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Les nouveaux maîtres de la parole créole

Diana Ramassamy

Les nouveaux maîtres de la parole créole

Les nouveaux maîtres de la parole créole, Diana Ramassamy, photos Anne Chopin • HC Éditions • 2016 • ISBN 9782357202658 18.50 €.

À l’origine, le conte s’inscrit dans la tradition orale. Dans les sociétés créoles, le conte est un genre littéraire très répandu. Il a pour singularité d’être une histoire impersonnelle et codée qui nécessite la présence d’une personne pour en déployer les contenus cachés et lui attribuer une portée symbolique. Il permet d’entrer dans le système de représentations et le discours interne d’une société.

Le conte a longtemps fait figure, pour les sociétés créoles à tradition orale, de précepte fondamental dans la transmission de certains aspects structuraux. Il a permis, depuis des temps immémoriaux, d’atteindre les métamorphoses de la sensibilité, les rêves de l’imaginaire et les visions collectives du monde. Si le conte est universel quant à sa structure et ses grands archétypes, il porte la marque du groupe social dont il émane parce qu’il est conçu à l’intérieur d’une tradition.

Dans le contexte historique de l’esclavage, le conte résiste dans la mémoire de ceux qui entendent la voix d’une conteuse ou d’un conteur. Les écrivains de la Créolité ont décrit la figure d’un conteur qui, durant la période coloniale, prend la posture d’un homme esclave auquel succède un héritier, un maître de la parole. Ce n’est qu’à la nuit venue que cet homme se transformait en un délégué d’un peuple enchaîné. De nos jours, l’art du conte est toujours vivant. Des festivals, des rencontres, des séminaires, foisonnent dans le domaine du conte et témoignent d’un renouveau du conte perceptible, dès le début des années mille neuf cent quatre-vingt dix.

En compagnie de la photographe Anne Chopin, je suis partie sur le terrain avec pour objectif de mettre en lumière la présence active des personnes qui font vivre le conte contemporain. Cet ouvrage résulte de la relation de confiance que nous avons tissée avec les individus avec lesquels nous avons partagé le plaisir du conte. De la Guadeloupe à la Guyane en passant par la Martinique, nous avons rencontré des conteurs et des conteuses et leurs publics, qui ont tous contribué à la réalisation de cet ouvrage. Cette rencontre a été possible grâce à la patience, au respect et à l’empathie réciproque qui a uni sur place chacun des acteurs. Ce projet a demandé du temps. Le temps de se connaître, de se parler, de se comprendre, de s’accepter.

La Guadeloupe, la Martinique et la Guyane ont été successivement mes lieux de résidence et durant une longue période, j’ai fait partie de l’environnement familier des conteurs. Cette proximité a aidé à une meilleure compréhension de l’art du conte et a permis de vérifier l’évolution de la pratique du conte. Les conteurs cherchent à faire reconnaître leurs performances artistiques. Ils participent à des formations culturelles et se confrontent au niveau international. Les conteurs de plus en plus professionnels rivalisent de talent et d’ingéniosité en matière d’adaptation. Généralement, les conteurs assument au quotidien plusieurs activités professionnelles. L’art du conte est ainsi souvent associé, chez ces conteurs, à une pratique musicale et/ou théâtrale. Toutes ces activités les amènent à jongler de manière adroite entre l’oralité et l’écriture.

Cet ouvrage est aussi parti du principe que nous ne pouvions ignorer plus longtemps l’apport des femmes dans le domaine des traditions orales. La question du masculin et du féminin fait partie de la matrice des nouveaux maîtres de la parole créole. Les femmes ont longtemps été reconnues puis consignées comme des pièces maîtresses dans le processus de la transmission orale familiale. Nous pouvons désormais établir que les femmes n’étaient pas seulement consignées à l’espace privé. De l’espace privé à l’espace public, nous avons retrouvé de nombreux témoignages qui présentent les femmes comme des conteuses de veillées réputées, dotées d’un répertoire étendu. Sortir les femmes conteuses, de l’ombre et de l’anonymat a représenté pour nous un gage de réussite en matière de dialogue et de confiance. Avec les nouveaux maîtres de la parole créole, nous pouvons dire que le conte n’est pas une pratique réservée aux seuls hommes; l’art du conte peut être considéré comme le bien de tous: c’est un héritage commun.

