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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

18. Illusions et désillusions de la souveraineté démocratique

Jean Bernabé

4. Février 2011

Caractéristique attachée à la gouvernance, la démocratie n’est pas un régime, mais une modalité de régime. Ses limites ont fait dire à Winston Churchill qu’elle était en matière de politique non pas « la meilleure» des choses,  mais «la  moins pire».  Dans son exercice actuel, elle ne se conçoit pas sans celle de souveraineté. Cette dernière notion elle-même, vu sa connexion avec celle de démocratie, ne mérite-telle pas elle aussi d’être interrogée?

Le pouvoir, même démocratique, s’exerce forcément à partir d’un périmètre inférieur à celui de l’ensemble de la population concernée. Ainsi toute assemblée, tout parlement, même s’ils sont des émanations du peuple, sont en réalité la projection électorale d’une partie (majoritaire, en l’occurrence) du peuple. La prépondérance de la majorité sur la minorité est organique. Elle peut même aller jusqu’à une certaine forme de dictature ! Dans ce cas-limite, la majorité pourrait être considérée comme une oligarchie au deuxième degré, légitimée par un vote dit démocratique.

Leurre et opium

Quand une majorité parlementaire refuse de parlementer avec la rue, elle trahit précisément sa vocation première: le dialogue, la « parlementation», si on me permet ce néologisme. Une fois en place, la majorité, quoique élue à titre temporaire, se croit porteuse d’une légitimité absolue, au mépris des dynamiques nouvelles pouvant se faire jour. Cela dit, la remise en cause par la rue du mandat, forcément provisoire du parlement, est porteuse d’instabilité. D’autant plus que la rue elle-même correspond à un périmètre inférieur à celui du peuple. Malheureusement, personne, à ce jour, n’a encore découvert la technique permettant à la démocratie de passer de la qualification de « moins pire» à celle de «meilleure».

Le biais de la démocratie n’est pas seulement organique, il est aussi historique et tient à la notion de souveraineté, issue la Révolution Française. Ce concept contribue à vicier la démocratie, parce que caractéristique du monarque, placé au-dessus de tous et nourrissant un lien direct avec la transcendance. De même que la Révolution Française, à travers le jacobinisme, s’est approprié le système centralisateur créé par la monarchie plusieurs siècles auparavant, de même, elle a accaparé l’attribut de la souveraineté pour en faire l’apanage du peuple tout en méconnaissant son incompatibilité avec les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité. Cala assigne à la démocratie un sur-moi monarchique.

L’imprévisible, comme l’indique Edgard Morin, repris par Patrick Chamoiseau, caractérise l’avenir. Le futur, ajouterai-je, n’est pas ce vers quoi nous cheminons glorieusement, mais ce qui vient vers nous, inéluctablement. C’est littéralement un «à-venir». Pour y faire face, nous devons assumer le présent et, pour ce faire, travailler à décrypter le passé. D’où l’intérêt fondamental de l’Histoire. La souveraineté, par contre, implique un savoir inhérent, une connaissance déjà là. Le monarque, par définition omniscient, est omnipotent: « Je sais tout, donc je peux tout faire». La souveraineté implique donc une arrogance reposant sur la connaissance du sens de l’histoire. Une notion que le marxisme, héritier de la Révolution Française, a magnifiée. Impliquant l’idée d’une science (en l’occurrence marxiste) de l’évolution historique, cette notion a enfanté le concept de dictature d’un prolétariat, alors porteur d’une mission universelle. Phénomène compréhensible, tous les partis, marxistes ou pas, se croient souverainement porteurs du meilleur projet. Autant de partis, autant de vérités politiques! Grâce à l’idée de souveraineté, il a été assigné au prolétariat, composante du peuple, une légitimité révolutionnaire exclusive, dans un contexte où, contre le pouvoir oligarchique des forces d’argent, aurait dû précisément prévaloir un idéal et une pratique démocratiques.
 La souveraineté du peuple induit une explosion de souverainetés en chaîne: depuis celle du peuple (dans sa composante prolétarienne ou non), jusqu’à celle des groupes de nations dominantes, en passant par celle de chaque nation prise individuellement et de la majorité au pouvoir, soucieuses de leurs intérêts propres. Pour cette raison, le peuple français a dans sa quasi-totalité acquiescé à la colonisation des pays africains et asiatiques; la Russie souhaite un échauffement climatique, phénomène servant ses intérêts à court terme, en raison des terres septentrionales à gagner ; les pays qualifiés d’émergents s’attribuent le droit de polluer, au motif que les grandes puissances occidentales doivent leur développement à une pollution plus ancienne ; et le G20, malgré ses velléités affichées de régulation financière, se paye plus de mots et de mesures «poudre aux yeux» que d’actes refondateurs, qui mettraient en cause leur suprématie, c’est-à-dire celles de leurs classes dominantes. Dès lors, qui donc, se réclamant de la démocratie, peut exalter inconditionnellement la souveraineté?

