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Affaire Michelle Pierre Louis:
Simples Remarques Politiques
Sur La Question Morale Haïtienne

Luc Rémy

 

 

 

 

Le Premier ministre ratifié, Michèle D. Pierre-Louis.© Le Nouvelliste.

Michèle D. Pierre-Louis

Quelques Enseignements Tirés de l’Ėchec d’un Combat Moral

Le «Parti du Statu quo dans l’État Haïtien», une fois de plus, l’a emporté, et cette fois-ci, dans un combat d’ordre moral et éthique. La Nation vient de perdre ainsi la plus cruciale des batailles récentes qu’elle s’est livrées, celle qui a amorcé un débat de société, un débat d’idées dont le point central est la moralisation de l’État haïtien, le passage obligé vers une Haïti économiquement prospère, socialement équilibrée, diplomatiquement respectée et politiquement démocratique et souveraine. Et même si mme Pierre-Louis devait échouer au stade de la ratification de sa politique générale  et être définitivement écartée par vote,  ceux   qui s’accrochent au combat moral et éthique, et non à un projet déguisé de règlement de compte personnel avec elle, n’auraient aucune raison de se réjouir et de crier victoire.  Car l’allure même des discussions et négociations préludant à cette étape finale du processus de nomination du premier ministre et de formation du gouvernement confirment nettement que la moralité et l’éthique ne font nullement partie des soucis et de l’agenda de la plupart de ceux qui ont présentement la charge de notre destin de Nation.

Mais les enseignements de cette défaite sont peut-être beaucoup plus précieux que la victoire elle-même que le «Parti pour la Moralisation de l’Ėtat» a manquée. Et il appartient à nous tous, partisans d’un Ėtat haïtien moral, responsable et véritablement au service de la Nation, de tirer de tels enseignements, et de réfléchir aux meilleures utilisations qui peuvent en être   faites dans le cadre de ce débat de société où l’opinion publique,  à travers les médias, spécialement l’Internet, a commencé à jouer un  rôle historique de premier plan.

Mais, déjà, je peux en signaler les premiers enseignements et commentaires suivants.

Premier enseignement: Le gouvernement haïtien (pris dans le sens large des trois pouvoirs), suite à sa non gestion des grands dossiers publics, spécialement au cours de l’année 2008, est sorti totalement discrédité de cette épreuve morale que lui a infligée sa décision d’introduire mme Pierre-Louis au sommet de l’État. Et le temps record mis dans le processus de ratification n’est pas sans rapport avec cette crise morale  qui, quoi qu’ils en disent, a créé un inconfort si profond chez la majorité des parlementaires qui ont ratifié mme Pierre-Louis, spécialement les sénateurs, qu’elle les empêtre et les pousse au dilatoire, à l’indécision et même, chez certains, à la tentation déclarée  d’une  d’un coup de force contre le Sénat par voie de démission collective. Ce déficit moral et ce discrédit semblent devoir accompagner et rejaillir sur tout le gouvernement que va éventuellement diriger madame Pierre-Louis. Pour avoir accepté que l’État soit publiquement impliqué au plus haut sommet à un scandale moral et pour n’avoir pas clairement vidé cette crise en vue de déterminer subséquemment si elle était acceptable ou non au poste de premier ministre, nos acteurs politiques majoritaires ont créé les conditions de l’aggravation à l’extrême de la crise d’autorité (leadership et gouvernabilité) dont va hériter madame Pierre-Louis. Et sans vouloir faire de l’histoire prospective, on peut dire que les conditions de l’échec du nouveau gouvernement sont déjà réunies.
De nombreux  autres indices nous permettent d’oser une telle anticipation. Signalons-en seulement ce qui suit.

