Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Michel-Ange Hyppolite, critique minutieux et attentif

Paul Laraque
(Traduction de Maximilien Laroche, Université Laval)

Le Nouvelliste - 29 juin 2007

La création d'une langue est une réponse à un défi social et historique. Or, la cohabitation à Saint-Domingue de l'esclave africain et du colon français posait un problème. La diversité des langues parlées par les Africains était un obstacle à la communication. Il leur fallait trouver un moyen de se parler entre eux mais aussi de le faire avec leurs maîtres. Le créole haïtien sera donc la solution portée à ce double défi.

Mais une langue n'est pas simplement un instrument de communication. C'est aussi une composante de base de la culture d'un peuple, et cela au même titre que la religion, la musique, la danse ou la peinture. En plus d'être un élément de la culture, la langue sert aussi à sa transmission. C'est par la langue que s'expriment les croyances, les sentiments et les idées qui animent une communauté. La langue occupe de ce fait une position d'avant-garde dans l'expression culturelle. On parle une langue avant d'en faire un objet de lecture et d'écriture. Ainsi, l'on peut dire qu'un peuple se forge une oraliture avant de se doter d'une écriture.

Il est bon de se rappeler ces vérités à propos de l'histoire de la langue créole d'Haïti. La culture d'un peuple n'est pas séparable de son histoire. Ce sont des sœurs jumelles. Le peuple bâtit son histoire tout en édifiant sa culture. Il crée sa langue (le créole) et en même temps sa religion: le «vodoun» tout en créant le pays (Haïti). La deuxième nation indépendante du continent, la Première République noire au monde, le seul Etat issu d'une révolte victorieuse d'esclaves est une création au même titre et en même temps que la culture haïtienne.

La cérémonie du Bois-Caïman le démontre fort bien, le «vodoun» a été le réservoir d'énergie auquel s'est alimentée la lutte pour la liberté et l'indépendance. On n'a qu'à se rappeler ce qu'affirmait Amilcar Cabral, le leader marxiste angolais : il n'y a que la société qui a su préserver sa culture qui puisse mobiliser et organiser les masses populaires contre une domination étrangère.»

Nos proverbes, nos contes, nos chansons, les histoires de Bouki et de Malis donnent la preuve de l'imagination créatrice du peuple haïtien et de la richesse de notre oraliture. Mais comme partout ailleurs, l'écriture littéraire apparaît toujours tardivement avec ses divers genres: le roman, le théâtre, l'essai politique et les formes savantes de la poésie. Des esthétiques individuelles ou historiques émergent progressivement de l'esthétique populaire et collective. C'est une longue route jalonnée cependant d'œuvres sorties de l'imagination créatrice de précurseurs tels que Oswald Durand avec Choucoune, Milo Rigaud avec Tassos et Philippe Marcelin avec un très beau poème dont la revue Sèl a publié le texte.

Mais tout commence vraiment quand «enfin Morisseau vint» et publia en 1951 Diacoute, recueil de poèmes, bientôt suivi de sa pièce Antigone qui fut représentée en 1953 à Port-au-Prince et en 1959 à Paris. Le premier poème de Diacoute est dédié à Christian Beaulieu qui fut l'un des premiers à militer pour l'utilisation du créole dans l'alphabétisation des masses. Christian Beaulieu fut également un membre fondateur, avec Jacques Roumain et Étienne Charlier, du parti communiste haïtien.

Pour le poème le plus célèbre de Diacoute «Papa Desalin Mèsi», Morisseau-Leroy s'inspira de la personnalité et de l'action du libérateur d'Haïti, Jean-Jacques Dessalines. Il dédia ce poème au leader du parti populaire de libération nationale (PPLN), Jean-Jacques Dessalines Ambroise, que les Tontons macoutes des Duvalier assassineront, tout comme ils le feront pour un autre leader, Jacques Stephen Alexis, qui dirigeait un autre parti marxiste, le Parti d'entente populaire (PEP). Comme on peut le constater, la culture créole, son écriture et sa littérature ont toujours fait cause commune avec la lutte pour la libération du peuple haïtien.