Bien que les conteurs puisent ensemble dans la tradition orale créole, chacun d’eux, qu’il soit de sexe féminin ou masculin a sa version du conte. Il n’y a pas deux conteurs qui racontent un même conte de manière identique. L’esprit du conteur reste un esprit de liberté et chaque variante du conte traditionnel devient re-création. Pour être au plus près de la voix des conteurs, j’ai intégré le public à qui il appartient toujours d’intervenir et sans lequel le conteur n’a plus de raison d’être. Interagir avec le public reste toujours un défi à relever tant le maître de la parole insiste sur la valeur du vivant. Écrivain de la voix, le maître de la parole fascine sur sa capacité communicante des mots choisis, sur leur efficacité poétique, sur ce que chaque expression peut provoquer, sur sa capacité à porter corporellement les mots qu’il sélectionne. Au-delà des mots c’est une épaisseur symbolique qui sera transmise.

Dire le conte c’est suspendre le temps, autoriser celui qui l’écoute à s’échapper un temps du poids du réel. Pour ce faire il est besoin d’une formule spéciale, d’un rituel langagier, capable de détacher l’auditoire de toute entrave spatio-temporelle, c’est le Yé Krik, Yé Krak! Yé mistikrik! Yé mistikrak! Formules d’introduction et de clôture que nous ne pouvons pas traduire tant elles renvoient à un lieu hors de tout lieu. Entre obscurité et clarté, le Maître de la parole mêle magie et plaisir des mots. Le profit qu’offre le Maître de la parole à l’imaginaire est fonction de son authenticité.

Aux Antilles et en Guyane, la langue créole fait partie intégrante de cet héritage authentique. Elle côtoie au quotidien le français qui bénéficie d’un statut officiel. Le créole reste toutefois la langue régionale de France la plus parlée avec environ deux millions de locuteurs. Les contes présentés dans cet ouvrage ont été collectés oralement en créole, transcrits puis traduits en français. Transporter le lecteur du créole au français, c’est faire état de tous ces individus qui baignent dans un univers culturel et linguistique créolophone et qui pensent selon les schèmes de la langue française.

La littérature orale est ainsi lettre et voix. Traduire a suscité une réflexion d’une vraie délicatesse, d’une grande profondeur, riche en pistes et en intuitions, jouant sans cesse sur le sens, les sens et la sensibilité du bilinguisme. La voix, le corps, la gestualité sont constitutifs d’un art de la parole, dont l’écriture s’épuise à donner trace. La traduction française de la littérature orale créole soulève la question de la reproduction du rythme, des échos, des répétitions, des parallélismes et le jeu de ces divers facteurs se projette dans l’espace propre de la performance du conteur, y engendrant la poésie jamais la même. Le timbre vocalique, le ton, l’éloquence qui caractérise le Maître de la Parole ont accompagné ma traduction.

Le créole a ensemencé le français de ses propres projets de littérature orale. Dans les textes français luisent les étincelles des formules orales créoles, des mélodies psalmodiées et la force du verbe des maîtres de la parole créole. Cette littérature de voix, créée pour être interprétée, met en évidence la relation intrinsèque qui existe entre le conteur et l’auditoire. Cette relation se nourrit de plaisir. Ce plaisir n’est pas n’importe quel plaisir du récit ou de la relation, c’est le plaisir du conte. Un plaisir qui nous apprend à suspendre la réalité. Cette force affective se manifeste et se retrouve dans la puissance du texte et des photos prises au moment de la performance des conteurs. Le maître de la parole échappe au temps parce qu’il est en mesure d’ouvrir au plaisir du conte et de créer une dimension que nous souhaitons partager avec chaque lecteur.

De génération en génération, la parole du conteur ravive le conte et lui permet de perdurer au fil des ans, comme magnifiée par les conteurs et les conteuses. Ces nouveaux maîtres de la parole créole ouvrent le passage vers le monde dont ils viennent. Pour nous, ces hommes et ces femmes donnent forme à un pouvoir: celui de concilier oral et écrit et maîtriser le temps.

Les nouveaux maîtres de la parole créole

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