a. L’impéritie et l’incoordination de la présidence

Même si mme Pierre-Louis était de bonne volonté et d’une grande compétence, il lui sera fort difficile de vaincre la pratique d’impéritie et d’incoordination qui a toujours caractérisé les présidences de M. Préval. Les derniers événements ont bien prouvé comment ce président, par calcul ou autre chose, était incapable d’avoir la main heureuse dans le choix de son premier ministre, d’intervenir à temps dans les crises sociales, d’établir un minimum de coordination et de cohésion au sein de son gouvernement, de prendre le contrôle de son parti,  de se concerter avec son premier ministre Alexis pour opérer un remaniement ministériel indispensable, etc. D’ailleurs, la remarque sibylline du président faisant remarquer au sénateur Riché, inconditionnel de madame Pierre-Louis, qu’«il ne fallait pas voter pour n’importe quelle femme comme premier ministre», contient tout le poids des coups de patte, des tacles et des crocs-en-jambe impitoyables qui attendent cette citoyenne si éventuellement elle arrive à la tête du gouvernement. Car, en clair, ce langage prévalien, bien décodé, signifie tout simplement que, lui le président, il n’avait pas vraiment besoin d’un nouveau premier ministre, qu’il avait  proposé madame Pierre-Louis seulement pour leurrer les naïfs du jeu gouvernemental bicéphale, faire du dilatoire et avoir une marionnette de premier ministre mais que la popularité de cette dame, malgré la crise morale, commençait déjà trop à lui porter ombrage.

Pourtant, dès le début même, madame Pierre-Louis commençait à laisser, et laisse encore, laisser planer de sérieux doutes quant à sa capacité d’assumer compétemment et valablement le gouvernement de la République dans les circonstances actuelles.

b. Les doutes laissés dans l’opinion publique par madame Pierre-Louis: manque de ponctualité, de leadership, de transparence et de sincérité

Parmi les nombreux doutes entretenus jusqu’ici dans l’esprit de l’observateur averti, il y a tout d’abord celui lié au sens de la ponctualité et de l’urgence qui s’impose à la femme ou à l’homme d’État. Aux premières 48 ou 72 heures de la rumeur faisant croire qu’elle était lesbienne, Madame Pierre-Louis avait une obligation urgente et démocratique: c’était de la court-circuiter par une intervention pointue et ponctuelle, c’est-à-dire qui  précisât d’abord si elle était lesbienne ou non et qui présentât, dans l’un ou l’autre cas, sa position sur l’homosexualité comme fait de société. Ce devoir de s’expliquer découle de son nouveau statut de personnage public.

Intervenir à temps aurait été aussi un acte d’affirmation de son leadership. Car se faisant, madame Pierre-Louis aurait appris à la population à découvrir, si elle en a, certaines de ses qualités de femme d’État, spécialement sa sincérité, son courage, sa sensibilité à l’opinion publique, et son sens élevé de l’urgence et des affaires publiques. Dans cette situation spécifique, ce sont ces qualités-là qui, me semble-t-il, devaient rapidement entrer en action pour lui servir comme une impressionnante lettre de recommandation à la fois au Parlement et à la Nation entière et la mettre à l’abri de cette inutilement embarrassante, absorbante et stressante incertitude qu’elle est en train de vivre. C’est que un chef qui intervient à temps pour juguler une crise, au lieu de rester passif et la laisser se développer, exprime professionnalisme et inspire confiance. Un chef qui affronte une crise ouverte dans l’Ėtat et en relate les faits tels qu’ils sont exprime courage, franc-parler, confiance en lui-même, un sens élevé de l’économie du temps, une haute conscience de sa responsabilité et un remarquable savoir-faire politique. Ensuite, décider de débattre ouvertement, et sans démagogie, un sujet de société, c’est, pour un chef comme mme Pierre-Louis si étrangère, pratiquement, à la gestion des affaires publiques, une occasion de nous gratifier de sa vision de l’État haïtien, des hommes et des choses de son pays, et plus largement, de sa vision du monde. Un chef a des opinions sur les grands dossiers et son opinion doit être connue des citoyens.  Et cette accusation qui venait lui faire son baptême de feu était justement pour elle une occasion en or de se prononcer en long et en large sur au moins l’une de ces questions, celle de l’homosexualité. Mais son refus de démenti catégorique et son silence sur la question traduisent nettement, aux yeux des observateurs avertis, tout le contraire de ce qui aurait offert au pays, à travers cette crise d’initiation de son gouvernement, un avant-goût de son leadership. Et la rencontre du vendredi 4 juillet 2008 avec des parlementaires au cours de laquelle elle a laissé le président se substituer à elle et répondre aux questions à elle adressées n’a fait que renforcer les doutes1 sur ses talents: quand on s’offre à la vie publique, et plus spécialement quand on devient premier ministre, on ne se ferme pas au débat, on ne crie pas tout simplement à la calomnie et à la diffamation; on ne se contente pas de remerciements redondants vis-à-vis de ses amis et de ceux qui vous sont sympathiques; on aborde carrément les sujets et les dossiers pour informer, rectifier, infirmer ou confirmer; on réaffirme ses principes, sa vision et sa méthode: on se fait connaître.

