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La chronique littéraire de Jean Bernabé

Autour de Fanon

10. Identité, authenticité, identification, appartenance

Jean Bernabé

25.04.2012

Unité n’est pas identité. Le combat pour l’homme dont Fanon se revendique un militant passionné suppose non pas une identité mais une unité de l’espèce humaine. Prôner une identité humaine constitue un abus de langage. Cela suppose une invariabilité contraire à toute éventualité d’évolution. Quand on considère la multiplicité des rameaux qui ont présidé à l’évolution et l’appartenance de notre espèce à un de ces rameaux, on ne peut qu’être prudent quant à son devenir, qui n’exclut pas l’éventualité de ramifications ultérieures.

Nous le savons maintenant: les races n’existent pas! Pourquoi? Parce qu’il n’y a qu’une seule race : la race humaine, le mot « race » étant un synonyme plutôt ambigu utilisé à la place du mot «espèce», qui est, en l’occurrence, le terme le plus pertinent. Si les peuples n’ont pas une identité, en revanche, ils ont une personnalité. L’élaboration de cette dernière n’est pas étrangère aux processus d’identification.

L’identification, source de l’assimilation

L’identification est le processus à travers lequel une personnalité tend à se constituer à partir d’un modèle qui lui est forcément extérieur. Ce modèle peut être réel ou imaginaire. Il peut aussi être soit librement choisi, soit imposé. Le libre choix est plutôt affaire individuelle, même si on peut douter que les choix culturels des individus soient totalement libres. En termes marxistes, on peut en effet penser qu’il y a toujours une raison socioéconomique qui préside à la visibilité ou à l’influence de telle culture plutôt que telle autre. Je connais des jeunes martiniquais qui sont fascinés par la culture japonaise au travers des bandes dessinées que sont les mangas. Dois-je en conclure pour autant qu’ils sont aliénés? Par contre, il n’y a pas d’exemple de communauté tout entière décidant librement de se donner un modèle culturel extérieur. Si l’ensemble du peuple martiniquais devait être fasciné par la culture japonaise, je pourrais raisonnablement m’interroger sur l’existence en son sein d’une classe hégémonique qui, dans cette société, promouvrait ce qu’on peut appeler une «nippomanie» (ou addiction à la culture japonaise).

L’identification, un processus culturel banal

L’assimilation, qui avait semblé constituer la voie royale vers le développement culturel des Antilles, se trouve aujourd’hui fustigée par une large frange des intellectuels de nos sociétés. Ces derniers ont été influencés par ce que Fanon décrit comme étant une aliénation découlant de l’imposition de «masques blancs» sur nos «peaux noires». Cette remarque nous invite à approfondir notre réflexion sur la notion d’assimilation, notion qui comporte deux versions, l’une active et l’autre, passive. Un proverbe africain nous rappelle que quand un tigre mange de la gazelle, il fabrique de la chair de tigre et non pas de gazelle. Autrement dit, le tigre assimile la gazelle (assimilation active) et la gazelle est assimilée (processus passif).

La célèbre phrase « nos ancêtres, les Gaulois » prononcée sans sourciller par des générations d’élèves antillais a été stigmatisée par Fanon dans la logique de sa lutte anticolonialiste. Elle renvoie selon lui à ce qui est considéré comme l’octroi d’une culture française aux Antillais, dont les filiations culturelles sont en réalité multiples et non pas rattachées à la seule France. Il était assurément indispensable de dénouer les ligaments de ce nœud exclusif qui lie la culture antillaise à une seule de ses sources, afin de percevoir en dessous et en amont un panorama culturel plus vaste. Il n’empêche que même imposée, l’assimilation culturelle à la France correspond à un processus d’identification. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, la rupture d’avec les racines africaines était si avancée que, la nature ayant horreur du vide, l’ancien esclave et ses descendants n’ont guère eu d’autre choix que celui d’une identification à la culture du maître. C’est de cette posture culturelle qu’a découlé la volonté d’émancipation par l’accès à l’égalité des droits avec la métropole. Et c’est de cette conception de l’émancipation qu’est née la départementalisation.

Analysons de plus près le concept d’émancipation

L’étymologie des mots n’explique pas tout, mais elle rend compte de plus de données que ne le croient ceux qui minorent l’importance du gisement cognitif que recèle l’histoire des mots. Aussi peut-il être utile d’en exploiter raisonnablement les ressources, comme je m’apprête à le faire pour le mot «émancipation». Dans l’imaginaire de la tradition romaine, l’esclave était un être sur lequel le maître avait symboliquement la main. L’affranchissement d’un esclave donnait lieu à une cérémonie selon laquelle le maître commençait par poser la main sur la tête de l’esclave, pour ensuite l’enlever tout aussi symboliquement. En un mot, il l’émancipait. Ce verbe vient du latin emancipare, mot qui, pour être mieux compris, doit être décomposé et reconstitué de la manière suivante: ex capere manum, c'est-à-dire: retirer la main (sous-entendu: de sur la tête de l’esclave).

S’agissant de l’émancipation antique, c’est le maître qui a le rôle actif dans une opération qui dépend de son bon vouloir. C’est de cette conception de l’émancipation que nos sociétés ont hérité. Héritage paradoxal, puisque le système esclavagiste antique était radicalement différent de celui qui a prévalu à partir de la traite négrière. Ce type d’affranchissement correspond, en effet, à une société dans laquelle le statut d’esclave n’avait pas acquis une «base raciale». Il était «omni-ethnique», c'est-à-dire qu’il pouvait concerner les membres de n’importe quel groupe ethnique. La racialisation coloniale des rapports entre maîtres blancs et esclaves noirs va créer une discrimination, un clivage dépassant le niveau individuel pour atteindre à une dimension sociale. Dès lors, la libération ne concerne plus le seul domaine privé des relations interindividuelles mais interpelle la société tout entière. Dans l’Antiquité, c’est la religion chrétienne qui, ayant été la seule à condamner l’esclavage au nom de l’égalité des humains, a alors hissé ce système au niveau général de l’humanité et non plus des rapports interindividuels.

