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La Martinique après le débat sur les articles 73-74

16. La production écrite créole et son support concret, la graphie

Jean Bernabé

21. Janvier 2011

Les premiers écrits créoles remontent en gros à la seconde moitié du XVIIIème siècle. Ils sont le fait de colons d’origine européenne, soucieux d’exprimer leurs réalités locales sur un mode régionaliste. Si la langue créole orale constitue un des lieux symboliques de l’investissement identitaire des esclaves, la langue écrite est portée par une couche sociale francophone et créolophone, pour laquelle le recours à la langue créole écrite correspond à une mode fascinée par les cultures populaires.

En face du français, langue officielle et instrument du pouvoir, le créole occupait tout naturellement le créneau recherché par l’idéologie préromantique et romantique, notamment dans sa quête folklorique, au sens germanique (précisément non péjoratif) de ce terme d’origine anglaise. Aujourd’hui, faire assumer au créole, langue de statut essentiellement oral, les fonctions liées aux pratiques d’écriture n’est pas chose aisée. Cette démarche était encore plus difficile au tout début, au XVIIIème siècle. En l’absence d’arrière-plan littéraire, les premières tentatives ont été marquées surtout par une imitation des écrivains français. Celui qui se prête le plus aisément à cet exercice n’est autre que La Fontaine. La fable constitue en effet la forme écrite la plus proche du conte, genre oral présent aux Antilles pratiquement depuis les origines. Par la suite, les écrits créoles, sans pour autant rompre d’avec la tradition française, vont être en quête d’une diversification des genres: poésie, théâtre, roman, essai. Si des efforts, souvent très méritoires, n’ont pas encore reçu la sanction d’un public abondant, cela s’explique en partie par la rareté du lectorat. Cette rareté elle-même tient à plusieurs facteurs dont le plus significatif concerne la graphie.

Genèse des manières d’écrire le créole

Les premières personnes qui ont cherché à noter le créole étaient par définition des gens alphabétisés. Alphabétisés en français, ils se sont tout naturellement mis à écrire le créole à la mode française. Cette manière est qualifiée d’étymologique, parce qu’elle prend comme base l’étymon des mots, c'est-à-dire la forme qu’ils ont dans la langue dont ils proviennent. Si le système étymologique du créole semble rendre plus facile sa lecture, en revanche, il en complique indubitablement l’écriture. En effet, le système linguistique du français étant très différent de celui du français, il est impossible d’en adapter les normes orthographiques au créole. En d’autres termes, un système d’écriture du créole reposant sur l’étymologie française des mots créoles, est problématique: non seulement coûteux en raison des ses irrégularités et approximations, mais encore, ce qui est plus grave, non respectueux de l’autonomie de la langue créole. Il n’y a rien d’anti-langue française dans ce souci normal d’autonomie. Sans compter que se pose la question de savoir comment écrire de façon étymologique les mots créoles qui ont une origine africaine ou caraïbe.

Entre deux maux, choisir le moindre !

Pour les différentes raisons indiquées précédemment, a émergé au XXème siècle un système non étymologique, fondé, cette fois, non pas sur la représentation écrite des mots-base français, mais sur la prononciation du mot créole lui-même. Il s’agit donc du système d’écriture dit phonétique (un son est noté par une lettre et toujours la même). Le système phonétique a le mérite de préserver l’autonomie du créole. Par contre, non seulement il apporte une perturbation dans les habitudes de lecture des créolophones (qui sont aussi des francophones, pliés, de surcroît à une lecture infiniment plus abondante en français), mais encore, il accorde une prépondérance à l’acoustique (les sons de la langue) et non pas à la vue (les caractères graphiques). Or, la lecture est une aventure essentiellement oculaire et toute interférence avec les aspects sonores du langage est de nature à en gêner l’exercice. Les spécialistes parlent de subvocalisation, phénomène relevant d’une pathologie de la lecture et consistant dans le fait de lire tout en faisant intervenir des mouvements des cordes vocales.

