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Essentiel paysage: l’herbier imaginaire d’Aimé Césaire

Michèle Constans

Publié sur cybergeo.

Résumé

Nature et paysages sont au centre de l’œuvre d’Aimé Césaire, qui les a réinvestis des valeurs propres d’une société qui se redessine: la mémoire de l’esclavage, la révolte, une Afrique réelle ou rêvée, une nature essentielle.

On propose ici un exercice de confrontation des images de Césaire à des paysages réels. En effet, pour n’être pas descriptive, cette poésie réputée obscure et difficile, n’en offre pas moins une lecture très concrète des paysages martiniquais. Les fulgurants raccourcis de ses métaphores nous projettent d’emblée au cœur même du paysage, nous faisant entendre «les grillons rapièceurs de ferraille» ou observer «le grand sabre noir des flamboyants».

Bien que les lieux soient rarement nommés, le lecteur-promeneur attentif peut les reconnaître.

La richesse du vocabulaire botanique n’a rien de gratuit; les dizaines de végétaux évoqués constituent un herbier imaginaire, qui pour chaque plante, condense en quelques mots une valeur symbolique et une observation naturaliste d’une grande précision. Ainsi «le balisier se déchire le cœur» exprime la couleur, l’organisation complexe et le renflement de la fleur du balisier, associés à la blessure historique du monde noir. L’obscurité de la métaphore opère à la fois comme outil de connaissance et outil mnémotechnique.

Césaire se fait ainsi passeur du paysage antillais. En nous invitant à décrypter l’infinie complexité d’une Nature réelle et sa corrélation à un imaginaire ancré aux profondeurs d’une histoire violente, il en modifie irréversiblement notre perception.

Introduction

«Il scrutait le paysage où s’incruster
épouseur du lieu(…)
à tâtons il dessinait
la fragile chance tournée vers le soleil
»
(«Références», Aimé Césaire, La Poésie, Seuil, Paris, 2006)

L’imaginaire de la nature et du paysage occupe une place centrale dans l’œuvre de Césaire, où il éclate en une constellation de métaphores porteuses d’une radicale remise en question de la vision colonialiste du monde. En le réinvestissant des valeurs propres d’une société post-coloniale qui se redessine avec la mémoire de l’esclavage, la révolte, la diversité des peuples et des lieux de l’errance, une Afrique réelle ou rêvée, l’empathie avec une Nature essentielle, le poète a initié un mouvement qui place le paysage au cœur de la quête d’identité des écrivains antillais contemporains. La symbolique de la révolte et de l’affirmation de soi a été largement analysée; beaucoup moins l’a été l’ancrage de cette poésie dans le réel antillais; quand il n’a pas été dénié: l’omniprésence de la nature et des paysages y étant perçue comme purement métaphorique, atopique.

Notre objectif ici est de tenter de restituer la force de ce lien entre paysages littéraires et paysages réels en confrontant les images de Césaire aux paysages de la Martinique. On verra que cette poésie, réputée obscure et difficile, en offre une lecture très concrète; le poète nous invite à en décrypter pas à pas l’infinie complexité, tout en la corrélant à un imaginaire ancré aux profondeurs d’une histoire violente, et cela en modifie irréversiblement notre perception. En changeant d’échelle, on découvrira, dans les métaphores du poète, un herbier imaginaire qui, pour chaque plante, condense en quelques mots une valeur symbolique et une observation naturaliste précise. C’est ce jeu réciproque d’éclairement du paysage réel par le poème et d’élucidation du poème par l’attention au réel que nous entendons mener.

Rupture avec l’imaginaire colonial: le paysage, métaphore de la révolte

Dès les premières pages du «Cahier du retour au pays natal», c’est-à-dire dès 1939, la nature et le paysage apparaissent comme lieu de l’expression de la révolte et de la quête d’identité, opérant une double rupture, symbolique et esthétique, avec les représentations antérieures du paysage de la Martinique. Il y a impérieuse urgence pour Césaire à déconstruire ces représentations qui véhiculent l’image d’une vie coloniale heureuse, peuplée d’habitations ordonnées et de mer bleue, de douceur de vivre et d’harmonie.

«J’aime notre mer bleue et sa tempête ardente,
J’aime des soleils chauds la lumière abondante,
Ces pitons que jamais mortel n’escalada,
Et nos mornes flanqués de forêts giboyeuses,
Nos nègres sans souci, nos Négresses rieuses,
Et les chants de leur calenda.
J’aime l’air embaumé des tièdes sucreries […]»
(Poirier de St-Aurèle, 1826, cité par Schon, 2003).

De cet «avatar d’une version du paradis absurdement ratée […] pire que l’enfer» (Moi Laminaire p. 11), Césaire va dévoiler les zones d’ombre et de silence. Zones d’ombre du présent des martiniquais de couleur des années 1930 et 1940: ce sont, urbains ou ruraux, les paysages de la misère et la famine, de la peine et de l’oppression:

«La boue de cette baie, la poussière de cette ville sinistrement échouée […] cette ville plate – étalée, trébuchée de son bon sens […] incapable de croître selon le suc de cette terre, embarrassée, rognée, réduite, en rupture de faune et de flore.»

«Le morne1 vomissant ses fatigues d’hommes, le morne seul et ses pansements d’ombre, le morne et ses rigoles de peur»

«La case gerçant d’ampoules, comme un pêcher tourmenté par la cloque, et le toit aminci, rapiécé de bidons de pétrole[…]»

«La rue Paille (où) la mer déverse ses immondices, ses chats morts et ses chiens crevés. […] une détresse cette plage elle aussi, avec ses tas d’ordures pourrissant, ses croupes furtives qui se soulagent, et le sable est noir, funèbre.»

(Cahier du retour au pays natal, p. 9 et 19)

Zones d’ombres du passé: la mémoire refoulée de l’esclavage hante les paysages cultivés de l’habitation2, la mer de la traite négrière, la forêt du marronnage3. Contre le déni des effets de l’esclavage et l’effacement des origines africaines, le paysage apparaît en premier lieu chez Césaire comme un outil mémoriel; au mot «paysage» sont presque toujours associés les mots «mémoire» et «sang».

«Une goutte de sang monte du fond
seule incline le paysage
et au faîte du monde
fascine
une mémoire irréductible»
(Noria, Moi, laminaire)

Le poète quête dans «ce pays sans stèles, ces chemins sans mémoire» (Cahier du retour au pays natal), la mémoire de la souffrance, des révoltes, des marronnages de la population de couleur; à défaut d’inscription spatiale durable (villes et campagnes sont marquées par le seul ordre colonial), les arbres, la nature et le paysage en seront les monuments4.

«Je veux bâtir
moi, de dacite coiffé de vent,
le monument sans oiseaux du refus»
(Et les chiens se taisaient p. 58)

La mer devient ainsi le mémorial de la traite5:

«Le paysage m’empoisonne des aconits de son alphabet. Aveugle, je devine mes yeux et le nuage a la tête du vieux nègre que j’ai vu rouer vif sur une place, le ciel bas est un étouffoir, le vent roule des fardeaux et des sanglots de peau suante, le vent se contamine de fouets et de futailles et les pendus peuplent le ciel d’acéras6 et il y a des dogues le poil sanglant et des oreilles... des oreilles... des barques faites d’oreilles coupées qui glissent sur le couchant. Va-t-en, homme, je suis seul et la mer est une manille à mon pied de forçat.»
(Et les chiens se taisaient)

De même, le «sauvage», forêt ou volcan, devient mémorial du marronnage et de la révolte7. «Ce n’est que le prélude des forêts en marche au cou sanglant du monde» (les Armes Miraculeuses).

Le paysage comme quête d’une nouvelle identité

Comment habiter le paysage lorsque l’on «habite des ancêtres imaginaires […] un long silence […] une soif irrémédiable[…] un voyage de mille ans[…] une guerre de trois cents ans...» (Moi laminaire). En faisant «de ce paysage un pays». En réinventant le monde avec des valeurs propres; c’est-à-dire en trouvant dans le paysage d’autres symboles, d’autres lieux que l’on pourra réinvestir de valeurs positives, fondatrices d’identité. Le poète se revendique d’une Nature essentielle, et se réapproprie une Afrique réelle ou rêvée, terre des origines, dont sont évoqués cosmogonies et mythes de la nature.

«Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé
pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de
toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde»
(Cahier du retour au pays natal p. 47)

Il y a identification du poète au paysage: un rapport fusionnel à la nature et une totale homologie homme/paysage (Kesteloot, 1994; Leiner, 1998; Constans, 1995). «Me pensant, c'est toujours en termes de terre, ou de mer, ou de végétal que je me dessine.» (Césaire et Maximin1983). Faire corps avec le paysage, avec le cosmos, où le poète se projette en héros démiurge, entre violence et érotisme, s’identifier avec cette nature essentielle, cela relève de la revendication d’un animisme revisité, qu’on pourrait dire laïque, cela pose aussi une revendication de rupture avec le rapport occidental utilitariste à la nature, et en cela anticipe aussi largement les courants actuels de la pensée écologiste.

«Tu crois que la terre est chose morte…C’est tellement plus commode ! Morte, alors on la piétine, on la souille, on la foule d’un pied vainqueur ! Moi, je la respecte, car je sais qu’elle vit (…)
(Une tempête p. 26)

L'arbre est le pôle positif par excellence, le plus africain, celui auquel on s'identifie, «à force de regarder des arbres je suis devenu un arbre».

«Peut-être êtes-vous là bienveillance hagarde
du rare monde noueux de mes pères
dressés au bord délirant de ma fidélité
[…]ou lait ruiné de ma mère ma force qui s’obstine
et à mes lèvres monte»
(Ferrements p. 60)

De même que les autres végétaux sauvages, il vaut pour la forêt, lieu du marronnage. Il est force et ancrage, parfois agressif, armé («arbre-épée»), mais sa toute-présence et sa bienveillance sont sans défaut, il est toujours du côté de l’homme noir. Tout comme il s’affirme péléen, le poète s’identifie explicitement au végétal8 («à force de regarder les arbres je suis devenu un arbre»), qu’il observe du plus infime pollen à la plus impénétrable forêt, et qui porte le double imaginaire de la patience et de l’agressivité. L’œuvre est habitée par une poétique de la germination (Hénane, 2005), de la croissance, de la décomposition, comme symbole des plus tenaces patiences et des plus puissants possibles, des plus insensés lendemains.

«Et je pousse, moi, l’homme[…]
Sur les épines séculaires […]
je pousse, comme une plante
sans remords et sans gauchissement
vers les heures dénouées du jour
pur et sûr comme une plante
sans crucifiement/ vers les heures dénouées du soir[…]
plante
mes membres ligneux conduisent d’étranges sèves»
(Les armes miraculeuses p. 19)

Parmi tous les végétaux, l’arbre est le plus essentiel: présence réelle, il est l’être humain, il est le poète.

«Pachira9 Peau-Rouge et garde empanachée de l'argile
simarubas qui d'un hurlement blanc baïonnettez la
montagne obscure
ceiba10 athlète qui par mystère équilibre la lutte noueuse
de l'homme et du désastre» (Ferrements p. 60)

Introduisant de nouveaux topiques, ignorant ou déconstruisant les symboliques antérieures, Césaire donne forme à de nouveaux écosymboles11 qui polarisent le paysage entre désespoir (la mer du bateau négrier et de la captivité, la canne, etc.), révolte (le volcan, l’arbre, etc.) et refondation (l’arbre et toute la poétique de la germination, voir Hénane 2004); ces derniers prennent, autour de la figue du poète-démiurge, la forme d’un cycle cosmogonique apocalypse/chaos originel/genèse (Constans 1995 et 2010, Hénane 2004), où «la fin du monde» est aussi «le sacré tourbillonnant ruissellement primordial au recommencement de tout».

Une nouvelle esthétique du paysage

«La colline chasse sur ses aussières; les grands remous des vallées font des vagues; les forêts démâtent, les oiseaux font des signaux de détresse où nos corps perdus bercent leurs épaves blanchies.»

La violence était déjà présente dans le paysage chez Rimbaud et les surréalistes, mais représentait une exception. Concernant la littérature antillaise la rupture est totale avec le caractère paisible et euphorique des représentations antérieures. Sont valorisés les éléments non anthropisés du paysage: volcan, forêt. Le paysage devient polysensoriel avec les notations sonores, olfactives, le mouvement. Le dynamisme et l'importance des paysages sonores en sont la marque essentielle. Rien n’est immobile, tout est mouvement dans les paysages de Césaire; parce que le paysage est métaphore du corps, humain ou animal, il est animé; parce qu’il est un monde à refaire, parce qu’il est un monde à détruire, il est le lieu de toutes les métamorphoses. (Constans 1995, Hénane 2002)

Les noms et adjectifs de couleurs sont rares, la couleur est souvent implicite; présents, ils sont presque toujours abstraits, désignant non pas la couleur elle-même mais une qualité attachée à cette couleur («raison rouge»); les évocations de perceptions colorées se font plutôt par le biais de métaphores ( «marée d’ibis, braise des orients»). Il y a là, dans cet implicite des couleurs, dans l’omniprésence du mouvement et du son, un point essentiel de rupture avec l’esthétique occidentale du paysage, où prédomine le visuel et qui est statisme, formes et couleurs. Le paysage ne prend plus la forme d’un tableau (Roger 1994), mais celle d’une danse dionysiaque, à la fois violente et orgiaque: «A moi mes danses et saute le soleil sur la raquette de mes mains» (Cahier du retour au pays natal).

Des paysages ancrés dans le réel martiniquais

«Il y a dans Aimé Césaire un vieux paysan qui scrute les mystères des fourmis folles, l’invisible poussée de la plante, les formes étranges et contagieuses qui enflamment la beauté barbare d’un réel où les racines se confondent avec les lignes de la main» (Pépin 2008)

On sait que le poète parcourait l’île pas à pas, avec une curiosité toujours en éveil. Bien que certains poèmes ou fragments de poèmes évoquent explicitement un lieu précis («Rocher de la femme endormie»: le morne Larcher et le rocher du Diamant), il n’est pas question de description systématique de tel ou tel paysage, mais d’évocations, dont la prolifération et le recoupement dessinent des lieux très concrets (ainsi se dessinent par touches successives, du volcan à la mer, les paysages de Basse-Pointe), et de métaphores récurrentes, qui, à la manière de l’épithète homérique, caractérisent puissamment tel élément du paysage, (ainsi le balisier comme cœur ou la Montagne Pelée comme lion).12

Le poète se fait l’initiateur de nos paysages quotidiens; il évoque, il désigne des éléments du paysage tels que nous ne les avons jamais perçus, mais tels que, sans hésitation, nous les reconnaissons. A l’écart de l’archétype de l’île tropicale à mer bleue et palmiers, «…cette poussée en plein océan/restée debout à la verticale parmi les griffures du vent et dont le cœur à chaque battement déclenche/ un délire vrai de lianes. Grande phrase de terre sensuelle/ si bégayée aux mornes» (Ferrements p. 43) exprime la singularité de la Martinique, offerte au vent, avec son relief escarpé couvert de végétation luxuriante et la répétition des formes arrondies des mornes, «tendres cous d'animaux aussi frémissants au repos».

Le poète nous fait voir «la paupière des brisants qui se referme» ou observer «le grand sabre noir des flamboyants»; il nous fait entendre «les grillons rapièceurs de ferraille» ou «la pluie d’or sur le toit de tôle rouillée». Ainsi notre paysage s’enrichit, pour chaque lieu, pour chaque pas, pour chaque moment du jour, d’images visuelles, sonores, kinesthésiques. Les fulgurants raccourcis de ses métaphores nous projettent parfois d’emblée au cœur même du paysage, mais, à nos errances îliennes de demain, il livre aussi d’énigmatiques métaphores, précieux cailloux sans cesse retournés en poche, (parce qu’ils nous parlent, mais que nous ne savons pas entendre ce qu’ils nous disent): «la mer sans allèles ouvre ses éventails»; «à travers le trémail virevoltant du ciel», «la pluie et ses arilles de clusia rosea». Précieux par leur son, leur rythme, la rêverie suscitée, ces vers restent fascinants et opaques, mais parfois des années plus tard, livrent la pépite de réel qui y est enclose.