Une sémantique en contradiction avec l’idéal démocratique

Le terme de « souverain» a pour variante «suzerain». L’affirmation de la souveraineté implique donc celle de vassalité, c'est-à-dire de féodalité, parfaitement contradictoire avec les idéaux démocratiques. Utile dans un contexte où la République Française devait affronter l’Europe entière, conglomérat de monarchies bien décidées à éradiquer l’idée et le fait révolutionnaires, la notion de souveraineté comporte celle, délétère, de domination. La souveraineté entraîne l’idée de supériorité non seulement au sein d’un peuple (la majorité qui a une prééminence sur la minorité et le parlement, une prépondérance sur la minorité et sur la rue), mais encore dans les relations entre les peuples. Bref, les pays indépendants sont tous souverains, mais certains le sont plus que d’autres. Super-souveraines, les grandes puissances ou encore leurs émules s’inscrivent dans des configurations à géométrie variable: G2, G5, G8, G20.

Les voies étroites d’une cosmopolitique véritablement démocratique

Correspondant à une vision prophétique, la souveraineté a fait des prétendues «démocraties populaires» le théâtre d’une histoire rendue d’autant plus tragique à l’intérieur qu’elle était confrontée à l’extérieur aux hostilités sans merci du monde capitaliste.  Au prophétisme s’oppose la démarche prévisionniste. Au contraire du dogmatisme souverainiste, elle implique la mise en place de scénarios divers, de simulations multiples, portant sur les effets futurs d’une politique donnée. Plus divers sont scénarios et simulations, plus démocratiques sont les orientations stratégiques. Ni esclaves, ni seigneurs de l’avenir, nous ne sommes pas non plus des momies, incapables de comportements proactifs ! Prévision n’est pas dogme.

La souveraineté des peuples constitue assurément un obstacle à ce que j’appelle une cosmopolitique. Ce terme, distinct du cosmopolitisme, définit une politique opérant à l’échelle du monde, mais résolument étrangère à la suffisance et aux insuffisances de l’ONU, à ses objurgations adressées aux Etats faibles, comme à ses impuissances devant les nations fortes, bref à ses accointances avec les intérêts de ceux qui, en réalité, la contrôlent. La gouvernance mondiale en devenir n’est aujourd’hui qu’une projection des gouvernances nationales dominantes. Le droit d’ingérence, théorisé par divers idéologues, dont le prétendu humanitaire, Bernard Kouchner, correspond à une pratique essentiellement occidentale de nations s’estimant le sel de la Terre et s’autorisant, au nom de leur super-souveraineté, à intervenir dans des Etats responsables d’incontestables crimes contre l’humanité. On  regrette que ces interventions se fassent surtout dans les Etats militairement faibles ou crus tels. D’autres, pas moins coupables, n’endurent de la communauté internationale que des «résolutions» sans grande détermination! Et pour cause! Pour cette raison, quoi que l’on pense du comportement de Laurent Gbagbo, rejetant le verdict des urnes tel qu’entériné par l’ONU, on ne peut qu’être choqué par l’arrogance et le caractère sélectif de l’ingérence des instances internationales. Serait-ce le motif de sa prétendue « non entrée dans l’Histoire» qui ferait de l’Afrique le théâtre privilégié de l’ingérence de l’ONU, elle-même fief d’Etats suzerains, dont la loi est intériorisée par des Etats vassaux?