Système étymologique et système phonétique ayant donc chacun leurs défauts, le «moins pire» devait être choisi, à savoir le phonétique. Oui, mais à la condition expresse de l’aménager selon des critères liés à la facilitation de la lecture. Il existe des possibilités d’aménager le système phonétique sans mettre en danger l’autonomie de la graphie créole par rapport à celle du français, tout en récupérant certaines variations qui sont en mesure de faire basculer la pratique de la lecture du créole de la sphère acoustique à la sphère visuelle. Chez les adversaires du créole, le maintien de cette langue hors de l’École, voire son éradication progressive a longtemps fonctionné, de façon consciente ou inconsciente, comme moyen d’éviter les risques d’une personnalité perturbée. L’argument le plus souvent invoqué a d’ailleurs toujours été que le fait de parler créole empêche de parler correctement le français. Cela peut être vrai si, précisément, on dissocie l’enseignement de ces deux langues, pourtant en contact quasi permanent. Dans le cas d’une association des deux langues, il se crée tout au contraire une synergie, une coopération interlinguistique, laquelle doit absolument être prise en compte et mise en œuvre par la pédagogie scolaire. Cette synergie ne peut que produire des effets positifs en matière d’enrichissement des capacités d’expression.

La confrontation des deux systèmes : étymologique et phonétique du créole

Rappelons qu’il faut entendre par système phonétique le fait qu’à chaque son correspond une lettre et toujours la même. Ce principe mis en oeuvre par le GEREC ne lui est pas propre. Tous les linguistes utilisent les mêmes conventions phonétiques pour décrire toutes les langues du monde. Dans le système retenu et promu par le GEREC, le mot créole signifiant «eau» s’écrit toujours «dlo», de même que le mot signifiant «dos» s’écrit «do». Une écriture phonétique ne notera donc pas «dleau» ou encore «dos», comme cela se fait dans un système étymologique, se référent aux mots français «eau» et «dos». Pour comprendre à quel point une démarche étymologique complique l’écriture du créole, il y a lieu de se reporter aux exemples suivants, qui montrent qu’en français, un même son peut être noté avec des combinaisons graphiques extrêmement nombreuses et variées. Pour n’en citer que quelques-unes, retenons le son «o». Il est noté «o» (dans le français «domino» au singulier), «os» (dans le même mot, au pluriel), «ot» (dans pot »), «ots» (dans «pots, au pluriel), «au» (dans «aujourd’hui»), «aud» dans «chaud», «auds» (dans «chauds», au pluriel)  «aut» dans «sauter»), «eau» (dans «beau»), «eaux» dans «beaux», au pluriel) «op» (dans «trop»), «ôt» dans «suppôt», «ôts» (dans «suppôts», au pluriel), «ault» (dans «Renault»), etc. On pourrait continuer encore longtemps dans cette énumération des différentes manières d’écrire le son «o» en français, ce qui donne la mesure de la complexité du système d’écriture en question. Donc s’agissant des deux systèmes, pas de variation d’un côté (graphie phonétique) et variation très grande, de l’autre (graphie étymologique).

Une remarque essentielle s’impose: si nos créoles avait pour langue-mère non pas le français, mais l’espagnol, il n’y aurait jamais eu d’antagonismes entre écriture phonétique et écriture étymologique. Pourquoi? Pour une raison très simple qui tient, précisément, à ce que l’espagnol s’écrit, à une ou deux exceptions près, de façon phonétique. Ainsi donc, cette dernière remarque renvoie dos à dos ceux que j’appelle les fondamentalistes de l’étymologisme, d’une part, et les intégristes du phonétisme, de l’autre. Quant au choix du système phonétique pour l’écriture du créole, il continue encore à susciter des diatribes idéologiques, alors qu’il correspond à une démarche réaliste et pragmatique, même s’il est objectivement rebutant, ce à quoi il est urgent de porter remède. Car, il y a des remèdes! N’en déplaise aux intégristes de la phonétique pure, qui se refusent à accepter l’introduction d’une certaine souplesse dans ce système graphique dont l’évidente difficulté a été soulignée précédemment.