Le «tourbillonnant recommencement de tout», «le barattement de la terre et le convulsif chahut végétal», ne sont pas uniquement des métaphores. Ils évoquent une part essentielle du réel de l’île, qu’habite la menace toujours présente du volcan, du séisme, du cyclone… Ils évoquent aussi le chahut effréné du relief volcanique et l’exubérance de la végétation tropicale. Il y a aussi l’omniprésence de la mer et du vent; il y a la mobilité de la lumière dans les arbres, «jeu des castagnettes d’or léger», ou sur la rivière: «ombre, pêcheur de beaux crins chevelus de soleil, dans tes ruisseaux incertains ô le vent et ses doigts d’orpailleur attardé» (Et les chiens se taisaient p. 13); il y a l’alternance rapide de la pluie et du soleil, la formation et les déformations des nuages: «les jeux cicatriciels du ciel» (Poésie p. 514).

Lieux, éléments

Les lieux sont rarement nommés; il y a quelques indications géographiques «depuis Trinité jusqu'à Grand Rivière, et parfois un lieu précis «la très stupide Savane de Fort-de-France», mais bien plus souvent le lieu reste indéfini. Nous pouvons cependant y reconnaître sans peine des paysages singuliers de la Martinique: des lieux emblématiques (la route de la Trace, la montagne Pelée…), les lieux d’enfance du poète (Basse-Pointe, le Lorrain, la côte Atlantique, Fort-de-France), et certains de ses lieux de prédilection (le morne Larcher et le Diamant)…

Paysages d’enfance

Basse-Pointe

1a La mer à Basse-Pointe. Photo F.Palli

Il y a d’abord, autour de Basse-Pointe et du Lorrain, les paysages de l’enfance, dont on sait à quel point ils structurent notre regard sur le monde (Cauquelin 1989): «Basse-Pointe a structuré mon cœur, a architecturé ma poésie» (Césaire, cité par Fonkoua 2010).

«Intimité marine […] en un certain sens tu n’es pas autre que l’élan sauvage de mon sang qu ’il m’est donné de voir […] et voilà qu’en cou de cheval en colère je me vois, en grand serpent. […] je suis un vrai coursier déplié vers une éclatante morsure. Je ne tombe pas. Je frappe, je brise, toute porte je brise et hennissant, absolu, cervelle, justice, enfance je me brise.» (Ferrements p. 49)

Une telle évocation de la mer reste abstraite et éloignée du réel si l'on n'imagine de la Martinique que la paisible côte Caraïbe où accostèrent les bateaux négriers, et l’on n’y voit alors que métaphores de la révolte; mais face aux paysages de Basse-Pointe, face à la violence réelle des éléments du nord de la Martinique, l’inventivité baroque et la violence des métaphores du paysage (sang, sexe, feu, destruction), l’interpénétration des éléments, la confusion entre l’animal et le végétal, prennent une autre dimension: le plein sens du poème apparaît alors entre concret et imaginaire. «On n'a jamais vu un sable si noir, et l'écume glisse dessus en glapissant, et la mer la frappe à grands coups de boxe (Cahier du retour au pays natal, p. 34); «La chevelure qui tremble tout en haut de la falaise/ le vent y saute en inconstantes cavaleries salées»: ces images évoquent une mer Atlantique violente, battant de plein fouet les plages volcaniques noires et les falaises abruptes, et balayant leur végétation anémomorphosée.

Le volcan: lion décapité

Montagne Pelée

1b Montagne Pelée, Saint-Pierre. Photo F.Palli.

La montagne Pelée, qui domine tout le nord de la Martinique, et dont l’éruption, en 1902, a détruit la ville de Saint-Pierre, est l’arrière-plan des paysages de Basse-Pointe et du Lorrain. Le souvenir de l’éruption hante l’imaginaire collectif des habitants de l’île, et le thème du volcan est omniprésent chez Césaire mais toujours avec une valeur positive. Métaphore transparente des forces de révolte actives ou latentes, il est énergie destructrice, mais surtout régénératrice, prélude au «tourbillonnant recommencement de tout».

«C’est moi-même Terreur c’est moi-même/ le frère de ce volcan qui certain sans mot dire/ rumine un je ne sais quoi de sûr» (Ferrements p. 32); «quand je me réveille et me sens toute montagne/ […] plus Pelée que le temps ne l’explique» (Poésie p. 520).

Le volcan incarne le poète, dans sa révolte et dans sa force créatrice.13 Feu, faisant feu, le volcan est une arme: canon, navire armé «se sabordant»…Il est aussi, par le jeu incessant des métamorphoses des paysages de Césaire, un puissant animal au repos, «vautré comme un rhinocéros fatigué» (Moi laminaire p. 73), dans l’attente d’un brutal réveil, «lorsque le volcan secouera son cou plissé de pachyderme» (Ferrements p. 145); mais plus souvent que tout, il est lion «rugissant», «éructant ses entrailles», «le vieux lion et son courroux de pierres» (Moi laminaire p. 48).

Métaphores de tous les volcans du monde? Oui: lorsqu’on le nomme Krakatoa ou Nyaragongo, le volcan explose, métaphore de l’énergie, dans le rythme et la musique des mots, et y gagne en puissance et en universalité; et non, car il s’agit bien de ce volcan-là, de cet «espace griffonné de laves trop hâtives» (Poésie p. 521) qu’est la montagne Pelée.

«Vint pour la montagne
le temps de s’installer à l’horizon
lion décapité harnaché de toutes nos blessures
»
(Ferrements p. 186).

La récurrence d’une image, ici le lion, exprime souvent chez Césaire non seulement une valeur symbolique insistante mais un trait fort du paysage.

La puissance léonine du relief et les plissements de pachyderme cités plus haut évoquent avec justesse les puissants contreforts que les coulées de laves ont dessinés sur les flancs du volcan, et la figure particulière du lion ne se construit pas seulement sur une rhétorique de la force décapitée, mais sur une vision très précise de la montagne, telle qu’elle apparaît fugitivement, lorsque l’on roule depuis la route de Basse-Pointe au Morne-Rouge. Pendant une brève séquence, le volcan apparaît comme la silhouette d’un lion en sphinx, dont la tête, à peine esquissée, disparaît rapidement. Lion décapité.

Une fois identifiée, l’image reste perceptible depuis d’autres lieux.

La mer: bleue non bleue

Paysages

2.  La mer et le bateau négrier. Photo M.Constans.

Nous chercherions vainement chez Césaire l’indicible euphorie de bleu tropical qui avait fasciné Lafcadio Hearn et tant d’autres, et que continuent de nous vendre les voyagistes. Il y a une très forte ambivalence de la mer, qui est d’abord la mer des bateaux négriers et de l’esclavage14: prédatrice, meurtrière, geôlière, elle est «l’atroce rancune de salive ravalée du ressac»; elle est «cet horizon qui tressaille comme un geôlier», et commande le «lasso des courants les plus perfides» (Ferrements p. 28). (Illustration 2, la mer et le bateau négrier). Anthropomorphe, zoomorphe, parfois énigmatique: «la mer sans allèle ouvre ses éventails», parfois inquiétante «la mer rentrera ses petites paupières de faucon», cette mer est aussi objet poétique, mer heureuse, mer féminine: «l’heureuse tendresse des îles bercées par la poitrine adolescente des sources de la mer» (Les armes miraculeuses).

Elle est avant tout rythme et mouvement. Mouvement violent: «depuis Trinité jusqu'à Grand Rivière, la grand'lèche hystérique de la mer» (Cah14), ou rythme obsédant: «Nuit, sac et ressac/ à petits glissements de boutre/ à petites saccades de pirogue […] / sac voleur de cave/ ressac voleur d’enfant» (Ferrements p. 26), ce que Césaire donne à voir avant tout est l’infinie mobilité de la mer «la mer affouillante», «éventail liquide»,«la paupière des brisants se referme» (Les armes miraculeuses p. 10). Il nous donne aussi à entendre la gamme variée de ses bruits: «mugissant», «glapissant»; avec son «petit rire renversé»; elle «ouvre ses éventails et fait bruire ses noix» (Poésie p. 108), ou bien, exceptionnellement immobile, «fait à la terre un collier de silence (Les armes miraculeuses p. 11).

Jamais bleue et une fois seulement violette15, la mer est non pas couleur, mais dynamisme, rythme visuel du battement des vagues. Aux couleurs, sont préférés les jeux de lumière: c’est-à-dire ce qui, de la couleur, est le plus lié au mouvement, dans l’espace ou dans le temps: blanc de l’écume, rougeurs crépusculaires ou nuit sombre. Bleue non bleue (tout comme Césaire dit «arbre non arbre»; (Poésie p. 236) est «la mer cliquetante de midi» (Cahier du retour au pays natal, p. 62); à la fois mouvement, bruit, jeux de lumière, tactile («le petit rire de la mer très doux/ dans le cou chatouilleux des criques» (Moi laminaire p. 79), mais ces perceptions polysensorielles, cette infinie mobilité, nous restituent bien mieux que le bleu sa toute-présence dans les paysages antillais.

