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Envers du décor

Extrait

Ernest Pépin

L'envers du décor
L'envers du décor • Ernest Pépin • mars 2006 •
Éd. Le serpent à Plumes • ISBN 226805554X • 16.90 €.

Nous étions entassés comme des crabes dans un bateau pourri qui puait le mazout. Il n’y avait pratiquement rien à manger. L’eau était rare. Des hommes armés nous veillaient. Nous, c’est-à-dire une bande de zombies sales et à demi-fous. Il y avait des femmes. Il y avait des hommes. Ils avaient refusé les enfants. Le vomi! La merde! Des maux de ventre! Certains déparlaient. D’autres priaient. Impossible de dormir. Nos yeux pendaient, nos gueules bavaient et nos corps cassaient les cordes de la raison. Un a plongé parmi une danse de requins. Il a préféré finir avec ça. Un autre est mort sans aucune explication. Une femme a accouché. Elle avait caché sa grossesse! Et les hommes armés ont jeté le bébé. La tête de la femme est partie. Elle voulait donner le sein à tout le monde croyant, à chaque fois, que l’un ou l’autre était son bébé. Les hommes armés burent son lait en disant que ça lui ferait du bien. La mer a des trous! La mer a des vices cachés! la mer est sans maman pour les bateaux de sauve-qui-peut. Finalement nous avons vu au loin les hauteurs de la Dominique. Nous sommes restés toute une journée sous le soleil. Il fallait attendre la nuit pour débarquer. Ils nous ont fait descendre sur une plage sauvage. Nous n’avions pas la force de nous tenir debout. Ils nous ont entassés dans un camion. Ils sont partis sans même nous souhaiter bonne chance. Le camion nous a conduits dans une habitation, bien cachée dans les bois, et là on nous a expliqués qu’il nous fallait payer pour notre séjour et notre voyage jusqu’en Guadeloupe. C’est à ce moment là que j’ai compris que nous avions été vendus comme esclaves. On devait payer en travail forcé sans savoir quand ça s’arrêterait. Au moins, nous pouvions manger des ignames, des fruits-à-pain, des mangues et boire de l’eau fraîche. La Dominique est une île à rivières. Je suis resté trois mois à rembourser la dette. Interdiction de sortir. On partait le matin et on rentrait le soir comme un troupeau, pour dormir l’un sur l’autre dans une sorte de hangar. Excepté la femme folle qui payait avec son morceau de nature. Au bout de trois mois, on nous a parlé d’un chargement clandestin. Je me suis retrouvé dans un canot qui filait vers Marie-Galante. Là, d’autres Haïtiens m’ont réceptionné. C’était la saison de la coupe de la canne. J’ai été embauché sans problème, à condition de ne pas trop me montrer en dehors des champs. A part le propriétaire, il n’y avait aucun Guadeloupéen avec nous. Cela nous arrangeait, car nous pouvions vivre selon nos mœurs, sans déranger personne. J’ai coupé la canne comme un enragé et, à la fin de la récolte, le patron m’a donné une monnaie conséquente. Je n’avais jamais eu autant d’argent dans mes mains.

De nuit, un pêcheur m’a jeté au large de Trois-Rivières dans une mer chiffonnée. Grâce à dieu, j’ai pu nager. Une camionnette attendait. Elle devait nous conduire à Petit-Bourg. Surchargée, roulant tous feux éteints, elle a percuté une autre voiture. Il y a eu des blessés et des morts. Je me suis enfui dans les bois et j’ai marché jusqu’à Pointe-à-Pitre…

Ernest Pépin

Viré monté