Cette approche s’impose parce que, de mon point de vue, un citoyen démocrate et responsable qui se livre à la politique, dans un parti ou ailleurs, ou va accéder aujourd’hui à la magistrature suprême d’Haïti est astreint à l’obligation de transparence et de pédagogie démocratique. Posée en termes démocratiques, l’obligation de transparence signifie que c’est un droit pour la nation de bien connaître ceux qui la dirigent ou aspirent à la diriger; et que c’est un devoir pour ses dirigeants de lui présenter la plus complète et la plus fidèle carte de visite d’eux-mêmes. Il appartenait donc à mme Pierre-Louis, d’entrer de jeu, de placer son gouvernement sous le signe de la transparence en révélant au peuple haïtien qui elle était réellement et quel était son point de vue sur l’homosexualité. C’est que la tradition du politicien haïtien marron2, c’est-à-dire sans principes, sans discours, sans opinion politique, sans vrai parti, sans vie familiale connue, sans parents connus, sans habitudes connues, sans religion connue, sans philosophie connue, sans résidence connue, sans parcours scolaire ou académique connu, sans lieu d’origine connu, sans niveau de richesse connu, sans autonomie de responsabilité, n’a que trop nui au pays en entretenant l’irresponsabilité politique et administrative, l’absence de dossiers administratifs et d’archives publiques, l’utilisation privée des biens publics, la corruption multiforme, les abus de pouvoir, une perception négative de l’opinion publique vis-à-vis de tous les politiciens et fonctionnaires publics, la prévalence du faux et du superficiel chez nos politiciens, les magouilles électorales, l’enrichissement illicite facile, le burlesque politique, les rumeurs, les calomnies, le dechoukage, la destruction de nos ressources matérielles et humaines, etc.

Et parce que notre société a un besoin urgent de modèles pour lui enseigner, dans l’informel et par l’exemple, le rôle des responsables, le mode de fonctionnement des institutions publics, la négociation, le discours responsable, le respect de la personne humaine, la tolérance, la participation citoyenne  à l’effort de construction de la cité, nos politiciens, nos hommes et femmes d’État ont la lourde responsabilité de se faire pédagogue dans leur dire et leur faire. Car, en fait, vu leur statut et la visibilité quotidienne de leur position dans les médias et ailleurs, ils sont et demeurent les premiers centres de diffusion de modèles et de symboles. Pour délicate que la question de l’homosexualité puisse être,  mme Pierre-Louis devait utiliser ses atouts de leader pédagogue pour faire le point là-dessus. C’est cette forme de leadership que j’appelle l’obligation de pédagogie et qui est absente dans les débuts publics de madame Pierre-Louis.