La pluie exulte

La pluie est symboliquement à la fois purificatrice et agressive: «capable de tout sauf de laver le sang qui coule sur les doigts des assassins des peuples surpris sous les hautes futaies de l’innocence» (Poésie p.211); «La pluie, c’est la manière rageuse […] de biffer tout ce qui existe, tout ce qui a été créé, crié, dit, menti, sali. Où a-t-on pris que la nuit tombe? […] la pluie exulte. C’est un sursaut des sommeils tropicaux […] la lancée à contre- sens des gravitations de mille folles munitions» (Ferrements p.46).

Tour à tour bienfaisante ou destructrice, très souvent brusque et violente, elle marque fortement le réel martiniquais. C’est elle qui détermine les saisons et les plus importantes variations de la végétation. Son absence est «carême», la saison sèche. Ses excès accompagnent les tempêtes tropicales et les cyclones.

Elle donne naissance, chez Césaire, à de nombreuses images visuelles et sonores : la dense verticalité des «hautes futaies de la pluie souveraine,» (Poésie p.134), des soleils mouillés: «pavoisez soleils/ à travers les rayures mille et une/ au ciel de la terre de la pluie notre volonté»; des éclats sonores: «Pluie je vois tes cheveux qui sont une explosion continuelle d’un feu d’artifice de hura crepitans» (Ferrements p.105) continuité des  cheveux, éclatement des graines, «crepitans», pluie crépitante.

Pluie violente et oblique, tempête, rafales, une pluie qui piège et emprisonne: «à travers les pluvieuses mitraillades de l’ombre/ à travers le trémail virevoltant du ciel». On pourrait dire qu’il pleut «des hallebardes», «des cordes», mais le fracas des gouttes, mais l’oblique strié du vent et le noir et blanc des paysages de pluie, qui l’entendrait dans ces images usées?
«A travers le trémail virevoltant du ciel» renvoie concrètement bien sûr à l’image de l'épervier, ce filet qui virevolte lorsqu’on le lance, en usage à la Martinique dans les années cinquante (Leiris, 1956), et non à ce filet de traîne qu’est le trémail; l’usage du mot «épervier», imposerait son sens premier de rapace et troublerait l’image visuelle et sonore d’un maillage de pluie (cyclonique?) qui emprisonne; contourné, le rapace n’est pas complètement absent: est-ce uniquement par la pluie que l’on est pris?

Par contraste, bienveillante nous apparaît «la  pluie d’or sur le toit de tôle rouillée» (Et les chiens se taisaient p.17). Nous sont livrées mille apparences de la pluie, «…pluie reine au fond de l’éternelle déesse dont les mains sont multiples et dont le destin est unique» (Ferrements p.105).
 

Le monde végétal, l’arbre, la forêt

Le monde végétal, l’arbre, la forêt

3. «Troncs-thyrses», la  forêt hygrophile du piton Caplet. Photo F.Palli.

Deux fragments de poèmes pour dire la densité et la variété végétale des paysages de la forêt. (Illustration 3,  «troncs-thyrses», la  forêt hygrophile des pitons du Carbet)

«Nous montons
nattes de pendus des canéfices16
(le bourreau aura oublié de faire leur dernière toilette)
nous montons
belles mains qui pendent des fougères17 et agitent des adieux que nul n’entend
nous montons
les balisiers18  se déchirent le cœur sur le moment précis/ où le phénix renaît de la plus haute flamme qui le consume
nous montons
nous descendons
les cécropies19  cachent leur visage
et leurs songes dans le squelette de leurs mains phosphorescentes
[…]»
(Spirales, Ferrements 20)

«Troncs-thyrses
draperies
conciliabules de dieux sylvestres
le papotage hors-monde des fougères arborescentes
çà et là un dépoitraillement jusqu’au sang
d’impassibles balisiers
[…]Bientôt sera le jeu des castagnettes d’or léger
puis le tronc brûlé vif des simarubas20
[…] derniers lutteurs fauves de la colline […]»
(Espace-rapace, Ferrements p.175)

L’herbier imaginaire

Inventorier

Inventorier la flore est à la fois projet poétique et projet politique; l’inventaire naturaliste participe de la quête identitaire. La revue «Tropiques» avait accueilli des articles du naturaliste Henri Stehlé et c’était déjà le projet collectif des amis de Césaire que d’inventorier la faune et la flore martiniquaises comme lieu où pourrait s’inscrire positivement, et non plus simplement en rejet des repères coloniaux, une nouvelle identité spatiale; celle-ci se nourrirait de l’exploration du territoire réel et des pratiques de la nature martiniquaise, à laquelle donnerait un nouveau sens le rôle central du végétal dans la culture africaine, découverte à travers les contacts africains noués à Paris et la lecture de Delafosse et Frobénius ( Césaire Suzanne 1942).

L'extrême richesse et la précision du vocabulaire végétal de Césaire révèlent un savoir naturaliste et une capacité d’observation aiguë (Kesteloot 1995, Leiner 1998, Leiris 1992, Pépin 2008). Plus de deux cents espèces végétales sont nommées, sans que l’inventaire en soit ici exhaustif21, constituant ce que nous avons appelé un herbier imaginaire.

Végétaux d’ici ou d’ailleurs, ce sont d’abord des végétaux à haute valeur symbolique, arbres géants et plantes sauvages chargés d’un imaginaire puissant, souvent agressif: «Plantes parasites, plantes vénéneuses, plantes brûlantes, plantes cannibales, plantes incendiaires, vraies plantes, filez vos courbes imprévues» (Et les chiens se taisaient p.121), mais sont présentes aussi, spectaculaires ou modestes, les plantes du quotidien: arbre à pain, manguier, cocotier,  plantes nourricières, et aussi la canne à sucre, pôle incontournable de la vie rurale antillaise. Mais les plantes de la forêt martiniquaise, plantes puissantes ou vénéneuses, plantes marronnes, plantes libres «libres fougères parmi les roches assassines/à l’extrême de l’île» (Poésie p.159), sont les plus nombreuses.

Très souvent le regard de Césaire se fait très proche du végétal, comme par un effet de zoom: de telle plante nous observerons arilles ou siliques et détaillerons les étamines ou le pédoncule. De telle autre plante sont évoqués l’effet ou l’usage et non la forme. Il est rare que la métaphore ne nous contraigne pas (sous peine de nous rester opaque) à la même curiosité du regard que Césaire.

Bien qu’il explore surtout les plantes antillaises, l’herbier poétique s’élargit à la flore du monde; d’abord celle du monde africain, kaïlcédrat et baobab, à forte valeur symbolique;  mais aussi ceux des divers lieux où Césaire a vécu, voyagé ou dont il a rêvé: Sylphium lascinatum, emblématique du Missouri; mandragore évoquant le Moyen-Âge européen ou les surréalistes; arganier évoquant le Maghreb, etc.

Nommer

On sait la place du verbe performatif dans la poétique de Césaire («je dirai au monde d’exister» (Poésie p.228); « Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre» (Cah21) Césaire lui-même le revendique, avec une dimension quasi chamanique: «Si je nomme avec précision, c’est qu’en nommant avec précision, je crois qu’on restitue à l’objet sa valeur personnelle, comme lorsque l’on appelle quelqu’un par son nom; on le suscite dans sa valeur unique et singulière […]. En les nommant, flore, faune, dans leur étrangeté, je participe à leur force, je participe de leur force».

On a reproché à Césaire l’usage de  mots rares ou savants, mais la richesse et la précision de son vocabulaire botanique n’ont rien de gratuit. Le mot rare est souvent unique, sans équivalent hors du vocabulaire scientifique ( Hénane, 1999); la profusion des mots répond à celle des choses (Antoine, 1992). Et même moins érudit, comment le poète pourrait-il résister à la musique des mots?  «…printemps22 dégantant ses fines mains parmi un éclat de coques et de siliques» (Ferrements p.74); coques et siliques… silique est certes le terme exact pour désigner par exemple les capsules du Tabebuia, mais le son même des mots est celui du craquement des cosses sèches.