D'autres noms se détachent parmi les membres de cette première génération d'écrivains en langue haïtienne. Celui de Franck Fouché qui, vers la même époque de la création de l'Antigone de Morisseau-Leroy, fait jouer Oedipe-Roi en créole aussi; celui d'Émile Roumer, ancien directeur de la Revue indigène de 1927 - 1928, auteur de «Marabout de mon coeur», poème dont la célébrité égale presque celle de «Choucoune». Les noms de Claude Innocent et de Jacques Lenoir, pseudonyme de Paul Laraque, sont également à retenir. Ces écrivains ont en effet contribué à ouvrir la voie aux créateurs de langue créole des générations suivantes.

Deux motifs poussaient ces écrivains de 1950 à passer au créole. D'abord ils voulaient s'exprimer naturellement, si l'on peut dire, dans leur langue maternelle, ensuite pour des raisons plus politiques ou idéologiques, ils voulaient prendre position aux côtés du peuple, aider à combler le fossé qui séparait les intellectuels des masses et constituer l'avant-garde révolutionnaire du combat pour la deuxième indépendance. Dans le chapitre sur la poésie haïtienne de l'anthologie de la nouvelle poésie créole, Maximilien Laroche a établi un classement des poètes par générations. Nous avons déjà mentionné ceux de la génération des années 1950. Dans les années 1960, de nouveaux poètes se firent connaître: Rassoul Labuchin qui devait plus tard transporter au cinéma l'esthétique réaliste merveilleuse de Jacques Stephen Alexis, Lyonel Vilfort et surtout Georges Castera qui, dans sa poésie créole, opérait une révolution tant sur le plan forme que sur celui du fond. Rudolph Muller, Pierre-Richard Narcisse, Dominique Batraville, Jean-Claude Martineau et Lyonel Trouillot, par la suite, viendront constituer la troisième génération d'écrivains créoles mentionnés dans cette anthologie.

Frankétienne y était aussi mentionné comme le premier romancier de langue créole avec Dezafi et Michel-Rolph Trouillot comme le premier historien à avoir avec Ti dife Boule sou istwa Dayiti écrit une histoire d'Haïti dans la langue du peuple.

Aux yeux du public actuel, Jean-Claude Martineau est sans doute le poète qui suit les traces de Morisseau-Leroy pour les thèmes traités et il bénéficie aussi de l'estime du public. Son poème «Lè l'a libere Ayiti va bèl o!», avec la voix de Farah Juste,a fait le tour de la diaspora jusqu'à atteindre Haïti.

Tous les poètes mentionnés ci-haut ont chacun leur mérite propre et leur engagement particulier. Mais, comme le souligne Kaptenn Koukourouj (Michel-Ange Hyppolite), c'est la Sosyete Koukouy qui est à l'heure actuelle le porte-flambeau de la littérature haïtienne créole. Rappelons que ce mouvement a été lancé en Haïti par le docteur Ernst Mirville (Pyè Banbou) en 1965. Pour ceux qui s'intéressent à la question créole voici quelques rapides renseignements bibliographiques qui les guideront dans leurs recherches:

Pyè Banbou: Rechèch, 1979; Jan Mapou (Jean-Marie W. Denis) «Pwzigram», 1981; Bilten Koukouy, Montréal, notamment le No 6, septembre 1990; Études Créoles, Montréal, 1991 - 1992, où figurent un article de Michel-Ange Hyppolite (Kaptenn Koukourouj) sur le Mouvement Koukouy et un autre de Maximilien Laroche (Le vers créole entre la musique et la prose.