Deuxième enseignement: Le dossier Michel Pierre-Louis nous a rappelé que la morale publique est un tout. Ceux qui, de bonne foi et honnêtement, ramenaient cette affaire simplement à l’homosexualité ou au lesbianisme, et combattaient, au nom  du respect du principe de la liberté individuelle mal compris, l’ont certainement appris à leurs dépens, et aux dépens de la nation entière: on se fait mouiller, salir et complices en se montrant complaisants face au non-respect des principes moraux dans l’Ėtat. Car tous ceux qui se savent coupables de quelques pratiques  et « crimes moraux » et en tirent leurs fortunes et privilèges ne pouvaient que se liguer contre toute approche morale. Et Ils l’ont fait, avec passion, acharnement, et la rage de ceux qui se sentent lésés, ou en voie de l’être, dans leurs intérêts. Ils nous ont montré qu’ils ont compris que dénoncer une implication ou une tentative d’implication quelconque de l’Ėtat dans une affaire immorale ou criminelle, c’est vouloir glisser bien vite vers une critique générale, vers une levée de boucliers collective, contre ce pouvoir d’Ėtat littéralement et diversement corrompu et aussi contre tous ceux-là qui en profitent directement ou indirectement, à tire-larigot, impunément.

Troisième enseignement: La corruption du pouvoir d’Ėtat haïtien ne cache plus son nom et a des alliés nombreux et puissants. Le débat ouvert sur l’affaire Pierre-Louis a appris ou rappelé solennellement  à tous que le pouvoir d’Ėtat haïtien est affecté du virus de la corruption même dans ses moindres interstices et que les soutiens du régime ne s’embarrassent d’aucun scrupule pour l’affirmer. Certes, le président Préval l’avait solennellement et officiellement déclaré lui-même quand il avait reconnu  que la corruption existait partout, même au Palais National. Mais le récent débat nous a montré ce régime dans toute sa nudité hideuse, son impudicité choquante et sa trivialité dégoûtante; mais aussi dans son audace révoltante et son attachement indéfectible à sa tradition de pouvoir d’état déréglé et incontrôlé. Des leaders de partis, des parlementaires, des intellectuels engagés au service du statu quo et des alliés d’horizons divers ont défilé, sans état d’âme, pour nous réaffirmer leur foi dans ce modèle: certains l’ont fait sous le fallacieux prétexte qu’il ne nous fallait pas nous immiscer dans la vie privée des femmes et des hommes appelés à nous diriger et qu’il fallait coûte que coûte «débloquer le pays»; comme si le processus avancé de privatisation de l’Ėtat haïtien, en braderie et dans l’opacité, devait porter aussi sur chacun de ses dirigeants afin d’éliminer carrément la notion de biens et de deniers publics et celle  responsabilité attachée à leur gestion et comptabilité! Certains se sont plu à défendre le dossier en signalant, apparemment fièrement, tel ou tel maire étranger partageant les mêmes préférences sexuelles que celles que les rumeurs ont prêtées au nouveau chef du gouvernement haïtien. Comme si nous étions incapables de recevoir du monde, ou à l’inverse de lui offrir, des modèles ou des exemples élevés! D’autres enfin se sont abrités derrière le spécieux combat pour la séparation de l’Ėtat et des religions, spécialement les religions judéo-chrétiennes. Comme si tout principe de morale publique dans l’Ėtat haïtien était inacceptable s’il concordait avec tel ou tel principe de telle ou telle religion! Comme si tout ce qui était moral était exclusivement religieux ou chrétien3!

En tout cas, les aveux ont été révélateurs de l’état d’esprit qui anime les tenants du vieil ordre: un sénateur pasteur, oublieux de sa mission contre des problèmes sociaux tels que la prostitution, la délinquance juvénile, la vente d’organes humains, la pornographie en public, la pédophilie, a proclamé en pleine séance du Sénat que  l’on pouvait faire ce qu’on voulait de son corps. Un autre, généralisant à partir de son expérience de plus d’une décennie à l’intérieur du pouvoir d’État haïtien, a péremptoirement soutenu que «si l’on devait s’aventurer dans ce labyrinthe là (celui de la question morale) pour en tenir compte, l’on ne trouverait personne pour exercer la fonction de premier ministre.» Et chose significative, de tels propos ont déclenché des vagues d’applaudissements dans l’enceinte du Sénat ! Pourtant, l’intervention de la Sénateur Edmonde Beauzile qui demandait à ses collègues de ne pas offrir officiellement au pays, à travers leur vote, un modèle public d’immoralité, n’a récolté que mépris et indifférence.