Pourquoi utiliser  le nom scientifique d’espèces familières? Parfois peut-être par fascination pour cette poétique obscure des noms latins, mais ce choix est dépourvu de pédantisme. Le mot, vernaculaire ou savant, est choisi en fonction d’un effet poétique, qu’il soit images suggérées par les connotations ou musicalité du matériau sonore.

Comment imaginer la substitution de «fromager athlète» à «ceiba athlète»! Le choix de ceiba, nom scientifique, mais qui est aussi le nom caraïbe de l’arbre, évite l’incontournable connotation utilitaire et industrielle (bois tendre dont on fait des emballages) qui désamorcerait l’image. On choisit le craquement des feuilles sèches du mot «cécropie»  plutôt que le tonnant du nom vernaculaire de «bois-canon», et Hura crepitans, plutôt que «sablier», pour entendre le bruit des graines, crépitant.

Nous trouvons donc «Ceiba» plutôt que «fromager», et «Bursera  simaruba» plutôt que «gommier  rouge», mais jamais «Cassia fistula» pour «canéficier», ni «Delonix regia» pour «flamboyant». «Canéficier», pour les maléfices liés aux «nattes de pendus des canéfices»; «arbre de Judée» pour évoquer ses fleurs, larmes de la Passion, alors que l’usage du nom scientifique de «Cercis» en aurait évoqué les feuilles rondes, etc.

Tentative d’épuisement d’une métaphore botanique

«Tu te souviens?
les fougères arborescentes... torrentielle le bruit de l’eau.
les pitons, les anses... la pluie... ses arilles de clusia rosea...
oh! un paysage de faux-ébéniers, lacs et scirpes et la pluie d’or sur le toit de tôle rouillée.
Roses de canna éteignez-vous
laisses de basse mer soyez-moi sœur.»
(Et les chiens se taisaient)

«La pluie et ses arilles de clusia rosea…»
L’image fascine mais reste énigmatique: Clusia rosea?  arille ?
Rose close, chute de pétales, valeur musicale d’arille…
Associé à la pluie, le signifiant «arille» (aérien, arille, vrille…) pourrait évoquer un mouvement de chute en vrille et on y entendrait d’abord une très légère cataracte de graines ailées (parce qu’elles tiennent à la fois de la graine et du pétale, les samares de l’érable?).

Parce que l’image reste obscure, et parce que nous savons que les métaphores de Césaire sont rarement gratuites, elle nous oblige à découvrir ce qu’est le Clusia rosea, et ce qu’est exactement une/un arille.

Le fruit du clusia est déhiscent23; arrivé à maturité il éclate et projette ses graines au dehors; nous imaginons donc un bruit sec, tel celui des graines d’acanthes.

Mais «arille» désigne l’excroissance charnue du tégument qui enveloppe certaines graines; le letchi, le maracuja, le macis de la noix de muscade, la grenade; en Europe, le «fruit» de l’if et du fusain sont aussi des arilles: c’est donc un bruit mou que l’on entendrait à nouveau.

Le même texte ferait donc apparaître sur quelques lignes, (est-ce dans le même paysage?) trois bruits d’eau différents: torrentielle le bruit de l’eau (peut-être la ravine ou la rivière gonflée de pluie), «la pluie d’or sur le toit de tôle rouillée» (on l’entend merveilleusement bien, bruyant, sec, métallique, et combien il est bienvenu, ah! sous le toit de tôle rouillée), «la pluie.. ses arilles de clusia rosea...», serait-ce, par contraste, le bruit plus sourd de la pluie sur la végétation? Se dessinerait alors un paysage sonore: bruit de l’eau qui ruisselle, impact sur la tôle, impact sur les feuilles.

L’énigme est-elle résolue? Pas encore. Parce que le vers est musical et encadré par deux évocations sonores, on tend à y rechercher une image sonore; mais ne serait-ce pas une image visuelle, ou l’évocation d’un efficace de la pluie, de la plante?
«La pluie et ses arilles de clusia rosea…»

Si nous tentons d’épuiser l’aspect botanique et ethnobotanique de la métaphore, pourquoi le Clusia rosea?

On le nomme aussi «arbre autographe» (autograph tree) en Amérique du Nord, car il garde longtemps sur ses feuilles épaisses la trace de ce que l’on y inscrit; le clusia est donc une plante à mémoire, et l’on sait la place de la mémoire dans la poétique du paysage de Césaire.

Clusia rosea

4.  Clusia rosea, de la fleur à l’éclatement du fruit qui libère les arilles. Photo Forest & Kim Starr.

Il est épiphyte24: l’arille gluant qui entoure les graines leur permet de se fixer sur différents supports. Le clusia pousse en montagne et, à la manière du ficus nommé «figuier maudit»,  parasite d’autres arbres, d’où son nom créole de «figuier maudit marron» (Spach 1836).

«Lorsqu’une de ses graines tombe sur un autre arbre, et qu’elle peut s’y fixer, elle y germe bientôt, et, s’y attachant, produit une plante dont les racines s’étendent sur l’écorce de l’arbre, en sucent la sève; bientôt elles l’embrassent, quelque gros qu’il soit, et le font périr en peu d’années […] ces mêmes racines se dirigent vers la terre, s’y enfoncent, et produisent d’autres rameaux  et ainsi à l’infini, tellement que, si on n’y mettait obstacle, un seul de ces arbres couvrirait en peu de temps un vaste pays» (Cuvier 1817).

«La pluie et ses arilles de clusia rosea»... Cet arbre («figuier maudit marron») symbolise doublement la révolte. On le trouve dans les forêts d’altitude, lieux du marronnage des esclaves fugitifs, sa sève est utilisée comme calfat par les Indiens Caraïbes (Spach 1836) restés indomptés, et Césaire place le vers dans la bouche du Rebelle, chantre de la révolte.

Le clusia porte donc le projet du ficus, dont il partage aussi l’imaginaire: «qu’on me serre une jambe/je rends une forêt de lianes/ Qu’on me pende […] et je m’évanouis en une rangée de ficus qui très proprement enserre l’intrus et l’étrangle dans un beau balancement tropical». (Ferrements p.139). (Illustration  6a, 6b, 6c, clusia et ficus)

Le fruit sec du clusia éclate, et les graines visqueuses sont projetées à l’extérieur en une pluie fertile, étouffant «l’intrus», le colonisateur, qui sera colonisé, étranglé à son tour.

Maudit

5. Clusia rosea: figuier maudit marron. Photo Forest & Kim Starr.

«La pluie et ses arilles de clusia rosea…»: ce sont des milliers et des milliers de gouttes qui éclatent en huit fois plus, douze fois plus d’arilles projetés à l’extérieur, à la reconquête du monde.

Une subversion, une victoire à venir, se projettent ainsi, encryptées dans les sept mots de la métaphore de Césaire25, que seule une exploration botanique précise du Clusia rosea nous a permis de décrypter. Poésie et savoir botanique s’éclairent réciproquement.

On voit que l’obscurité première des métaphores de Césaire opère à la fois comme outil de connaissance et comme outil mnémotechnique. Il y a éclairage réciproque du paysage et de la botanique par la métaphore (nous en découvrons les aspects violents ou inconnus, nous les regardons autrement), et d’éclairage de la métaphore par le réel (la connaissance des lieux ou des plantes nous permet de décrypter la métaphore). Se confirme ainsi la position du poète comme l’homme du dévoilement
L’exploration du paysage apparaît alors comme une clef d’accès à la poésie de Césaire et la poésie de Césaire comme un outil de lecture du paysage martiniquais.

Esquisse d’un herbier imaginaire 

Les dizaines de végétaux évoqués constituent un herbier imaginaire, dans lequel, à chaque végétal est associée soit une image précise, récurrente (le cœur du balisier, les mains phosphorescentes des cécropies ) soit une constellation d’images différentes, mais dont la convergence évoque différents aspects d’un même réel.26

Acéras  (Aceras anthropophorum; homme pendu)

Dans le contexte d’une évocation des supplices infligés aux esclaves, «les pendus peuplent le ciel d’acéras» (CH); il s’agit de l’orchidée européenne dite «herbe aux pendus», dont les fleurs figurent, pendues, des silhouettes anthropomorphes sinistrement encagoulées.

Photo Leif & Anita Stridvall

Aceras anthropophorum
Albizia (Albizia lebbeck)

«Javelles que fait tumultueuse/ la parole des albizzias»: ce sont  les gousses légères de l’Albizia lebbeck ou «bavardage» ou «chacha», que le vent agite en faisant grelotter les graines sèches qu’elles abritent.