Ajoutons que la Sosyete Koukouy a eu le mérite de faire connaître Mercédes Guignard (Deyita), notre première femme écrivain en langue créole. La Sosyete Koukouy [à l'intérieur du Mouvement Créole], après avoir lutté en Haïti en faveur de l'écriture en créole, sous les Duvalier, a su poursuivre en terre d'exil, aux Etats-Unis et au Canada, une infatigable activité créatrice dans tous les domaines de la langue créole. La revue Études créoles, dans son numéro consacré à la langue créole d'Haïti, a établi une bibliographie sommaire des écrits des membres de la Sosyete Koukouy. On peut y relever aussi bien la liste des recherches linguistiques et anthropologiques d'Ernst Mirville qu'un relevé des écrits critiques de Michel-Ange Hyppolite, de même que les créations littéraires de Jan Mapou.

Jan Mapou, après que les membres du groupe eurent été contraints à fuir la presécution duvaliériste, est celui qui a décidé de relancer à New York d'abord puis à Miami les activités littéraires de la Sosyete Koukouy . Michel-Ange Hyppolite, lui, réside au Canada, et c'est de là qu'il ne cesse d'apporter sa contribution propre aux activités du groupe. Critique minutieux et attentif des publications en langue créole, il tient une chronique régulièredans l'hebdomadaire Haïti en marche. Poète surtout, il a déjà publié en 1984 «Anba Lakay, un premier recueil de poèmes créoles. Dans la préface de ce volume, Julio Jean-Pierre, un autre membre de la Sosyete Koukouy de Montréal, excellent poète lui-même, dans la préface d'Anba Lakay affirme que «Michel-Ange Hyppolite donne aux mots une poussée, comme le fait le moteur pour une fusée.»

Emmanuel Eugène, autre poète du groupe de Montréal, qui a publié Ekziltik, affirme à propos de l'écriture du poète d'Anba Lakay: «Si la poésie est l'ambroisie de toutes les boissons, Michel-Ange Hyppolite sait changer les mots créoles en ambroisie pour nos palais.» Le poète Michel-Ange Hyppolite est aussi un homme de science et il a voulu, en ce domaine aussi, nous donner une oeuvre créole avec son lexique d'ostéologie «Atlas leksik zo mounn, 1989». Mais, avec Zile Nou, Michel-Ange Hyppolite revient à la poésie. En 20 poèmes, il fait le tour de plusieurs thèmes. Partant de son coin de terre d'Haïti il prend le large

Dans nos Îles Caraïbes
L'aurore a des doigts souillés de cendre
Au printemps nos quénépiers fleurissent
Mais leurs fruits sont amers
Et leur ombre efface à mesure
La trace de nos pas
( Nos Iles Caraïbes )

Puis il consacre à son île quatre poèmes qui donnent leur titre au recueil.

Le sémaphore fait des clins d'oeil
Chaque signal
M'emporte là-bas,
Au Morne l'Hôpital,
A Saint-Gérard,
A la souce Turgeau
Partout où la vie
N'arrête pas d'affronter la mort»
( Nos Iles Caraïbes)

Un cri traverse la nuit
Des étoiles lacèrent le ciel
Je n'en crois pas mes yeux
Elle fait fausse couche, Haïti!
Notre rêve avorte!
(Notre Ile III )

Lors du quatrième atelier international de poésie tenu à Santiago de Cuba en juillet 1994, dans mon discours d'ouverture, je me demandais quel était le pouvoir de la poésie quand elle se voyait confrontée à la misère et à la dictature? Voici la réponse de Michel-Ange Hyppolite:

J'entends résonner
Un discours
Tandis que le vêvê d'Ogoun Feray
Lacère le temps
Un étudiant sans voix
Gît à Ti-Tanyen

On croit enterrer
Sa parole
Dans sa gorge muette.
Mais son rève
Explose dans les mots
Qui nous réveillent
(Discours )

D'autres poèmes évoquent le découragement ou l'espoir, parlent de l'amour ou de l'exil. Celui que je préfère est intitulé tout simplement:

Femme
Tu portes la vie
Et lui fais enjamber le soleil
Grâce à toi
Les pierres s'escaladent l'une l'autre
L'eau dévale les pentes de bon gré
Et le vent est une voile que tu tisses
Pou la pavoiser à tour de vue

Ton doigt vengeur
N'épargne personne ni pape ni seigneur
Femme, ta force
A le visage de la vie.