Quatrième enseignement: Rien de nationalement grandiose n’est à espérer du leadership de notre classe politique traditionnelle. L’affaire Pierre-Louis est venue, peut-être à temps, nous rappeler une vérité fondamentale: compte tenu de sa conception et de sa pratique du pouvoir, dans l’État et aux alentours de l’Ėtat, il sera très difficile – pour ne pas dire impossible – au «leadership» de notre classe dominante et dirigeante de promouvoir le changement et la responsabilité dans l’État haïtien. Ce dossier, comme bien d’autres, a mis à nu leur complaisance, leur manque d’intérêt et de sensibilité face aux grands dossiers publics, mais aussi leur grande compréhension mutuelle. Sous ce rapport, oppositions et partis au gouvernement se donnent facilement la main et se confondent même dans une remarquable complicité et convivialité des attablés bien imbus du protocole à suivre pour protéger et partager leur butin. Alors que la nation cherchait et cherche encore en eux son orientation morale et des repères politiques pour affronter victorieusement cette crise de leadership et de gouvernabilité qui fait voguer à la dérive la présidence de monsieur Préval, ils se sont tout simplement entendus, dans un mépris royal de l’opinion publique nationale, pour ramener volontairement la crise à une démarche consensuelle de partage du gâteau gouvernemental. A l’évidence, le poids de leur leadership de parti ne se fait sentir que quand ils cherchent ou défendent leurs intérêts dans les gouvernements ou dans les élections. Pour eux, le jeu des partis c’est manœuvrer pour avoir un ou quelques élus au parlement et s’assurer ainsi une participation au gouvernement, si minime soit-elle, mais tout en évitant précautionneusement qu’un parti soit majoritaire au parlement, et par voie de conséquence, au gouvernement. Un quota au gouvernement, tel nous parait être l’objectif central du combat partisan chez nous, la course pour la conquête de la présidence de la république, trop incertaine dans ses résultats, n’étant alors qu’un paravent et un trompe-l’oeil. Et, en galvaudant et caricaturant ainsi à l’extrême le système des partis contenu dans notre constitution, ils ont carrément vidé de son contenu le principe de la responsabilité gouvernementale, la pierre angulaire du régime parlementaire. Comment l’électorat pourrait-il alors, se demandent malicieusement ces politiciens galvaudeurs qui sont au pouvoir ou y sont connectés, imputer l’échec du gouvernement à tel ou tel parti quand tous les partis qui se font passer pour influents ou pour des  caisses de résonance des revendications de la société sont toujours tous en même temps dans le gouvernement? Comment, se demande alors de son côté l’observateur averti, la société pourrait-elle faire confiance à ces partis quand leurs élus au parlement, par crainte de nuire à leur quota de membres dans le gouvernement (président, ministres, secrétaires d’état et autres), se révèlent toujours incapables de proposer ou défendre une politique d’intérêt national? Comment, sans vision idéologique vraie, sans position de principe, sans projet de gouvernement, sans option d’une morale de service public, de responsabilité gouvernementale, ce leadership traditionnel, toujours démissionnaire face aux besoins de la nation, pourrait-il jouer un rôle efficace et efficient soit dans l’opposition soit au gouvernement ? En s’amassant tous dans chaque nouveau gouvernement, ils font plutôt de chaque gouvernement un fourre-tout, un espace de complicité et d’irresponsabilité partagée; ils rendent ainsi impossible de tracer des lignes de démarcations entre les équipes gouvernementales: tout le monde dans le gouvernement impute à tout le monde dans le gouvernement la responsabilité de l’échec, comme pour se moquer de la nation car personne n’est vrai dans l’accusation qu’il porte, car personne n’a ni n’avait eu pour objectif le succès d’un programme national de gouvernement.  Et dans ces conditions, même un vote de défiance (ou de non confiance) est pure entreprise de mystification  de la nation car, comme le système haïtien ne prévoit pas la dissolution du parlement suite à un vote de défiance contre le gouvernement, ces même partis  désapprouvés à travers leurs représentants dans l’ancien gouvernement, reviennent au nouveau gouvernement, sans s’ajuster, sans faire leur mea culpa, prêts à reprendre leurs mêmes pratiques, à jouir des mêmes privilèges liés à leur participation au pouvoir. Et pire, quand la fraction qui a les rênes de la présidence de la république veut s’approprier la part léonine du gâteau, elle fait le chantage d’écarter ou de fait écartent tout simplement le parlement par toutes manœuvres non éthiques et politiquement irresponsables comme le non renouvellement du tiers du sénat, l’exclusion (sinon l’élimination!) de parlementaires non orthodoxes et trop encombrants, l’infirmation ou des modifications fantaisistes du quorum, la démission en bloc de parlementaires, etc. Sous le leadership de cette classe de pouvoir traditionnelle, la nation est et sera toujours perdante, à tous les coups!