Photo Thierry Negi

Albizia lebbeck
Arbres de Judée (Cercis siliquastrum)

«Il pleut des yeux aux arbres de Judée baignés de crocus et d’anémones» (Et les chiens se taisaient p.88).

Les fleurs, qui poussent directement sur le tronc et les branches principales, sont supposées évoquer, Judée/Judas, les larmes du Christ; «il pleut des yeux» est donc «il pleure». «Il pleut » dit aussi une densité de la floraison, qui est aussi celle des crocus et anémones des prairies et sous-bois au printemps; et le croc de «crocus» dessine la forme crochue de la fleur en bouton de l’arbre de judée.

Photo M.Constans

Cercis siliquastrum
Asclépias de Curaçao (Asclepias curassavica)

«Une hampe d’asclépias de Curaçao/ pour fournir le gîte aux plus grands monarques du monde/ qui sont en noblesse d’exil et papillons de passage» (Ferrements p.159).

Une indication directe de la particularité de l’asclépias, plante nectarifère hôte des monarques (Danaus plexippus) célèbres papillons migrateurs qui parcourent deux fois par an plusieurs milliers de kilomètres entre le Canada et le Mexique. L’asclépias est la nourriture exclusive de leurs chenilles.27

Photo F.Palli

danaus_plexippus
Balisier  (Heliconia caribaea)

«Les balisiers se déchirent le coeur sur le moment précis/ où le phénix renaît de la plus haute flamme qui le consume» (Ferrements p.20); «un dépoitraillement jusqu’au sang d’impassibles balisiers» (Poésie p.501); «l’impassible angoisse nattée rouge/ du cœur des balisiers» (Poésie p.512); «de grands cœurs se suicident rouges aux balisiers» (Ferrements p.72). 

A «balisier», est associé de manière récurrente «cœur». Souvent aussi «rouge»: on sait que la notation colorée directe est exceptionnelle chez Césaire et beaucoup de balisiers sont jaunes ou bicolores. Rouge vif au cœur du vert de la forêt humide, ce balisier-là est devenu l’emblème du Parti Progressiste Martiniquais, que crée Aimé Césaire lorsqu’en 1957 il quitte le Parti Communiste; la fleur est au cœur du combat politique. 

Mais de la fleur elle-même, nous percevons plus spontanément la forme «nattée» ou bien de «haute flamme» et l’impassible raideur. Jusqu’à ce qu’une lumière oblique transperce l’opacité d’une de ses lourdes bractées, et révèle son renflement cordiforme et sa coloration organique, rouge, de cœur battant. La métaphore de la blessure historique du monde noir  prend alors toute sa force: «le balisier se déchire le cœur».

S’évoquent aussi aube («la rougeur de l’est au cœur du balisier» (Ferrements p.78)  et crépuscule («balisiers sonnants des riches crépuscules» (Les armes miraculeuses p.28), pour leurs couleurs rouges, mais peut-être aussi parce que seule leur lumière oblique rend évidente cette image de cœur battant.

Photo F.Palli

Heliconia caribea
Bananier (Musa)

«Bananier pathétique agitant mon cœur nu/ dans le jour psalmodiant» (Armes Miraculeuses p.29); «le bananier hors des haillons lustre son sexe violet». (Et les chiens se taisaient)

Les haillons sont les grandes feuilles déchiquetées par le vent, autour de la lourde fleur d’un violet très sombre et lustré, cœur ou sexe masculin.

Photo F.Palli

Musa
Baobab ( Adansonia digitata )

«Innocent qui va là/ oublie de te rappeler/ que le baobab est notre arbre/qu’il mal agite des bras si nains/qu’on le dirait un géant imbécile» (Poésie p.176)

La disproportion entre le tronc énorme et les branches irrégulières, courtes et la plupart du temps dépourvues de feuilles, leur donne silhouette maladroite que Césaire rapproche de certains gigantismes accompagnés de déficience mentale.

Photo M.Constans

Adansonia digitata
Bursera simaruba (gommier rouge)

«Les burseras de la sierra/ suant sang et eau plus de sang que d’eau et pelés/ n’en finissent pas  de se tordre les bras/ grotesques dans leur parade de damnés» (Ferrements p.159)

«le tronc brûlé vif des simarubas» (Poésie p.501)

Le tronc rouge, à l’écorce fine et desquamante, du gommier rouge, très remarquable dans la forêt sèche et mésophile.

Photo F.Palli

Bursera simaruba
Caïmitier (Chrysophyllum cainito)

«Toutes les mordorures et tout l’espoir au dos des mains, au creux des mains des feuilles de caïmitier» (Et les chiens se taisaient).

Les feuilles des caïmitiers, vertes et brillantes dessus, sont roux doré et duveteuses au revers.

Photo Alain Magit

Chrysophyllum cainito)
Canéficier (Cassia fistula)

«Tout un mai de canéfices»(Poésie p.225) pour dire l’éclatante floraison jaune des fleurs du canéficier; «tes cheveux/ ballant au vent puéril la nostalgie des longues canéfices» (Poésie p.209), souvenir des multiples nattes des petites filles, ce sont les noires gousses cylindriques qui pendent en grappes verticales des branches; sur un mode plus tragique, ce sont les «nattes de pendus des canéfices» (Ferrements p.20), ou bien «les belles boucles noires des canéfices qui sont des  mulâtresses/ très fières dont le cou tremble un peu sous la guillotine» (Poésie p.224): le balancement au vent des gousses sur leurs longs pédoncules.

Photo F.Palli

Cassia fistula

Canne à sucre (Saccharum officinarum)

Longtemps restée la culture principale de la Martinique, «la grande houle de canne et de dividendes» parle d’oppression et d’exploitation mais aussi d’odeurs familières: «le vesou28  ne sentait pas mauvais, non,  dans le matin fruité» (Et les chiens se taisaient),  et l’on y dessine -fabuleusement- les gestes du quotidien des travailleurs: «han le coupeur de cannes/ saisit la dame à grands cheveux/ en trois morceaux la coupe […] / les jette derrière/ ah le coupeur de canne/ […] les cheveux décoiffés de la dame aux grands cheveux/ font des ruisseaux de lumière/ ainsi chante le paysan» (Poésie p .226).

Photo F.Palli

Saccharum officinarum
Ceiba (Ceiba pentandra, kapokier, fromager)

«Ceiba athlète qui par mystère équilibre la lutte noueuse de l'homme et du désastre»

Athlète par sa silhouette et sa puissance, il peut devenir géant et domine du haut de son tronc puissant les autres arbres de la forêt mésophile; il est, plus qu’un autre, porteur de l’homologie homme/arbre. Appartenant à la même famille que le baobab, il est comme lui, et comme le kaïlcédrat du «Cahier», un arbre mythique qui évoque l’Afrique et la magie; dans le monde créole, il est hanté par les soucougnans, inquiétantes créatures volantes; mais parce qu’on se les concilie, cela ajoute à sa puissance, et il est «le grand conjurateur/ le plus puissant des ceibas/ l’athlète-fétiche d’une ville à détruire» (Poésie p.512). 

Césaire utilise toujours son nom scientifique de «ceiba» qui est d’abord son nom amérindien. Cet évitement du mot «fromager» nous dit l’écart entre la puissance physique et symbolique de l’arbre et son nom dérisoire (qui serait du à la tendreté de son bois léger et à son usage pour la fabrication d’emballages). La seule occurrence de «fromager» n’est cependant pas des moindres: il apparaît en tombeau du poète: «mon squelette/ qu’une faveur de fourmis manians29 portent à sa demeure/ tronc de baobab ou contrefort de fromager» (Moi Laminaire p.71): son tronc gris se renforce à la base d’énormes contreforts dont les anfractuosités peuvent être profondes.

Photo F.Palli

Ceiba pentandra
Cécropies (Cecropia schreberiana, bois-canon)

«Les cécropies cachent leur visage/ et leurs songes dans le squelette de leurs mains phosphorescentes» (Ferrements p.20); «les incroyables renversements des cécropies» (Ferrements p.184)

Le revers blanc argenté des feuilles de cécropie, très visibles lorsque le vent les retrousse dans la forêt, les mêmes feuilles tombées au sol se recroquevillent en forme de main et restent d’un blanc très lumineux; «cécropie», plutôt que  le nom vernaculaire de «bois-canon» dit le craquement de la feuille sèche recroquevillée.

