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Libre lecture de février 2004 (5 mai 2004)
ou

Qu'est-ce ce qui s'est réellement passé en Haïti en février 2004 ?

Luc Rémy

Deux versions officielles opposées et dominantes répondent à cette interrogation capitale et masquent la vérité.

  • La première version, celle des Lavalassiens, ramène les événements de février à un coup d'état réalisé par les Américains à la faveur du kidnapping de M. Aristide contraint à l'exil. Selon eux, M. Aristide, président élu, a été tout simplement empêché de terminer son mandat, alors qu'il espérait, à bon droit, recevoir l'aide armée de la communauté Internationale - comme ce fut le cas en 1991-1994 - contre la poignée de «terroristes», qui menaçait Port-au-Prince. C'est à peine si cette lecture fait allusion au mouvement revendicatif généralisé qu'animaient les étudiants, les enseignants, les partis politiques et la société civile en général.
     
  • La seconde version, celle des Américains, fait état du départ volontaire de M. Aristide, résigné à son sort. Elle met l'emphase sur le fait que la vie de M. Aristide était en danger et la menace d'un bain de sang réelle et imminente, vu la marche déterminée des «rebelles» sur Port-au-Prince et aussi la détermination des partisans d'Aristide à résister, dans la capitale, les armes à la main. C'est à peine si cette version n'ignore la position intenable de M. Aristide bien avant l'intervention des Chamblain et Philippe. En effet, sous les coups de boutoir de tous les secteurs revendicatifs de la vie nationale le pouvoir de M. Aristide était réduit à une peau de chagrin et l'homme allait coûte que coûte s'incliner.

En clair, il y a dans ces deux explications des événements de février une extrême surenchère; elle consiste à faire de l'action des Chamblain et Philippe l'élément déterminant qui a débouché sur le dénouement du 29 février. À l'inverse, ces deux interprétations font une banalisation étonnante, mais non innocente, du long travail de sape (mené par l'opposition, toutes catégories confondues) qui a réduit Lavalas à sa plus simple expression, en mettant à nu sa brutalité et son incapacité et qui a finalement contraint ses puissants alliés étrangers à reconnaître le fait que ce régime était sur le point de perdre le pouvoir et, subséquemment, à anticiper les événements.

Ici réside, à mon sens, la cause fondamentale du dénouement prématuré, inattendu, à la cloche de bois et en parachute, c'est-à-dire importé, qui s'est opéré dans la nuit du 28 au 29 février 2004.

Expliquons un peu. Au regard profond de l'évolution interne des événements, les forces nationales étaient indiscutablement en réveil progressif. Le mouvement de revendication commençait à dépasser la coloration traditionnelle car il impliquait déjà non seulement les forces d'animation des mouvements politiques classiques haïtiens mais aussi de nouvelles entités en émergence à travers ce que l'on qualifie de nos jours de société civile.

En effet, toutes les forces locales, organisations socioprofessionnelles et de défense des Droits humains, syndicats, oligarchies diverses, centres d'autorité morale et intellectuelle avaient créé, pacifiquement, un formidable rapprochement, qualitativement comparable aux alliances de 1803.

Certes, leur maturité et résolution étaient en deçà des alliances de l'Arcahaie et du Haut-du-Cap puisqu'elles n'en étaient pas encore à l'identification et à la confirmation du leadership de l'action politique, à la définition des rôles et de l'agenda immédiat et à moyen terme; mais il est incontestable que le processus était en phase de cristallisation. Dans la douleur, le tâtonnement, des incertitudes, la peur, et malgré le manque d'informations et de moyens divers, des failles organisationnelles, la misère idéologique et le poids d'inertie résultant de l'allégeance morbide de la plupart des grands acteurs et meneurs du mouvement vis-à-vis de l'extérieur, la communauté nationale haïtienne se cherchait, non seulement une formule de rechange à Aristide, mais un nouveau projet de société, un Contrat Social, comme le suggère bien le titre du document que le Groupe des 184 avait mis en chantier depuis quelque temps.

Et il était certain qu'Aristide ne pouvait plus continuer à gérer; même les catégories d'intérêt que défendait son régime avaient pris clairement leur distance du pouvoir, s'étaient senties dans l'obligation de vouloir son départ et l'avaient clairement réclamé. Seule la «Communauté Internationale» réclamait encore pour Aristide, qu'elle qualifiait de démocratiquement élu, le respect de son mandat de président.

En tout cas, ce mouvement avait une force morale remarquable et une vraie légitimité due à la fois au consensus national obtenu contre Lavalas et au fondement pacifique de l'action revendicative. Toute la Nation recherchait la meilleure alternative et les différents acteurs n'avaient jamais cessé de proclamer ou de rappeler leur rejet du combat armé contre Aristide. Et leur conduite correspondait effectivement à leur discours.

Cette attitude commençait à inspirer au mouvement non seulement une certaine admiration dans des milieux internationaux progressistes, mais surtout préparait le peuple à investir les rues, à faire surgir son leadership, à porter la manifestation au pied du Palais Présidentiel et du Palais Législatif et à forcer Lavalas à capituler, comme à peu près en Bolivie ou en Georgie1

Les manifestations qui se sont déroulées au cours du mois de février, malgré les brutalités exercées par Lavalas, me semblaient des ballons d'essai, sinon des séances de répétition en prélude de ces sorties historique décisives. Les signaux de ce projet en devenir commençaient à mettre la «Communauté Internationale» en devoir moral de prendre clairement et décisivement ses distances d'Aristide et proclamer son appui de principe à l'action revendicative nationale.