Il serait donc bien naïf de la part des femmes et des hommes de progrès du pays  de croire que, par je ne sais quelle thaumaturgie, cette classe politique-là qui a perdu ou qui a toujours été privé de tout enthousiasme, de toute émotion, de toute imagination, de toute sensibilité, de toute créativité, de tout amour vrai pour la nation et pour nous autres citoyennes et citoyens, de toute autonomie de responsabilité, de tout sens de la mesure et du compromis constructif et bénéfique à la nation, pourra un jour faire la politique autrement en faisant passer les intérêts de l’État avant les siens propres!

Cinquième enseignement: Mais tout n’est pas perdu : la politique haïtienne est en voie de se dérouler dans un contexte tout à fait nouveau, tout à fait révolutionnaire. Les nouvelles technologies de la communication et de l’information et une certaine couche de classe moyenne haïtienne, me semble-t-il, sont en train d’imposer une nouvelle manière de faire la politique chez nous. Si les conditions d’accès à de telles technologies demeurent financièrement et techniquement abordables pour quelque temps encore à cette couche émergeante de classe moyenne, celle-ci pourrait bien, en symbiose avec d’autres couches progressistes de la société nationale, forcer progressivement la vérité et la transparence à s’introduire pour de bon dans l’État et dans la vie politique quotidienne de ceux qui nous gouvernent directement ou indirectement.

Deux choses me semblent fondamentales qui vont probablement modifier ainsi la donne: l’état d’esprit  de cette nouvelle catégorie d’acteurs politiques et la nouveauté des médias dont elle dispose. L’affaire Pierre-Louis l’a prouvé: une importante couche de classe moyenne est en train d’être connectée, plus massivement, plus diversement, plus sensiblement, plus intimement avec les masses. Ceux-là timorés ou timides qui ne voulaient pas intervenir dans les médias traditionnels haïtiens, ou ceux-là sans nom, sans parrain et sans référence qui ne pouvaient pas vaincre l’obstacle des «morgues» que ces médias avaient développés et continuent de développer pour déposer et tuer tous les articles qu’ils ne voulaient ou ne veulent pas publier pour des raisons d’intérêts divers deviennent aujourd’hui de plus en plus libérés et audacieux. Recourant à toutes sortes de ressources électroniques (l’Internet, le téléphone caméra, le téléfax, les mails, le Webcam, les gadgets électroniques sans fil…) ils ont une présence réelle et permanente sur la scène politique nationale. Ils commencent à constituer une autre forme de pouvoir. Il me semble qu’il va arriver sous peu un moment où nos politiciens nous ne pourront plus continuer à vivre dans leur opacité traditionnelle car, d’une manière générale, tout un pan du privé est déjà sous attaque; et je me demande qui pourra empêcher bientôt, dans un pays comme Haïti, de faire circuler sur l’Internet des dossiers compromettants ou des pratiques que nos femmes et nos hommes politiques entendaient cacher au public pour mieux mentir, mieux tromper et mieux se servir de l’État et de la Nation.