Autre remarque particulièrement importante: issue d’une histoire particulière, l’extrême complexité du système graphique du français n’est pas en soi préjudiciable à la lecture dans cette langue, à condition, toutefois, de faire un bon apprentissage du système. Là se situe le moment fondamental dans la lutte contre l’illettrisme! Cette complexité peut même être un atout, parce qu’elle a pour effet d’individualiser chaque mot, de lui donner une physionomie propre. Par exemple, devant les mots français suivants: «conte», «comte», «compte», le lecteur n’a aucun mal à se repérer immédiatement. Au contraire, le mot créole «kont», qui peut avoir plusieurs sens, peut rester ambigu. Du coup, la complexité permet au lecteur bien formé d’avoir des performances de lecture supérieures à celles de ceux qui, dans le système phonétique, ne bénéficient pas des effets de cette individualisation graphique. Certes, appliqué au créole sous la forme de la graphie étymologique, un tel système est, redisons-le, doublement catastrophique (création d’une dépendance et complication qui ne correspond pas à la structure de cette langue). Il faut néanmoins se préserver de tout dogmatisme et éviter de croire que la base phonétique de l’écriture du créole, dont j’ai souligné les défauts, ne puisse en aucun cas être entamée, modifiée, aménagée dans un sens moins rigide.

Entre le dogmatisme et une lecture facilitée, le choix est clair, mais pas pour tous

Tout comme on distingue islam et islamisme, il convient donc d’établir une distinction entre phonétique et intégrisme phonétique. En d’autres termes, le pragmatisme et le souci d’une plus grande facilité de la lecture du créole sont les seules boussoles qui doivent guider ceux qui, se disent (à tort ou à raison) spécialistes de la graphie créole. C’est la raison pour laquelle, j’ai proposé au GEREC une nouvelle approche du système phonétique, avec les objectifs de facilitation indiqués plus haut et fondés sur une certaine variation contrôlée. Cela aboutit à ce que nous avons appelé le standard 2, qui après quelques hésitations a été largement adopté à la Martinique. Mais, quand j’ai voulu aller encore plus loin que ce standard 2, j’ai rencontré des difficultés liées à une «montée intégriste». Entre ceux qui sont opposés à toute innovation et ceux qui, par pure tactique, on fait semblant de me suivre, tout en commanditant secrètement une opposition à mes vues, lors de réunions de concertation sur le sujet, je demeure plutôt minoritaire sur cette position novatrice. J’ai la ferme intention de la défendre et promouvoir.

La démocratie est étrangère à la pensée scientifique.

Un système graphique n’est pas un pur produit scientifique, puisqu’il comporte une dimension technique liée à ce que Lévy-Strauss appelait le «bricolage». En revanche, il doit s’appuyer sur des analyses scientifiques! La science, en tant que construction du savoir, est peut-être le seul domaine où la démocratie n’a aucune pertinence. Comme en témoigne le parcours de Copernic ou Galilée, la vérité ou l’erreur scientifique ne sont nullement affaire de vote majoritaire. Cela dit, la dimension politique et pragmatique de tout aménagement linguistique fait que ce ne sont pas nécessairement les meilleurs qui finissent par s’imposer. Question de rapport de forces! Il n’empêche! Un chercheur en position minoritaire n’est pas forcément incapable de drainer des moyens pédagogiques supérieurs à ceux que déploie (passivement ou activement) la majorité. Grande est ma détermination de faire en sorte que la lecture du créole ne reste pas une épreuve décourageante. L’avenir en décidera! Cette déclaration me sert de transition vers un autre domaine, initialement annoncé, vers lequel je souhaite déployer cette chronique. Il s’agit de la vision politique de la Martinique.

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