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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Vieux nègres, chez tante Angèle.

Thierry Caille

Je cherchai l'inspiration d'une composition
possible, une scène simple de vie, un témoignage
humaniste de l'âme antillaise, un Guernica tropical.

 

A une vêpres d'heures, du vieux morne Larcher,
bakoua de ti-baumes, d'arpents d'herbes-Guinée,
balayées par le vent sur le Sud Caraïbe,
les pied nus, nonchalant, s'en revenait placide,
Jean-Toussaint Joseph-Rose, trois mangots à la main,
l'âme en paix, l'esprit vide, insoucieux du destin,
vieux, édenté, crasseux, créature de Dieu,
fin pêcheur de lambi, buveur de rhum et pieux.

Il avait la peau lisse d'un parchemin étrusque,
noire, charbonneuse d'un raisin de lambrusque.
Il allait saluant les manicous tranquilles,
les anolis rêveurs et les crabes dociles,
laver ses mains calleuses à la jarre de rhum,
que portait tante Angèle à la table des hommes,
le soir à la veillée, dans son bistrot de tôles
où venaient s'amarrer adroitement les yoles.

La négraille était là sous la lampe tremblante,
les bakouas posés sur la toile cirée,
comme le jour jetait la flamme chancelante
du dernier feu rageur d'un soleil chaviré.
La manmaille criait au retour des écoles,
sous les yeux menaçants, les gifles improbables.
Sous les coups de gueule défilaient les lucioles,
chez Angèle le soir à l'heure baptismale.

On s’harponnait créole, on s'abreuvait d'injures,
on se tordait le cou dans cette pétaudière,
vidant cul-sec son rhum, emplissant l'autre verre
dans l'odeur du poisson et d'huile de friture.
Et les vieux se taisaient en mâchouillant leur chique.
Dans leur cerveau confit marchait une araignée.
L'œil rougi, injecté de ferments éthyliques,
ils portaient des blasons d'insigne dignité.

Ils n'avaient jamais lu ni Glissant ni Césaire,
pauvres gueux en haillons, ni la bible du prêtre,
ils tiraient humblement une sainte misère,
la senne de la vie des pêcheurs de gorettes.
Ils se foutaient pas mal de la créolité
quand Angèle emplissait douce les abreuvoirs.
Et moi, j'ai vu soudain dans ces vieux pêcheurs noirs
passer le souffle immense de l'humanité.

 

                                                                    Thierry Caille

 Viré monté