Photos F.Palli et M.Constans

Cecropia schreberiana
Cecropia schreberiana
Coccolobe (Coccoloba uvifera, raisinier bord-de-mer)

Il fait ombre sur les plages («le parasol des coccolobes»); ses branches et ses feuilles coriaces résistent aux embruns et au vent jusque sur les falaises les plus exposées où il devient alors buissonnant: «L’escarpement des falaises très fort jusqu’à la torpeur tordue des coccolobes» (Ferrements p.49).

Le fruit en grappe est comestible comme l’indique son nom de raisinier bord-de-mer, mais les trois c et les trois o du mot «coccolobe» nous en désignent la feuille ronde.

Photo F.Palli

Coccoloba uvifera
Coccoloba uvifera
Ficus (Ficus citrifolia, figuier maudit)

«Qu’on me serre une jambe/je rends une forêt de lianes/ Qu’on me pende […]et je m’évanouis en une rangée de ficus qui très proprement enserre l’intrus et l’étranglent dans un beau balancement tropical» (Ferrements p.139).

Le figuier maudit parasite son support, arbre ou bâtiment, qu’il enlace et finit par étouffer ou faire disparaître en multipliant à l’infini ses branches et ses racines aériennes qui en atteignant le sol font une forêt de troncs dont les branches se multiplient à leur tour.

Photo F.Palli

Ficus
Flamboyant (Delonix regia)

«Le grand sabre noir des flamboyants» (Poésie p.224); «le chant de sang des flamboyants» (Poésie p.510).

On connaît la spectaculaire floraison rouge du flamboyant; on connaît moins sa gousse noire, plate, recourbée et pointue, qui peut dépasser 80 cm de long. Jamais «Delonix regia»; sang et sabre noir: «flamboyant»  est ce qui se conquiert de haute lutte, et le feu y est implicite. En accord avec leur symbolique, combien diffère, tant pour la forme que pour l'emportement du mouvement sur la tige raide, «le sabre noir des flamboyants» des «nattes de pendus des canéfices»!

Photo F.Palli

Delonix regia
Fougères (Cyathea arborea, cyathée)

 «Le papotage hors monde des fougères arborescentes» (Poésie p.501); les «belles mains qui pendent des fougères et agitent des adieux que nul n’entend» (Ferrements p.20)

Le tremblement répétitif («fougères bègues») des fougères arborescentes au vent; qu’est-ce qui les y rend si sensibles? Parmi les troncs plus rudes de la forêt humide, elles apparaissent légères, frémissantes, féminines.

«Une envolée/ s’immobilise en fougères arborescentes/ et gracieusement salue en inclinant leurs ombrelles/ à peine frémissantes»

Photo F.Palli

Cyathea
Haemanthus (Haemanthus multiflorus)

Originaire de l’Afrique du sud, elle est devenue une fleur des jardins tropicaux. «Celui qui remplace l’asphodèle des prairies infernales par -sacrale- la belle coiffure afro de l’haemanthus -Angela Davis de ces lieux- riche de toutes les épingles de nos sangs hérissés» (Ferrements p.160).

La grosse inflorescence rouge et sphérique de l’haemanthus évoque sans mystère la symbolique coiffure «afro» de la militante noire Angela Davis. «Epingles», «hérissés» décrivent la morphologie de la fleur, et dans le même temps contribuent, avec le nom d’haemanthus  («fleur de sang») à évoquer la mémoire des corps torturés et à dire le combat politique; couleurs: le passage du blanc mortifère de l’asphodèle au rouge de la vie et de la révolte.

Photo M.Constans

Haemanthus multiflorus

Hura crepitans (sablier)

«Pluie je vois tes cheveux qui sont une explosion continuelle d’un feu d’artifice de hura crepitans» (Ferrements p.105).

Le son du mot et le feu d’artifice pour voir et entendre dans le crépitement de la pluie celui des graines de l’arbre que l’on appelle sablier. Les graines sont enfermées entre deux petites valves courbées ligneuses jusqu'au début de la saison des pluies; une fois au contact de l'eau, elles volent littéralement en éclats se disséminant sur de grandes distances, avec ce bruit très particulier qui définit l'espèce, crepitans. Le suc très toxique est utilisé pour la chasse et la pêche.

N’est-il pas question également du tronc épineux, image visuelle de l’impact de la pluie à la surface de l’eau ou sur la route?

Photos F.Palli

hura_crepitans
Hura crepitans
Mancenillier (Hippomane mancinella)

«Par les grèves où s’arrondissent les baies nocturnes des doux mancenilliers bonnes oranges toujours accessibles à la sincérité des soifs longues » (Ferrements p.39). 

C’est un arbre au beau feuillage vert clair, dont fascinent les jolies petites pommes parfumées… et poison mortel… Caractéristiques du paysage littoral, les mancenilliers poussent en contact direct avec la mer qui vient mouiller leur pied: «le salut des petites vagues surprises en jupe dans les chambres du mancenillier» (Poésie p.196).

Photo F.Palli

Hippomane mancinella
Manguier (Mangifera indica)

«Mai dore en chabin la grosse tête crépue/ de ses manguiers les plus rares» (Ferrements p.72).

C’est la floraison blond-roux du manguier, tels les cheveux classiquement attribués aux chabins30.

Photo M.Constans

Mangifera indica
Pachira (Pachira aquatica)

Une «évidence en forme de pachira» (Poésie p.517) «pachira peau-rouge»; frère de lutte du ceiba, ce géant de la forêt a des fleurs spectaculaires dont les belles étamines colorées et dressées font écho aux coiffures de plume traditionnelles des indiens.

Photo Thierry Negi

aquatica
Palmier  (cocotier, Cocos nucifera, et palmier royal, Roystonea regia)

«L'accidentel palmier» (Cahier du retour au pays natal):  nous sommes à la Martinique où, hors littoral, le palmier est isolé, contrairement à d’autres îles antillaises où ils forment de grandes cocoteraies; il ponctue le paysage de sa verticalité; «jaillissant palmier fontaine irrésistible» (Armes Miraculeuses p.54), mais aussi le palmier royal très droit: «pied péremptoire des  palmiers,  femmes frigides étroitement gainées et qui toujours de très haut s’éventent» (Ferrements p.35); c’est l’irrésistible élan vertical du tronc et le vent dans les palmes.

Photos F.Palli

Cocos nucifera
Roystonea regia
Poinsettia (Euphorbia pulcherrima)

«M’enflammer en feuilles neuves de poinsettias tout le soir/ rouges et verts tremblant au vent» (Ferrements p.139); «la jeune main verte du poinsettia se crispant hors de ses doigts à massacre» (Poésie p.200); «les poinsettias m’entourent et dégorgent dans la bile de leur feuilles/ le poignard/ rouge du souvenir» (Et les chiens se taisaient).

Arbuste originaire du Mexique, le poinsettia pousse en pleine terre dans les jardins martiniquais; ses petites fleurs sont enchâssées au centre d’une collerette de grandes bractées foliaires colorées, lancéolées à triangulaires, et pourvues d’un long pétiole; tout le monde connaît le rouge vif de ces fausses fleurs en violent contraste avec le vert des feuilles; mais a-t-on observé leur vraie forme de poignard ou de lance, rougi jusqu’au manche?

Photo Forest & Kim Starr.

Euphorbia pulcherrima
Poirier tropical (Tabebuia heterophylla; «poirier pays»)

«Comme chutent dans la gangrène du soir les doigts du poirier tropical» (Cah): double allusion à la morphologie et à la phénologie du tabebuia;  bien qu’il porte des feuilles et quelques fleurs presque toute l’année, l’arbre, après avoir perdu ses feuilles souvent en totalité, connaît à la fin du carême32 une spectaculaire floraison rose; elle est suivie d’une abondante chute des fleurs en cornet (en doigtier) qui restent très verticales dans leur chute; chute d’autant plus remarquable que l’arbre est souvent isolé comme arbre d’ombrage au milieu des savanes33.

La «valse de feu des pelouses jonchées de cornets qui tombent de l’élan brisé des grands tabebuias» (Ferrements p.39): la  verticalité obstinée de la silhouette de l’arbre; il est fréquent que ses branches  cassent au vent ou se courbent en vieillissant, mais elles sont immédiatement relayées par de nouvelles branches qui s’élancent à nouveau verticalement, formant des fourches serrées irrégulières.

Photos F.Palli

Tabebuia heterophylla
Tabebuia heterophylla

Bibliographie

Antoine R., 1992, La littérature franco-antillaise, Khartala, Paris.

