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Le rassemblement solidaire du peuple martiniquais
à l’épreuve de la créativité

2. La place du langage dans les représentations attachées à la nation

Jean Bernabé

27. Décembre 2012

La langue constitue un espace particulièrement propice à l’évaluation de la manière dont un peuple «fait peuple». Si les linguistes sont placés aux avant-postes de l’aménagement linguistique, si les écrivains détiennent de par leur travail créatif sur la langue une certaine capacité à la faire évoluer, il ne s’ensuit pas qu’ils soient en mesure de la modifier de fond en comble. La langue s’inscrit en effet dans le temps plus ou moins long et seule une démarche collective (souvent, mais pas toujours, liée à la succession des générations) est en mesure d’en infléchir le cours de manière significative.

Au multiséculaire duel français-créole généré par des clivages sociaux imputables à la colonisation est en train progressivement de se substituer un duo créole-français. Autrement dit, désormais les Martiniquais, indépendamment des clivages sociaux et ethniques sont, à certaines exceptions près (par exemple, les gens très âgés) tout à la fois créolophones et francophones. En sorte que le rejet par un locuteur de l’une au l’autre langue ne peut que constituer une atteinte à son intégrité. Pareille mutation, on le sait, n’aura été possible qu’au prix d’une lutte conséquente menée à différents niveaux et avec des armes diverses pour la reconnaissance officielle du créole. Il ne s’ensuit pas pour autant une résolution complète des problèmes au sein de l’écosystème linguistique créole-français.

Une langue n’est pas un apanage du peuple ou de la nation

La langue créole, même et surtout enseignée à l’École, même et surtout utilisée par les médias, n’est pas exempte de toutes les menaces concernant non seulement sa place dans notre société, mais aussi sa structure interne, bref sa pertinence, voire sa survie. Aussi choquant que cela puisse apparaître à d’éventuels tenants d’un nationalisme étriqué, une langue n’est en soi un apanage ni du peuple ni de la nation. Autrement dit, il convient de récuser tout amalgame systématique entre communauté linguistique et communauté nationale. En Afrique, Hutus et Tutsis parlent la même langue (le kinyarwanda) et forment deux peuples différents relevant d’un même État, le Rwanda. Les Étasuniens parlent l’anglais sans pour autant relever de la nation britannique. Les Colombiens ou les Vénézuéliens ont pour langue officielle l’espagnol, sans pour autant participer de la nation espagnole. Quant aux différences dialectales entre les différentes variétés d’anglais, d’espagnol ou de français existant dans le monde, elles expriment des personnalités ethniques (je n’ai dit des «identités») différentes, élaborées au travers d’une histoire singulière propre à chacun des peuples concernés. Cela dit, ces différences-là ne peuvent être considérées comme autant de prétextes visant à perpétuer ou relancer la confusion entre communauté linguistique et communauté nationale.

L’espagnol cubain est spécifiquement cubain en raison de son ancrage local qui affecte l’accent, le vocabulaire et d’autres aspects encore, mais il appartient à une réalité qui le transcende, l’Hispanidad! En d’autres termes, pour les Martiniquais, parler créole et français n’est pas en soi source d’aliénation. Nous appartenons aux mondes créolophones et francophones (ce dernier adjectif, avec «f» minuscule), même si nous n’avons pas à souscrire forcément à la géopolitique de la Francophonie (avec un «F» majuscule). Notre double appartenance linguistique n’offre aucunement matière à récuser la problématique de la nation martiniquaise, laquelle serait soupçonnable alors d’entretenir une schizophrénie linguistique, au terme de laquelle nous serions incapables de nous affirmer comme étant une nation, cette dernière fût-elle sans Etat. Les peuples doivent être vigilants quant à certaines pathologies sociales, comme la xénophobie linguistique, qui conduit, par exemple, à vouloir réserver l’usage du créole aux seuls créolophones de naissance, conception qui est à l’opposé même de la vocation d’une langue, à savoir la communication intra- et intercommunautaire.

La langue, un instrument collectif au service du «faire peuple»

Assurément, même non pourvue d’un État, la nation martiniquaise ne pourra véritablement procéder à un rassemblement solidaire, autrement dit «faire peuple» que si elle s’inscrit collectivement dans une dynamique créative. Mais que signifie «faire peuple»? Dans un tel processus, il ne s’agit pas seulement de prendre en compte la créativité si nécessaire des écrivains, des entrepreneurs, des industriels, des commerçants, des politiciens, des gestionnaires, des inventeurs et promoteurs de technologies dans tous les domaines. Il s’agit aussi et surtout de la dynamique auto-refondatrice, celle qui opère au niveau des enjeux fondamentaux qui interpellent notre société.

Les langues constituent, redisons-le, des réalités spécifiques qui ne sauraient être assimilés à aucune autre, car le rapport que leurs locuteurs entretiennent avec elles est singulier. Même si l’amalgame doit aussi être évité entre langue et peuple, il se trouve précisément que toute langue, en raison justement de sa nature et en dehors de tout fétichisme, participe de ces enjeux qu’il convient, en l’occurrence, d’assigner au peuple martiniquais. La situation de notre pays est critique à tous égards et, malgré les avancées dues au militantisme pro-créole, sa dimension linguistique n’en est pas la moins problématique. Le rapport qu’entretiennent les Martiniquais avec leurs deux langues constitue assurément un des moyens concrets les plus appropriés pour saisir la manifestation de notre peuple, dans sa structuration et ses enjeux.

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