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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

34. Créole et autres termes annexes

Jean Bernabé

13. Mai 2011

Il s’est développé dans les premiers temps de la colonisation française dans la Caraïbe un instrument linguistique indispensable à la communication entre gens d’origines ethniques et linguistiques différentes, à savoir le créole. Cette création s’est faite sur fond de langue amérindienne, pourvoyeuse d’un certain de mots relevant de la culture matérielle, notamment la pêche, la vannerie, l’agriculture etc. C’est de manière tout à fait inconsciente que les natifs des différents parlers dialectaux de l’ouest de la France et ceux qui parlaient différentes langues africaines, ont été amenés à créer cet outil de communication.

Créolisation et décréolisation

Fruit d’une élaboration commune, le créole n’est donc pas une production exclusive des esclaves voulant tenir le maître (l’homme «aux grandes Oreilles», le Zorey, quoi! si on consent à se fier à une certaine étymologie) hors de portée de leurs échanges verbaux. Cela dit, si les Européens pouvaient avoir le choix entre plusieurs parlers: créole, français et/ou tel dialecte de l’ancienne France, les esclaves, eux, coupés de l’utilisation de leurs langues en raison de la dispersion ethnique pratiquée par les négriers, étaient rivés à la langue créole, sans pratiquement aucune possibilité de choix. C’est donc autour de cette seule langue à leur disposition que ces derniers ont été amenés à réaménager leur culture africaine et ce, à travers le contact avec des traits culturels émanant des Européens, toujours sur fond de culture amérindienne. Les esclaves vont à ce point investir psychologiquement cette langue, ils feront tellement corps avec elle que se créera au cours des siècles le sentiment qu’elle est une langue nègre et servile, symbole de barbarie et d’arriération. Il s’agit là d’une pure illusion d’optique.

Le phénomène de créolisation linguistique ne peut être mis en doute. Pas plus que ne peut l’être le phénomène inverse, dit de décréolisation, consistant pour la langue créole à évoluer en se laissant de plus en plus absorber par la langue de contact, en l’occurrence le français, dans les territoires francophones, et par l’anglais, dans les territoires anglophones.

Créolisation, créolité, créolie

Édouard Glissant n’a eu de cesse de critiquer les auteurs de l’Éloge de la Créolité au motif qu’ils faisaient fond sur une notion abstraite et de nature idéaliste, à savoir celle précisément de créolité. À-t-il eu raison de le faire? Oui, mais dans la stricte mesure où le message délivré par cet essai pouvait être reçu comme un message essentialiste. Il est évident que les mots français en «-té» prêtent aisément le flanc à pareille critique, par opposition aux mots en «-ation» qui, comme le terme «créolisation» (exalté par Glissant et ses adeptes, contre la notion de créolité) implique l’idée d’un processus, d’une dynamique. Tout cela étant dit, on peut sur un plan purement logique s’étonner que le même Glissant exalte la notion de «mondialité» contre celle de mondialisation, probablement pas assez originale, à son gré. N’y-aurait-il pas là un chassé-croisé plutôt déroutant et propre à nous indiquer des jeux et enjeux de pouvoir intellectuel?

Le Réunionnais Jean Albany a lancé le très joli terme de «créolie», qui semble définir une sorte d’espace particulier, de lieu servant de terre d’élection à une réalité concrète dite créole. La question se pose de savoir quelle est la pertinence d’une identité créole et quels sont les traits qui peuvent bien la définir. Jusqu’à plus ample informé, il y a lieu de penser qu’il s’agit là d’une «identité par défaut», revendiquée probablement à titre compensatoire pour et bien souvent par une communauté chez qui les souffrances de son histoire ont causé un cruel manque de repères, source de profond malaise existentiel. Définir les Réunionnais (ou tel autre peuple parlant une langue créole) comme un peuple créole, n’est-ce pas exclure le reste du monde des mécanismes contemporains de la créolisation? Inversement, inclure l’ensemble de la planète dans le processus de créolisation n’est-ce pas signifier que le monde entier est créole? Conséquence logique: si tout le monde est créole, personne ne l’est plus.

Dans tous les cas, on le voit, la revendication d’une identité créole pose problème: soit elle se replie sur elle-même et, du coup, n’a aucune valeur emblématique, soit elle se donne un caractère universel, et dans ce cas, elle implose. Si les peuples n’ont pas une identité coulée dans le bronze, en revanche, ils ont tous une personnalité singulière, en constante évolution et interaction. La notion d’identité créole reste donc encore à définir, véritable gageure, dont la plupart des utilisateurs de l’essai Eloge de la Créolité, happés une lecture très orientée de cet ouvrage, ne semblent pas vouloir prendre la mesure, parce que pareille considération pourrait nuire à leur dogme ainsi qu’à leurs éventuelles entreprises d’instrumentalisation idéologique.