Berque A., 1995, Les raisons du paysage, de la Chine aux environnements de synthèse, Hazan, Paris.

Cauquelin A., 1989, L’invention du paysage, Paris, Plon

Césaire Aimé, 1983, Cahier d'un retour au pays natal. Paris, Présence Africaine.

Césaire Aimé, 2008, Ferrements. Paris, Seuil.

Césaire Aimé, 1970, Les armes miraculeuses. Paris, Gallimard.

Césaire Aimé, 1991, Moi laminaire. Paris, Seuil.

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Notes

  1. «Morne» est aux Antilles le nom des collines et petites montagnes aux formes arrondies.
     
  2. L’«Habitation» est aux Antilles l’équivalent de la «plantation».
     
  3. Le «marronnage» est la fuite, temporaire ou permanente, des esclaves hors de l’habitation, dans les lieux les plus inaccessibles de l’île; l’esclave en fuite est dit «marron».
     
  4. Depuis quelques années apparaissent dans les espaces publics martiniquais (et aussi dans les autres DOM) des sculptures commémoratives: le mémorial de l’Anse Caffard, et le rond-point du nègre marron au Diamant, les «larmes de fonte» du sculpteur Arman au Morne Rouge.
     
  5. «A vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte/ bathyale ou abyssale» (calendrier lagunaire); «Ce bateau-là au fait dans le demi-jour d’un demi-sommeil/ toujours je le connus/ esclaves/ c’est son hennissement tiède l’écume/ l’eau des criques boueuse et cette douleur/ puis rien/ esclaves arrimés de cœurs lourds » (Ferrements in Ferrements).
     
  6. Voir infra, dans «esquisse d’un herbier imaginaire».
     
  7. Ces deux thématiques de la mer négrière et de l’arbre seront centrales dans l’oeuvre d’Edouard Glissant.
     
  8. «J’ai toujours été fasciné par l’arbre. Le motif végétal est un motif qui est central chez moi, l’arbre est là. Il est partout, il m’inquiète, il m’intrigue, il me nourrit. Il y a le phénomène de la racine, de l’accrochement au sol, il y a le phénomène du fût qui s’élève à la verticale. Il y a le motif de l’épanouissement du feuillage au soleil et de l’ombre protectrice[…]» (Césaire et Maximin 1983).
     
  9. Voir infra, dans «esquisse d’un herbier imaginaire».
     
  10. Voir infra, dans «esquisse d’un herbier imaginaire» p.
     
  11. Pour la notion d’écosymbole, voir Berque 1995.
     
  12. Douaire 2005.
     
  13. «Ma poésie est péléenne parce que précisément ma poésie n’est pas du tout une poésie effusive, autrement dit qui se dégage… se dégage perpétuellement […]. Elle s’accumule pendant longtemps, elle s’accumule patiemment, elle fait son cheminement, on peut la croire éteinte et brusquement, la grande déchirure. C’est ce qui donne son caractère dramatique: l’éruption» (Césaire, Entretiens avec Maximin, 1983).
    Le processus de création décrit est très exactement la forme de volcanisme explosif spécifique de la Montagne Pelée.
    (De Souza, 2000).
    Il incarne peut-être la poésie elle-même: c’est en volcan que Césaire dresse le «tombeau» des poètes amis: Asturias: «Quand les flèches de la mort atteignirent Miguel Angel (…) Miguel Angel rejetant sa peau d’eau bleue / revêtit sa peau de volcan/ et s’installa montagne toujours verte/ à l’horizon de tous les hommes» (Moi Laminaire 79).
    Damas: «Léon G.Damas, feu sombre toujours / (…) frère/ feu sombre toujours» (Moi Laminaire p. 17).
    Saint John Perse: «et que l’arc s’embrase/ et que de l’un à l’autre océan/ les magmas fastueux en volcans se répondent pour/ de toutes gueules de tous fumants sabords honorer/ en route pour le grand large/ l’ultime Conquistador en son dernier voyage» (Ferrements p. 160).
     
  14. «A vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte/ bathyale ou abyssale» (calendrier lagunaire); «Ce bateau-là au fait dans le demi-jour d’un demi-sommeil/ toujours je le connus/ esclaves/ c’est son hennissement tiède l’écume/ l’eau des criques boueuse et cette douleur/ puis rien/ esclaves arrimés de cœurs lourds» (Ferrements in Ferrements) L’œuvre d’Edouard Glissant va développer et théoriser cet imaginaire de la mer ventre négrier et de l’homologie homme/arbre.
     
  15. Réminiscence de la «mer vineuse» d’Homère; tout comme «la mer me sourit de toutes ses fossettes» rappelle les «vagues, sourire innombrable de la mer» d’Eschyle.
     
  16. Voir ici.
     
  17. Voir ici.
     
  18. Voir ici.
     
  19. Voir ici.
     
  20. Voir ici.
     
  21. Citons, sans exhaustivité: ACERAS, aralie, aréquier, arbre de Judée, asclépias, amandier, agave, aubépine, anémone, absinthe, arum, algue, albizia, aloès, arbre à pain, araucaria, anacardier, acanthe, angélique, BALISIER, bombax, blé de rue, bananier, belladone, banian, bruyère, bougainvillée, blé, baobab, bambous, basilic, bursera, CEIBA, cécropie, citronnelle, cacaoyer, calebasse, canne, cariophylle, campanule, canéficier, catalpa, coccolobe, cuscute, chardon, curare, cocotier, caïmitier, corrossolier, coryanthe, caroubier, campêche, chêne, clérodendre, cactus, chanterelle, croton, cerise, cirouelle, clusia rosea, crocus, cornulaire, DROSERA, datura, dragonnier, EUPHORBE, eucalyptus, FICUS, fougère, frangipanier, filao, flamboyant, faux-ébénier, fausse oronge, figuier maudit, fromager, GENIPA, goyavier, genêt, géranium, glaïeul, girofle, HYSOPE, hibiscus, hura crepitans, hippobroma, haemanthus, hernandia, IGNAME, icaque, ipomea, JACQUIER, jujubier, KAÏLCEDRAT, noix de kola, LIME, lichens, lys, letchi, laminaire, lierre, MANGUIER, manglier, mancenillier, mapou, maguey, monbin, marronnier, mangle, menthe, manioc, mandragore, mûrier, mildiou, NEROLI, nopal, nénuphar, nèfle, nielle, noix, OLIVIER, orchidée, orange, PACHIRA, papayer, poinsettia, plumaria, pandanus, palissandre, pivoine, piment, passiflore, palmier, RENONCULE, rose, ronce, roucou, SCIRPE, sargasse, sisal, sésame, sauge, simaruba, saponaire, saule, sapin, scolopendre, soja, sycomore, sureau, sylphium lascinatum, sumac, TOURNESOL, tabac, técomaria, tabebuia, VANILLIER, vétiver, varech, YUCCA, ZINNIA (Constans 1995).
     
  22. La langue anglaise («spring» y signifiant à la fois printemps, source et surgir) servirait mieux l’intention de Césaire dont le printemps est la plupart du temps métaphore.
     
  23. Il s’ouvre tout seul pour libérer les graines.
     
  24. Il colonise d’autres arbres.
     
  25. «La pluie…et ses graines de figuier étrangleur», dont le sens est à peu près équivalent aurait été bien plus immédiatement intelligible, mais au dépens de la musique, de la précision et de la force de l’image.
     
  26. A l’exception de l’acéras et de l’arbre de Judée, les végétaux cités ici sont antillais ou bien naturalisés ou cultivés aux Antilles, mais le marronnier, la mandragore, la vigne, le blé trouvent aussi leur place dans la poésie de Césaire.
     
  27. Le nom de la plante est lié à ses multiples vertus médicinales: Asclepios (Esculape) est chez les Grecs et les Romains le dieu de la médecine, capable de ressusciter les morts. Foudroyé par Zeus, il renaît dans le ciel sous la forme de la constellation du Serpentaire: un homme brandissant un serpent. Le bâton d’Asclepios, autour duquel s’enroule un serpent, est resté le symbole de la médecine. Voir liens éventuels dans le poème avec méduse, serpentaire («soleil, roux serpentaire»).
     
  28. Jus de la canne.
     
  29. Fourmis carnivores.
     
  30. Métis à peau claire.
     
  31. Saison sèche.
     
  32. Prairies.

Source de l'article: Cybergeo.revues

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