'index qui se maintenait   aux limites du désastre. Malgré tout, la voix douce ondulait dans la   nuit. Elle semblait provenir de nulle part, bien distincte des sonorités   sourdes, en tout cas impossibles à nommer, que le commandant percevait   tout-partout dans un reste d'entendement. Cette voix lui paraissait être   un souffle de miel dans un clapotis d'eau de source et de feuilles   mouillées; ou alors un soupir mélodique, aux extensions improvisées   mais qui, à la manière d'une mélodie de Bach, n'arrêtait pas   d'entremêler des lignes de fuites diffuses. Le commandant fut happé par   l'idée que, dans une ironie malencontreuse du sort, il était en train de   vivre ce qu'il avait ardemment désiré au fil de sa longue et monotone   carrière: la rencontre avec un tueur considérable, une bête de sang   demeurée inconnue des forces de police. Et c'était là, durant la merde   de ce vendredi 13, ultime nuit de garde de sa longue carrière, qu'il   découvrait son existence, et qu'il se retrouvait soumis au bon plaisir   de ce que la Martinique avait sans doute produit de plus épouvantable...	    

