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Cahier
d'un retour
au pays natal

Aimé Césaire

1930

 

 

 

 

Cahier d'un retour au pays natal, Aimé Césaire • Éd. Presence Africaine • ISBN 978-2708704206 • 2000 • 11 €.

"Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n'est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l'audience comme la pénétrance d'une guêpe apocalyptique. Et la voix prononce que l'Europe nous a pendant des siècles gavés de mensonges et gonflés de pestilences, car il n'est point vrai que l'oeuvre de l'homme est finie que nous n'avons rien à faire au monde que nous parasitons le monde qu'il suffit que nous nous mettions au pas du monde mais l'oeuvre de l'homme vient seulement de commencer et il reste à l'homme à conquérir toute interdiction immobilisée aux coins de sa ferveur et aucune race ne possède le monopole de la beauté, de l'intelligence, de la force et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre éclairant la parcelle qu'à fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite."

boule  boule  boule

« .... je nous reverrai toujours de très haut penchés à nous perdre sur le gouffre d'Absalon comme sur la matérialisation même du creuset où s'élaborent les images poétiques quand elles sont de force à secouer les mondes, sans autre repère dans les remous d'une végétation forcenée que la grande fleur énigmatique du balisier qui est un triple cœur pantelant au bout d'une lance. C'est là et sous les auspices de cette fleur que la mission, assignée de nos jours à l'homme, de rompre violemment avec les modes de penser et de sentir qui l'ont mené à ne plus pouvoir supporter son existence m'est apparue vraiment sous sa forme imprescriptible.» - André Breton, Un grand poète noir, Préface à Cahier d'un retour au pays natal.

 

 

 

Heliconia caribæa, balizyé. Photo © F. Palli

Heliconia caribea

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Extraits

Il me suffirait d'une gorgée de ton lait jiculi pour qu'en toi je
découvre toujours à même distance de mirage - mille fois plus natale
et dorée d'un soleil que n'entame nul prisme - la terre où tout est
libre et fraternel, ma terre.

Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir...
j'arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays
dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J'ai
longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans
crainte... Et si je ne sais que parler, c'est pour vous que je
parlerai».
Et je lui dirais encore :
«Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche, ma
voix, la liberté de celles qui s'affaissent au cachot du désespoir.»

Et venant je me dirais à moi-même:
«Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous
croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie
n'est pas un spectacle,car une mer de douleurs n'est pas un
proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse...»

 boule 

Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture
on pouvait à n'importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer - parfaitement le tuer - sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot

mais est-ce qu'on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d'une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de Hottentot?

 boule 

[...]

Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole
Ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité
Ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel
Mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance
Ceux qui n'ont connu de voyages que de déracinements
Ceux qui se sont assouplis aux agenouillements
Ceux qu'on domestiqua et christianisa
Ceux qu'on inocula d'abâtardissement
Tam-tams de mains vides
Tam-tams inanes de plaies sonores
Tam-tams burlesques de trahison tabide

Tiède petit matin de chaleurs et de peurs ancestrales

Par-dessus bord mes richesses pérégrines
Par-dessus bord mes faussetés authentiques

Mais quel étrange orgueil tout soudain m'illumine ?

vienne le colibri
vienne l'épervier
vienne le bris de l'horizon
vienne le cynocéphale
vienne le lotus porteur du monde
vienne de dauphins une insurrection perlière brisant la coquille de
la mer
vienne un plongeon d'îles
vienne la disparition des jours de chair morte dans la chaux vive des
rapaces
viennent les ovaires de l'eau où le futur agite sa petite tête
viennent les loups qui pâturent dans les orifices sauvages
du corps à l'heure où à l'auberge écliptique se rencontrent ma lune
et ton soleil
il y a les souris qui à les ouïr s'agitent dans le vagin de ma voisine
il y a sous la réserve de ma luette une bauge de sangliers
il y a mon sexe qui est un poisson en fermentation vers des berges à
pollen
il y a tes yeux qui sont sous la pierre grise du jour un conglomérat
frémissant de coccinelles
il y a dans le regard du désordre cette hirondelle de menthe
et de genêt qui fond pour toujours renaître dans le raz de marée de
ta lumière
Calme et berce ô ma parole l'enfant qui ne sait pas que la carte du
printemps est toujours à refaire
les herbes balanceront pour le bétail vaisseau doux de l'espoir
le long geste d'alcool de la houle
les étoiles du chaton de leur bague jamais vue
couperont les tuyaux de l'orgue de verre du soir
puis répandront sur l'extrémité riche de ma fatigue
des zinnias
des coryanthes
et toi veuille astre de ton lumineux fondement tirer lémurien du
sperme insondable de l'homme
la forme non osée
que le ventre tremblant de la femme porte tel un minerai

ô lumière amicale
ô fraîche source de la lumière
ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité
ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
gibbosité d'autant plus bienfaisante que la terre déserte
davantage la terre
silo où se préserve et se mûrit ce que la terre a de plus terre
ma négritude n'est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur
du jour
ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'œil mort de la
terre
ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l'accablement opaque de sa droite patience.

Eia pour le Kaïlcédrat royal !
Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé
pour ceux qui n'ont jamais rien exploré
pour ceux qui n'ont jamais rien dompté

mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde
véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !
Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le cœur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d'huile
l'exaltation réconciliée de l'antilope et de l'étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l'herbe !
Eia parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement
Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Ceux qui n'ont inventé ni la poudre ni la boussole
ceux qui n'ont jamais su dompter la vapeur ni l'électricité
ceux qui n'ont exploré ni les mers ni le ciel
mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre [...]

ma négritude n'est pas une taie d'eau morte sur l'oeil mort de la
terre
ma négritude n'est ni une tour ni une cathédrale

elle plonge dans la chair rouge du sol
elle plonge dans la chair ardente du ciel
elle troue l'accablement opaque de sa droite patience.

Eïa pour le Kaïlcédrat royal !
Eïa pour ceux qui n'ont jamais rien inventé
pour ceux qui n'ont jamais rien exploré
pour ceux qui n'ont jamais rien dompté

mais ils s'abandonnent, saisis, à l'essence de toute chose
ignorants des surfaces mais saisis par le mouvement de toute chose
insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde

véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde
lit sans drain de toutes les eaux du monde
étincelle du feu sacré du monde
chair de la chair du monde palpitant du mouvement même du monde !


Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le coeur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d'huile
l'exaltation réconciliée de l'antilope et de l'étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l'herbe !

Eïa parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompéter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement

Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé
pour ceux qui n'ont jamais rien exploré
pour ceux qui n'ont jamais rien dompté

Eia pour la joie
Eia pour l'amour
Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées

Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile
que je n'entende ni les rires ni les cris,
les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle

donnez-moi la foi sauvage du sorcier
doneez à mes mains puissance de modeler
donnez à mon âme la trempe de l'épée
je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue
et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère,
ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.

Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
comme le poing à l'allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang
faites-moi dépositaire de son ressentiment
faites de moi un homme de terminaison
faites de moi un homme d'initiation
faites de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement

faites de moi l'exécuteur de ces œuvres hautes

voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme

Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n'est point par haine des autres races
que je m'exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c'est pour la faim univeselle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin

de produire de son intimité close
la succulence des fruits.

Et voyez l'arbre de nos mains !
il tourne pour tous, les blessures incises en son tronc
pour tous le sol travaille
et griserie vers les branches de précipitation parfumée !

[…]

boule  boule  boule

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