Toute guerre met à mal de facto la souveraineté des peuples. Vue du côté des attaquants, ne constitue-t-elle pas, alors, une ingérence dans la souveraineté de la nation attaquée? Depuis que le monde est monde, il y a des guerres entre les peuples et, par voie de conséquence, ingérence. Ce phénomène doit être considéré non seulement dans sa dimension militaire, mais aussi dans son aspect économique. Tous les conflits internationaux, sources obligées d’ingérence, trouvent généralement leur explication, sinon leur justification, dans les intérêts contradictoires de nations dites souveraines. De la même façon, les guerres intestines (militaires, économiques ou idéologiques) se déroulant dans un même pays sont des luttes de souveraineté interne. Même si elle ne revêt pas toujours un aspect militaire – aspect particulier et circonstancié parmi d’autres – l’ingérence est donc une réalité constante des relations entre les Etats et au sein de ces derniers, fussent-ils qualifiés de démocratiques. C’est installer un leurre que de proclamer le principe de souveraineté des Etats, alors que l’ingérence existe de fait, sous des formes variées.

Incohérence et courte vue : une Afrique souveraine, souverainement vassalisée

Pour en revenir à l’actualité, si les membres de la Cédéao décidaient de «régler» la question ivoirienne tout en affirmant vouloir saisir l’occasion – probablement historique! – de cette crise comme d’un déclic propre à promouvoir la démocratie sur le continent africain et si, dans le même temps, ils exhortaient solennellement le reste du monde à se montrer aussi déterminé à résoudre d’autres situations aussi critiques, on pourrait alors imaginer l’Afrique à l’aube – enfin! – d’une responsabilisation politique, porteuse d’espoirs d’une véritable cosmopolitique. Malheureusement, une telle rigueur intellectuelle et morale, probablement occultée, voire annihilée par certains intérêts, ne semble pas sur le point d’accompagner leurs menaces de sous-gendarmes de l’Afrique. Suivis d’effet, leurs projets d’intervention militaire, seraient, pour sûr, catastrophiques. Le contraire d’un nécessaire dialogue, fût-il long, duquel pourrait sortir une prise de conscience par l’Afrique de sa vassalité. Dès lors, la demande d’un retrait de Gbagbo prendrait un autre sens, auréolant la résistance de ce dernier d’une vertu révolutionnaire, parce que génératrice d’une dignité nouvelle pour toute l’Afrique. La crise devant absolument être résolue, si la Cédéao démontrait ce début de conscientisation, Gbagbo devrait accepter de poursuivre son action soit dans l’opposition, soit dans la collaboration avec un Ouattara promoteur d’une politique non pas afrocentrique, mais délibérément afrocentrée. On peut toujours rêver, non? Sinon, en vérité, quelle raison – ou prétexte – aurait-il de se retirer?

De quel droit des Etats occidentaux, nullement irréprochables, s’autorisent-ils à prôner ou exercer le droit d’ingérence militaire, si ce n’est pour des motifs inavouables? La richesse du sous-sol ivoirien en matériaux stratégiques est-elle étrangère à l’inadmissible ultimatum de Sarkosy, d’autant plus pathétique en raison de son soutien sans faille au Tunisien Ben Ali? Quant aux pays de la Cédéao, ce sont assurément des républiques, mais leur taux de démocratie est-il d’un niveau assez exemplaire pour légitimer leurs récriminations interventionnistes anti-Gbagbo? Si on approuve leur souci d’installer une démocratie nationale plus avancée et leur volonté d’engager le continent africain sur la voie de la justice et de l’équité politique, on ne peut que déplorer leur méthode empreinte d’une vassalité les rendant myopes quant aux enjeux géopolitiques de leur démarche. Cela dit, le jour où l’Afrique aura atteint le même niveau de «démocratie» que les pays occidentaux, rien ne prouve que, ce jour-là, le monde sera plus juste. L’Occident, infatigable donneur de leçons, se veut un parangon de démocratie, tout en demeurant un épouvantable rapace. Au fait, pourquoi l’indéniable besoin d’un territoire national tant pour Israël que pour les Palestiniens ne conduirait-il pas l’ONU à autre chose qu’à des résolutions sans le moindre effet? Et pourquoi les champions de la démocratie ne menaceraient-ils pas d’intervenir au Tibet pour libérer les Tibétains du joug chinois? Pas folle, la guêpe

Il ne suffit pas de fustiger la démocratie dans sa conception occidentale, au motif qu’elle ne serait que formelle. Son défaut n’est pas tant son formalisme que le caractère inapproprié de sa forme actuelle. Au-delà de la critique de ses inadéquations, il y a motif à penser le dépassement du concept, si peu crédible, de souveraineté. Comment?

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