Ma créolité à moi n’est pas une pierre lancée dans un monde d’abstraction

Césaire disait de sa négritude qu’elle n’était pas «une pierre». Ma créolité à moi (co-auteur de l’Éloge de la Créolité), celle que je n’ai cessé de défendre et de promouvoir, voire d’illustrer, notamment à travers mes œuvres de fiction, n’est pas une entité abstraite. C’est bien au contraire, une démarche concrète: le «partage des ancêtres», en quelque sorte, l’«échange interactif des totems», à l’opposé des idéologies de la racine unique, des atavismes, des généalogies plus ou moins fastueuses, plus ou moins fictives, du droit du sang. Partager les ancêtres, mais aussi les départager. Oui, se donner les moyens de repérer les influences, qui ont produit des traits culturels en perpétuelle évolution et en continuelle métamorphose. En cela, ma conception rencontre partiellement celle de Glissant, promoteur, après les philosophes Deleuze et Guattari, de la métaphore de la racine «rhizomique», par opposition à la racine-pivot. Mais mieux encore, ma créolité n’est pas un état mais une valeur, non pas un donné mais une élaboration. Non pas un attribut, mais un projet. Un projet en vue de participer à l’humanisation optimale de l’homme etc…

La créolité comme donnée historique factuelle

Il n’y a rien d’anormal à ce que l’on continue à appeler  «créoles» tous ces pays nés, au début de l’ère moderne, de ce processus particulier de mondialisation qui a mis brutalement en contact, pour la première fois, des ressortissants de l’Ancien Monde avec des populations du Nouveau Monde sur le sol de l’Amérique ou encore de l’Océan Indien. En ce sens, nous avons affaire là à une «créolité» historiquement datée et située, qui, de surcroît se caractérise par l’émergence d’un outil linguistique nouveau, ce qui n’est pas le cas de toutes les colonies. Et si d’aventure cette langue créole disparaissait de tous les pays dits créoles (comme c’est cela est arrivé à Grenade et les Grenadines et comme c’est pratiquement le cas à Trinidad), pourrait-on encore qualifier ces mêmes pays de créoles?

À Cuba et en République Dominicaine, on trouve un créole non pas né sur place (endogène), mais exogène, c’est-à-dire installé par le biais des migrations haïtiennes dans certaines zones relativement limitées de leur territoire. Dès lors, la dénomination de créole est-elle factuelle ou structurelle? Quand d’aucuns définissent l’«être créole», comme une certaine manière de rire, de concevoir la vie, de sentir la musique, de bouger son corps, de faire la cuisine, ne se livrent-ils pas à une affirmation superficielle, purement impressionniste, qui ne fait qu’entériner des habitudes idéologiques ancrées dans une conception, à fondement identitariste, de ce que sont les groupes humains?

Personnalité, oui, identité, non !

Je ne voue pas aux gémonies le concept de créolité, mais je me méfie de son utilisation comme alibi, comme expression magique d’une identité par défaut. Mon propos, pour paradoxal et décoiffant qu’il puisse apparaître, ne saurait être un reniement du créole, mais plutôt un appel à mettre en œuvre une vigilance intellectuelle propre à congédier les amalgames idéologiques nuisibles à une véritable libération. Nos peuples, en mal d’assises, s’empressent de s’inventer une identité par défaut, là où ce qui devrait prévaloir, c’est la prise de conscience de notre personnalité singulière. Chasser le mot «identité» et ses risques de dérive au profit de celui de «personnalité» me semble une opération de salut public propre à privilégier l’idée d’un certain «profil psychosociologique» des groupes humains en perpétuelle évolution et interaction dans et avec le monde.

On aura vite oublié le débat de 2010 sur l’«identité française» et son lamentable fiasco. Un débat initié par un certain ministre Besson, en service commandé, certes, mais néanmoins parfaitement assumé dans le cadre d’une idéologie véritablement «border line». Le terme «identité» sied parfaitement au document officiel (la carte dite d’identité), muni, entre autres éléments, d’une photo, qui sert à reconnaître les gens en tablant sur des données stables, qualifiées d’anthropométriques. Mais une carte d’identité n’a jamais exprimé ni l’être ni la condition humaine de qui que ce soit. Elle peut d’ailleurs  servir pour des animaux ou des objets.

Le mot «identité» pour un certain nombre de raisons liées à l’impérialisme et à son étouffement des peuples, a connu, il faut l’admettre, un certain succès dans les luttes anticolonialistes. Ainsi, Aimé Césaire, réagissant contre le déni d’humanité infligé au Nègre, en a exalté le concept, puisqu’il l’a adjoint au triptyque liberté-égalité-fraternité. Mais chez lui, cette notion ambiguë se trouve prudemment cadrée par des énoncés qui visent à en limiter la nocivité. C’est d’ailleurs Césaire lui-même qui nous signale les deux manières pour un peuple de se perdre: «par dilution dans l’universel et par ségrégation murée dans le particulier». Pareille affirmation nous  situe bien loin de l’identitarisme propre à l’actuelle idéologie des gouvernants français (comme en témoignent les discours de Dakar en 2008 et de Grenoble, en 2010), idéologie en contradiction flagrante avec le contenu du discours officiel, prononcé en 2011 par le président Sarkosy, lors de la «panthéonisation» du grand poète et humaniste de la Négritude.

De la créolisation à la créolité

On peut aisément admettre que l’humanité se trouve engagée dans un processus généralisé d’interactions, génératrices de créolisation, laquelle débouche sur des créolités diverses. Selon Glissant, «on peut changer en échangeant sans se perdre et se dénaturer». C’est dire que notre relation aux autres ne nous laisse pas identiques à ce que nous étions avant le contact. Cela dit, la notion de «dénaturation» indiquée dans cette affirmation me paraît suspecte chez un pourfendeur de l’essentialisme. En effet, si la créolisation doit préserver une «réalité naturelle», qui serait une sorte de matrice préétablie et immuable, dans ce cas, je pense qu’il y a lieu de reléguer aux oubliettes de l’Histoire la créolité qui pourrait en découler. Si au contraire elle est ouverture à une dynamique indéfinie et à une réflexion philosophique propre à adapter l’Homme à une métamorphose perpétuelle impliquant tout à la fois et successivement conservation et changement, alors je revendique sans ambages le concept de créolité, avec le souci de le voir débarrassé de ses oripeaux substantialistes et identitaristes.

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