La source idéologique de l’anti-schoelcherisme chez les descendants d’esclaves

Toute la controverse visant a posteriori à réduire le rôle de Victor Schoelcher et à exalter l’initiative des esclaves dans le processus d’abolition renvoie pour beaucoup à une volonté idéologique de substituer à l’émancipation par le maître une émancipation de l’esclave par lui-même, c'est-à-dire une auto-émancipation. La question se pose de savoir si le schéma qui consiste pour l’esclave à enlever la main du maître de sur sa tête est un schéma crédible au plan symbolique. En effet, c’est au jour le jour, dans le clair-obscur des consciences et non pas dans un cérémonial à la romaine d’auto-affranchissement que s’est jouée l’entreprise de libération. Il serait donc faux de croire qu’à travers l’assimilation, le peuple martiniquais est resté totalement passif, qu’il n’a pas construit une culture singulière. Il a aussi assimilé activement des données culturelles françaises, même si sa culture n’est pas composée uniquement de ces apports. Il est certain que le résultat relève assurément de l’amalgame, caractéristique qui n’est pas favorable, y compris de nos jours, à une totale clarification des enjeux historiques auxquels notre pays s’est trouvé et se trouve encore confronté. Il ne faut donc pas avoir une vision catastrophiste de la culture antillaise, qui serait marquée du sceau indélébile de l’aliénation.

Authenticité, appartenance et pertinence de l’ancrage

Même si l’identification à la France a fini par correspondre à une volonté farouche et destructrice -- parce qu’égocentrique -- de promotion sociale, elle ne constitue pas pour autant une aliénation en soi. Tout dépend du contexte où elle opère. Libre donc à nombre de nos compatriotes de prôner l’assimilation et de récuser qu’il puisse s’ensuivre une aliénation. Mais encore faut-il qu’ils n’ignorent pas les conséquences désastreuses d’une telle idéologie. Ce qui fait l’aliénation, c’est l’inadéquation existant entre les conditions écologiques dans lesquelles s’inscrivent une communauté et le modèle culturel visé par elle. La Martinique et la France appartenant à des systèmes éco-géographiques différents, l’épanouissement humain des Martiniquais dans une logique d’assimilation avec le modèle français est une véritable gageure et pas aisée du tout à tenir, notamment quand on considère l’énormité incongrue des ajustements et adaptations qui s’imposent pour que le processus en question soit sinon une réussite, du moins vivable. Or, on le constate, il ne l’est pas! Encore à la fin du siècle dernier, la distance géographique entre la Martinique et sa métropole a constitué une réalité difficilement surmontable, ce qui ne pouvait que placer notre pays dans une position périphérique. Or qui dit centre et périphérie dit obligatoirement dépendance, donc inégalité. Après tout, pourquoi la France métropolitaine ne serait-elle pas notre Outre Mer?

Les ornières de la périphéricité

Un phénomène tel que la révolution numérique est, certes, de nature à combler dans une certaine mesure le fossé communicatif entre les deux espaces. Mais les apports, pour importants qu’ils soient, de cette technologie seront-ils suffisants pour résoudre les problèmes majeurs que pose notre périphéricité, qui n’est pas que géographique. Bien plus encore, dans un monde où les relations écologiques de proximité risquent fort de prendre le pas dans un avenir plus ou moins proche sur les rapports interplanétaires, l’assimilation à un pays éloigné de 7000 km reste-t-elle encore pertinente? Surtout quand elle coupe un pays comme le nôtre des interactions avec son environnement caribéen, interactions qui sont le sel de notre authenticité. Les peuples en général et les individus en particulier devraient être libres de choisir leur appartenance à telle ou telle sphère culturelle. La question est de savoir si cette appartenance crée ou non de l’authenticité. Comme le peuple martiniquais, pas plus qu’aucun autre, n’est pas prisonnier d’une prétendue identité qui figerait son évolution, mais qu’il possède une personnalité soumise au mouvement de l’histoire, dans ses aléas comme dans ses programmations, la voie est à tout moment ouverte à une reprise de soi.

Pourquoi pas une indépendance dans l’«interindépendance»?

La volonté d’indépendance n’est certes pas toujours assortie des moyens objectifs pouvant l’assurer, surtout pour un pays présentant les caractéristiques du nôtre, mais l’indépendance (quelque sens qu’on assigne à ce terme) doit, me semble-t-il, constituer pour les Martiniquais, comme pour tout autre peuple, un programme stratégique incontournable. L’«indépendance dans l’interdépendance» mise en avant par certains constitue un alibi idéologique, servant à tuer dans l’oeuf toute velléité de souveraineté. Ne peut-on y substituer une «indépendance dans l’interindépendance» et ce, bien au-delà d’une autonomie factice, qui ne nous laisserait pas la latitude de gérer notre pays selon nos besoins et notre personnalité singulière? Pareille question, apparemment paradoxale, renvoie à ma conception de l’indépendance qui pourrait n’être pas rupture catégorique d’avec l’ensemble français auquel nous rattachent certains liens historiques positifs, mais indépendance-association. Reliée à l’idée de nation, ce concept – à creuser – devrait constituer le ressort de notre présence féconde au monde. Faute de quoi, la Martinique ainsi que les autres territoires dits ultramarins, continueront à être des «lambeaux de France palpitant sous d’autres cieux». Image poétique, certes, mais d’une poésie morbide et empreinte d’une résignation délestée de toute imagination politique!

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