O femme
Notre admiration
N'arrive pas à rattraper
Ton courage!
(Femme)

Quand un poète est militant et mage, le pur alliage serait dans le parfait dosage du message et de
l'image . Parfois, le message nous entraîne, d'autres fois, l'image nous attire. Qu'importe! La poésie est une cathédrale. Et la pierre créole que le poète Michel-Ange Hyppolite apporte à sa construction est belle.

On peut suivre à la trace l'évolution de la poésie créole si l'on prend pour point de départ l'oeuvre de Morisseau-Leroy et, en passant par la poésie de Georges Castera et de Jan Mapou, on arrive jusqu'à ce présent recueil de Kaptenn Koukourouj. En effet, à la suite de l'arrestation de sept de ses membres, la Sosyete Koukouy dut prendre le chemin de l'exil et s'éparpiller dans la diaspora. Mais, elle s'implanta surtout à Miami où de nouvelles recrues comme Kiki Wainwright et Josaphat Large vienrent renforcer les rangs à côté de vétérans comme Pyè Banbou et Togiram ( Emile Célestin Mégie)

Comme on le voit, la relève est assurée. Si des membres de la première génération des écrivains haïtiens de la langue créole comme Émile Roumer et Franck Fouché nous ont quittés, Jacqueline Fouché poursuit le travail qu'elle accomplissait avec Franck, son mari, Claude Innocent n'a rien publié depuis un bon bout de temps, mais il ne demeure pas moins toujours alerte aussi bien intellectuellement que physiquement. Morisseau-Leroy est déjà entré vivant dans la légende et pour ma part, je n'ai pas encore déposé les armes.

Si je dois entrer en contact avec Jan Mapou, je le dois à Max Manigat et au docteur Serge François. Je me rejouis de voir ainsi le flambeau passer des aînés aux jeunes poètes qui poursuivent l'oeuvre de leurs prédécesseurs. À preuve : Papados (André-Fritz Dossous) a dédié Ròch nan solèy à Morisseau-Leroy, à Paul Laraque et à Jan Mapou, tout commme Kaptenn Koukourouj m'a demandé de préfacer ce recueil. La lutte continue.

Notre acte d'indéprendance a été rédigé en français, mais l'actuelle constitution ,depuis sa proclamation en 1987, reconnaît au créole le statut de langue officielle. Grâce au président Aristide, la langue du peuple a acquis une dimension nationale quand il a prêté serment, en créole, de respecter la constitution. Et le créole a fait son entrée sur la scène internationale le jour où le président Aristide a parlé en créole devant l'Assemblée Générale des Nations Unises. Désormais , nous cesserons de condamner nos paysans en français. Tout justiciable aura le droit d'être jugé en créole ; ainsi la loi sera claire et la même pour tous, car il n' y a pas de liberté pour ceux qui souffrent de l'injustice ni pour ceux qui ont le ventre vide.

Tous les murs de Port-au-Prince se sont changés en fresques murales où le peuple dessine son Histoire en lettres multicolores. Je vous salue, peuple haïtien! Je vous salue, poètes et artistes haïtiens, qui vous placez aux côtés du peuple et défendez sa culture, en créole ou en français, avec vos plumes ou vos pinceaux!

La poésie est la révolution et le créole, la libération. Oui, vraiment, la lutte continue aux côtés de notre peuple, dans sa langue, notre langue, pour changer la vie et pour la deuxième indépendance d'Haïti.

Version française de la preface créole
Texte de Paul Laraque traduit du créole par le Professeur Maximilien Laroche

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Viré monté