Potomitan

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Préface Fables créoles et autres écrits, Ed Stock 1996

 

fab konpè zikak

L'original, chez Gilbert Gratiant, c'est que, Martiniquais de naissance et d'enfance, Martiniquais après tout de courte durée puisque dès l'âge de dix ans le voilà en France, exilé, si je puis dire, à Vendôme dans un lycée, l'original, dis-je, c'est que, Martiniquais fugace, il choisit malgré la distance, malgré l'exil, malgré les risques de l'acculturation et de l'aliénation, l'ori­ginal est que contre tout cela, à rebrousse-poil de tout cela, il choisit avec détermination, avec passion, avec entêtement, d'être martiniquais, de demeurer martiniquais, de se reconquérir martiniquais, et de toujours, dans la vie, dans l'action, dans le combat (dans le combat tout court, physique, et dans le combat politique), témoigner pour la Martinique et pour l'homme martiniquais.

Homme de générosité — car je l'ai connu —, homme de la gentillesse et du cœur, homme d'ouverture et de culture, il est aussi et fondamentalement homme de courage. Car, enfin, à l'origine du choix, à l'origine des choix, de tous les choix de Gratiant (choix politique, choix littéraire, choix per­sonnel), il y a une formidable intrépidité et comme une innocence première qui est une des formes de la grâce. Et, croyez-moi, du courage, il en fallait à Gratiant pour choisir comme il a choisi, et pour choisir ce qu'il a choisi. C'est que, aux Antilles, beaucoup plus encore à l'époque de Gratiant qu'à la nôtre, rien n'est si simple — et André Aliker l'a prouvé par sa vie, rien ne va de soi, et qu'il y a, exclusives les unes des autres, des Antilles très dif­férentes. Et il faut choisir.

Il y a les Antilles du château, et les Antilles de la case. Il y a les Antilles de la caste, et il y a les Antilles de la glèbe.
Il y a les Antilles du coutelas. Les Antilles du dégras. Les Antilles du sillon. Les Antilles de la récolte. Les Antilles de la sueur et de la révolte. Et puis, il y a les Antilles de l'usine, les Antilles du domaine, les Antilles de la fortune.

Eh bien, Gilbert Gratiant a choisi. Il a choisi le peuple, d'être le peuple, et cela, dans le temps même où tout semblait l'en éloigner ou, tout simple­ment, l'en dispenser.

Le premier intellectuel martiniquais au sens moderne du terme, c'est-à-dire un défenseur désintéressé, un défenseur sans sectarisme, mais intran­sigeant, de la vérité et de la liberté vraie: tel fut Gilbert Gratiant. Je me souviens que, dans le hall de notre vieil hôtel de ville, figura longtemps un marbre avec cette inscription: «À nos ancêtres esclaves, artisans de la prospérité de cette île». Cette inscription lapidaire était signée : Gilbert Gratiant.

Oui, il fut le premier dans notre monde colonial, le premier dans le monde de l'enfermement insulaire, le premier dans le monde du confor­misme petit-bourgeois, à avoir défié le pouvoir, à avoir affronté à ses risques et périls les puissances, et à avoir jeté à la face de l'oppression cette poignée de lucioles qui apparut alors comme la lumière même de l'espé­rance. Et c'est un fait que, du petit peuple martiniquais, du petit peuple paysan comme du petit peuple de la rue et de la ville, Gilbert Gratiant sut traduire comme nul autre l'affectivité faite de gravité, de gaieté, et de révolte ou secrète ou ouverte. Mieux, et c'est là le miracle, cet intellectuel sut en retrouver la langue, et dans la langue, le langage.

Curieux, en vérité, les rapports de Gilbert Gratiant et de la langue créole. Gilbert Gratiant n'était certainement pas un créolisant comme on pourrait se l'imaginer. Il avait peu l'occasion de le parler, le créole. Il le parlait beaucoup à la française, et pourtant, il l'a écrit superbement. C'est qu'il y a dans l'esprit et dans le cœur, quelque chose qui précède la langue et la suscite : un état d'âme, une Stimmung dirait Heidegger, cette Stimmung qui fait que du créole, que de la langue créole, Gilbert Gratiant fut moins l'utilisateur ou le locuteur que le réinventeur, il avait trouvé non le dictionnaire, mais le génie qui sécrète la langue comme l'arbre qui exsude sa sève et répare ses blessures. Le secret de son éternelle jeunesse d'esprit et de cœur, il le portait enfoui précieusement en lui: c'était, pour l'émerveiller, pour renouveler sa force de vie, pour alimenter sa verve qui se confondait avec sa vitalité, c'était une image de mornes et de volcan (celui-là même par lequel il vit disparaître Saint-Pierre qu'il ne quitta que la veille de l'éruption), c'était l'image impérissable et inoubliable d'une Martinique enfantine gardée en lui, fraîche comme au premier jour.

Et c'est pourquoi il y aura toujours pour nous enchanter, pour nous faire sourire, pour nous attendrir, pour nous donner à réfléchir et à rêver, un Gratiant disponible: le Gratiant de la tendresse, le Gratiant de la nostalgie, le Gratiant de l'ironie et de la gouaille.

Il y aura toujours «Joseph levé !».

Il y aura toujours «An ni songé».

Il y aura toujours «Toutes les geôles ont une fenêtre».

Et j'en passe...

Quand je songerai à Gilbert Gratiant, je songerai à son exemple, je songerai à sa leçon, et, rêvant à notre commun destin, je murmurerai avec lui, sous la forme qu'il affectionnait, sous la forme, combien profonde, de la chanson populaire et de la comptine enfantine:

«Petit bonhomme, bâtis le pays...
-  Quel Pays ?
- Notre Martinique.
- Et les pierres ?
- Fouillez pour les trouver.
- Et le bois ?
- Cherchez en forêt
- Pour quoi faire ?
- Pour faire la maison.
- Quelle maison ?
- Celle de l'avenir.»

Aimé Césaire


Viré monté