L’Internet permettra aussi, me semble-t-il, le développement d’une forme journalisme social et mondain qui n’a jamais existé chez nous et n’a pu donc  jamais s’intéresser à la vie ordinaire de nos politiciens, à leurs épouses, à leurs enfants, à leurs fréquentations, à leurs vacances, à leurs sports favoris, à leur religion et autres. Nos politiciens et politiciennes devront, très probablement, s’ouvrir bientôt, dans les interviews, à des questions plus ordinaires, plus humaines, plus intimes sur leurs vies. Cela les aidera probablement à mettre les pieds sur terre, à être plus sincères dans leur mode de vie et dans leurs ambitions; ce pourrait être une révolution pacifique dans la manière de faire de la politique en Haïti

 Mais rien n’est garanti: de nombreuses obligations s’imposent à cette catégorie de classe émergente. Tout d’abord, une obligation éthique: elle se gardera d’écrire des propos fantaisistes, de colporter des rumeurs ou des images truquées, de s’avilir dans le fanatisme aveugle, de consommer son temps dans des polémiques sans grandeur, des débats stériles et sans finalité. Il lui faut s’armer de courage pour toujours dire une parole de vérité, fournir, quand nécessaire des preuves a l’appui, et reconnaître les valeurs et les compétences. Ensuite, une obligation intellectuelle, technique et scientifique: il appartient impérieusement à cette catégorie de société de se former en permanence dans les lettres, les arts, les techniques et les sciences afin de continuer à éclairer la nation et à inspirer confiance. Et enfin, une obligation d’organiser : avec ce remarquable pouvoir de rassemblement et de rapprochement qu’offrent ces nouvelles technologies, particulièrement l’Internet, cette classe d’internautes pourra jeter des balises, offrir des fils conducteurs, faire des recherches sur de nombreux sujets en Haïti, élaborer des projets de développement, faire des études de cas, des simulations de rôle et influencer petit à petit, et au mieux, sur le destin de notre Nation. Ces nombreux hommes et femmes qui ont la chance historique de commencer à assumer de telles responsabilités, via les nouvelles technologies de l’information sont là, un peu partout, en Haïti et à l’étranger; mais bon nombre d’entre eux ne se manifestent pas encore, n’expriment pas encore publiquement leurs points de vue ; ce n’est qu’une affaire de temps: ils s’embarqueront petit à petit dans ce combat stratégique; mais déjà, tout un chacun espère, rêve; tout un chacun attend la mise en chantier d’une œuvre de construction collective coordonnée, disciplinée, lucide, courageuse, grandiose et exaltante.  

Luc Rémy
17 août  2008
Massachusetts, Ėtats-Unis d’Amérique

Prochain Texte: Faut-il, pour des raisons morales, exclure les homosexuels de l’exercice de fonctions politiques suprêmes dans l’État haïtien?

Notes

  1. Le député Délouis Félix a rapporté: «le président Préval a répondu à des questions qui étaient adressées à Mme Pierre Louis», Radio Métropole: Le Président Préval Fait un Forcing pour la Ratification de Michèle Pierre-Louis, dimanche 6 juillet 2008.
     
  2. Cette tradition du marronage politique, d’essence anti-démocratique, est si bien ancrée dans notre culture et notre imaginaire individuel et collectif qu’on a vu ou entendu des citoyens haïtiens, pourtant très honnêtes et de bonne foi, proclamer, à l’occasion de l’affaire Pierre-Louis, que la vie privée de nos hommes et femmes politiques ne les intéresse pas!
     
  3. En fondant, non  d’abord sur la défense de la morale publique, mais beaucoup plus sur leur foi chrétienne, leur refus de voter pour mme Pierre-Louis, même les sénateurs Beauzile et Beauplan  laissent l’impression, dans une certaine partie de l’opinion publique, que c’est pour des raisons religieuses qu’un homosexuel déclaré ou dénoncé (sur la base de preuves)  ne devrait pas se trouver au sommet de l’État. Une telle approche fait passer Haïti pour un État non laïc et  non républicain et affaiblit le poids de leur défense, puisqu’ils s’expriment beaucoup plus en chrétiens qu’en femme et homme d’État.

 

Viré monté