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Saint-Pierre rend hommage à
M. Monchoachi
Autour des grands mystères
recitation pour M. Monchoachi
Cher M. Monchoachi,
Dans le dernier chant de Nostrom vous écrivez ceci: «Et voici l’homme de nouveau hanté de parole et comme habité d’ivresse divine... Woo! il n’est que de parler, il n’est que de parler pour que tout naisse à nous… J’ai dans la bouche une ruchée d’abeilles magiques…». Et voici comment vous avez traduit ce dernier vers: «Ni an latrilyé mouchanmyel nan bouch mwen ka fè séyans»…
La séyans est la cérémonie créole durant laquelle nos officiants manipulent les mystères. Il n’est pas anodin que vous l’utilisiez pour parler de ce qui se passe dans la bouche de notre homme le Conteur, et qui pour vous se rapproche très largement de ce qui se passe dans l’œuvre de notre homme le poète. Nous avons là, une admirable contraction de ce qu’est non seulement votre poésie mais aussi de ce que nous allons faire autour de vous ce soir.
On se saurait vous approcher sans invoquer ou convoquer la langue créole. Pour vous, cette langue n’est pas seulement une langue maternelle, pas seulement une langue de poésie, ni même une langue comme une autre, c’est véritablement un grand gisement de connaissance. Le mot créole pour désigner l’hommage que l’on rend à quelqu'un est Gloryé. Nou ka Gloryé Monchoachi. Mais on pourrait dire aussi, sans doute avec plus de justesse: «Nou ka fè séyans koté Monchoachi».
Pourquoi choisir Seyans plutôt que Gloryé?
Le Gloryé est à mon sens une célébration verticale, presque unilatérale.
La Seyans est l’exploration collective d’un espace de mystère, avec l’idée de s’enrichir dans ce partage, d’écouter et d’apprendre, d’expérimenter, et surtout d’agir sur le réel et sur l’ensemble des pistes de l’avenir par le geste et la récitation.
Dans une Séyans, l’officiant fait des jès et l’officiant récite. Le jès renvoie au corps, au mouvement du corps qui ordonne au réel et aux forces invisibles, et qui par là-même s’y expose, et je pourrais même dire: qui se change en s’y exposant. La récitation renvoie à la force de la parole, à la puissance du verbe non seulement créateur mais divinateur, et par là-même transformateur et du corps et de l’invisible qui constitue l’entour.
Le Kréyol. La séyans. La récitation ou le réciter. Le corps. Le geste. La parole. Les mystères. Vous êtes, cher M. Monchoachi, tout entier dans ces quelques mots. Ils ne vous enferment pas. Ils constituent juste quelques balises de votre cheminement poétique. Cheminement dont l’amplitude, la profondeur, la force et la singularité, m’autorisent à soupçonner que vous êtes, et que nous avons là, parmi nous, de même génération que nous, un des plus grands poètes vivants de la Caraïbe et des espaces américains. Et sans doute du monde.
Je le crois, je le pense, je le devine surtout, car le propre des grandes œuvres est d’abord de conserver cette donnée irréductible qui est la part de l’indicible, de l’inexprimable, de l’invisible et des forces du mystère. Vous mettez en déroute les bases de notre esprit. Vous défaites ces certitudes qui créent l’aveuglement. Vous nous précipitez en face de tous les mystères de la langue et de la culture créoles, mais aussi des énigmes et des inexprimables du monde. Un tel bouleversement nous oblige à nous souvenir que nous devons, en pleine conscience, exister et agir en face de l’impensable.
Votre œuvre est terrible et précieuse car elle nous emporte «au-dehors», en dehors de notre structure sensible. Elle nous rapproche de cette stimulation originelle où la conscience humaine s’est vue confrontée à ce qu’elle ne pouvait comprendre, ni expliquer, et contre laquelle elle finira par déployer tout ce que nous avons de rituels magiques, de liturgies religieuses, de souci scientifique, de volonté philosophique, de pratiques esthétiques. Une grande part de l’humanisation a consisté à dresser un rempart entre l’impensable de l’existant et les fragilités de notre conscience. L’homme est devenu celui qui n’est plus en prise directe avec l’impensable, qui s’en est éloigné, et qui a fait de cette fuite la source des merveilles produites par nos cultures, nos civilisations. Pouvoir tout expliquer, pouvoir tout dominer, se trouve au fondement de l’idée même que nous avons de l’Homme. Pourtant, votre dernier livre, Lémistè -- entendre: Les mystères – refuse de fuir l’impensable. Il explore ce qu’est véritablement l’homme en privilégiant ces moments de grands rituels où la totalité de ce qui fait l’humain se voyait mobilisée en face de l’inconnu grandiose, et se voyait forcée d’affronter l’alternative suivante: ou s’en préserver et s’en éloigner, ou s’y accorder et en faire un défi. La bataille semble avoir été perdue sous l’irruption de la rationalité, de la pensée raisonnante et des vérités scientifiques, mais votre livre suggère que des pistes sont demeurées ouvertes, et, qu’en revenant à ces moments originels, nous pourrions renouer avec la force inaugurale d’une connaissance de nature poétique. Ce livre a compris que cette exploration du moment-clé originel n’était pas l’affaire d’un peuple, d’une culture, d’une civilisation, mais véritablement de tous les peuples, toutes les cultures, toutes les civilisations. C’est dans cette totalité que vous allez explorer ce moment fondateur, cette bataille de la conscience en face de l’impensable. Bataille qui s’effectue sous des modalités collectives, mais aussi, et vous le soulignez, dans des modalités individuelles. Les grands rites communautaires sont portés par des individus, des consciences solitaires qui baignent dans la conscience commune mais qui s’en distinguent tout en s’y renforçant.
De Nostrom à Lémistè, la langue créole est envisagée comme un gisement de connaissance. Connaissance de la terre où nous sommes. Connaissance de ce que nous sommes. Connaissance de ce qui fait le monde. Connaissance de la présence humaine dans ce monde relié. Chaque mot créole devient pour vous un univers dont il faut soupeser l’immense complexité. Les mots créoles que vous explorez sont des ouvertures vers tous les grands mystères à fréquenter sans crainte, à fixer sans mollir. Jamais la langue créole, en fin de compte, n’avait été assumée, magnifiée, avec autant de pertinence, d’enrichissement, de force. Et comme chaque mot créole ouvre infiniment, chante infiniment, il rencontre les autres mots, les autres créoles, les autres langues, et parmi elles la langue française. Créoles et français peuvent se juxtaposer comme dans Nostrom, et s’interpénétrer comme dans Lémistè, en nous offrant alors un langage tout aussi déroutant qu’avaient pu l’être, en leur temps, le Cahier d’un retour au pays natal, ou les premiers écrits d’Edouard Glissant.
Votre langage ne relève plus d’un rapport entre écriture et oralité, entre langue créole et langue française (petits débats aujourd’hui sans aucune importance) mais véritablement d’une vision singulière, incandescente, extrême tout autant que totale, confrontée à ce nous sommes individuellement et collectivement dans les mutations du monde et du vivant. Votre manière est vraiment celle d’un Guerrier. Guerrier très pacifique qui se dérobe aux archaïsmes des vieilles dominations et des vieilles résistances, pour supposer un autre monde, le suggérer, lui offrir une genèse dans les moments originels: en clair, vous situez l’origine bien en avant de nous, comme une source et une ressource.
Tout autant que dans ce gisement de connaissance qu’est la langue créole, vous vous êtes installé dans une absence: celle de notre dimension amérindienne. Glissant disait que les Caraïbes n’avaient pas disparu de parmi nous, mais qu’ils avaient dés-apparu, manière de dire qu’ils étaient encore là dans l’entour invisible, dans nos fondement indéchiffrables, et en finale dans notre devenir. «Le poète écoute la terre comme un indien» chantiez-vous dans un de vos ouvrages, et c’est en amérindien que vous explorez la langue créole, et c’est en amérindien que vous éprouvez tous les piliers d’une nouvelle fondation. Fonder à partir de l’absence, prendre l’inconsistance apparente de l’absence pour en dresser matière pour une autre vision, un autre geste, un autre langage, est une poétique de l’absence-présence qui établit votre originalité et, bien entendu, l’inouï de vos mystères.
Voilà un peu de ce que je voulais vous réciter mon cher M. Monchoachi. Et j’aimerais que ce jès, le Gloryé de ce soir, nous ouvre à de plus grandes fécondités. Il est temps que nous reconnaissions votre haute présence parmi nous. Il est temps que nous nous mettions, comme vous le dites, à faire mouvement de notre corps, c'est à dire de notre présence en nous-même et au monde.
Reconnaître une œuvre, c’est en accepter l’injonction. Cela revient à s’en saisir comme d’un défi qui nous installe en devenir avec ce qui nous est donné. Et ce que vous nous donnez, ce n’est pas une réponse, ce n’est pas une recette, c’est le sillage d’une conscience qui chemine en connaissance vers les hauts lieux de la Beauté. Vous nous offrez bien plus qu’une vérité: l’appel au tout-possible d’une juste expérience.
Patrick CHAMOISEAU
Le 4 décembre 2013, dans les ruines du théâtre à Saint-Pierre.