Une telle situation et une telle prise de position de principe étaient en contradiction profondes avec les intérêts et la pratique de cette «Communauté Internationale»2 en Haiti. Il fallait donc ramener les événements à leur plus simple expression. Comment? Par le discrédit. Par l'injection du venin macoute. Par l'épouvantail d'une sale guerre civile entre macoutes et anti-macoutes. Par la menace d'un retour au duvaliérisme.

Tout compte fait, l'intrusion de Philippe et Chamblain se révèle un épiphénomène, un stratagème savamment orchestré (vu le manque d'expérience de certains et l'absence d'autonomie de responsabilité d'autres) par le Centre d'Observation, de Réflexion et de Décision pour Haïti pour annihiler l'action revendicative nationale, introduire un fort dosage de confusion, faire voler en éclats le processus d'unité et de cristallisation en formation et ainsi préserver le mode de gestion à la fois personnelle et par procuration que la «Communauté Internationale» exerce sur Haïti.

Par cette manœuvre montée en épingle, elle a préservé la cohérence entre sa décision d'intervenir pour rétablir Aristide en 1994 et celle opposée d'intervenir pour le chasser du pouvoir dix ans après, sans vraiment souffrir du moindre reproche d'avoir été sans vision. Et pourtant, c'est de cela qu'il s'agit! Sous ce rapport, cette manœuvre en trompe-l'œil peut paraître géniale.

Au fait, cette opération n'était qu'un pis-aller. Elle reposait, à mon sens, sur au moins deux scénarios majeurs possibles :

  • Scénario 1, l'avancée des «rebelles» pousse les différentes parties à la négociation. Ce scénario aurait débouché sur un accord de bricolage au terme duquel Aristide aurait été théoriquement mis hors d'état de nuire et accepterait un premier ministre de l'opposition, celui-là qui aurait inspiré le plus de confiance à la communauté internationale. L'œuvre de restauration de 1994 aurait été sauve, la crise en principe réglée et la Communauté Internationale se serait sentie soulagée d'avoir enfin réussi les négociations improbables depuis plus de deux ans et de ne pas avoir eu à intervenir directement avec des forces armées. Quant aux rebelles, liés à un centre de commande qu'ils ne connaissent pas et limités à une action seulement en dehors de Port-au-Prince, ils auraient été contraints de battre en retraite, sans tambour ni trompette, et gardés sous bonne surveillance à toutes fins utiles. Ce scénario idéal n'a pas fonctionné.
     
  • Scénario 2, les parties refusent de négocier. Dans ce cas, la bande-à-Philippe doit montrer sa détermination à s'emparer de la capitale et du pouvoir suprême pour plusieurs raisons: tout d'abord pour espérer, in extremis, faire réussir cette diplomatie coercitive que cache le premier scénario ou, si cela se révèle impossible, faire paraître Philippe et Chamblain comme les auteurs authentiques du renversement d'Aristide. Du même coup, toutes les forces locales seront discréditée, et disqualifiées soit pour incapacité soit pour connivence avec des forces macoutes criminelles. Et, automatiquement, cette absence de leadership national rendra l'intervention, aux yeux des Haïtiens et du reste du monde entier, une solution humanitaire et par conséquent admissible. L'inconvénient de ce scénario est qu'il oblige les Grands Décideurs à opérer à visière levée, à intervenir et à s'impliquer directement, avec tous les risques possibles sur leur politique intérieure. C'est ce scénario qui s'est appliqué.

A mon sens, c'est ce paramètre capital, c'est-à-dire le long cheminement autonome (rendu possible par la position de la Communauté Internationale prise dans l'engrenage des contradictions entre son œuvre de Restauration de 1994 et la décision de l'intervention, jusque là embarrassante) de l'action revendicative nationale que l'écrasante majorité des acteurs Haïtiens n'a pas compris ou voulu.

Obnubilées par le parrainage international de leur action politique, rêvant d'une intervention en leur faveur, la plupart des forces haïtiennes de l'avant-scène, au tournant de novembre2003-février 2004, n'ont pas recherché ce déclic ni versé cette goutte qui aurait déjà emporté Aristide.

Trop habituées à compter sur l'arbitrage externe, elles n'avaient pas réellement mesuré l'impact national et international de leur action. A la vérité, elles avaient de la peine à comprendre que, à travers leur lutte pacifique, les alliances précaires, mais réelles, qu'elles ont bricolées, elles étaient à deux doigts du pouvoir et qu'elles pouvaient, avec un peu d'autorité, de leadership, de cohérence, de clarté et un projet y parvenir réellement.

Quant aux forces qui croyaient plus ou moins dans un dénouement national-comme ce fut le cas de bon nombre d'étudiants, d'intellectuels, d'artisans, de producteurs, de professionnels nationalistes et peut-être de certaines associations d'enseignants et autres- elles n'avaient pas su se doter de la stratégie et des moyens d'action appropriés.

Voilà pourquoi, par calcul ou par naïveté, ces forces nationales ont accueilli l'intervention de Chamblain et Philippe avec discrétion et peut-être soulagement intérieur dans un premier temps, se disant que l'ennemi de leur ennemi était leur ami. Voilà pourquoi aussi, par la suite, pour certaines, elles se sont laissé piéger ou se sont tout simplement jetées dans les bras de ces hommes en les accueillant en libérateurs. Elles n'ont pas pu pousser l'action à l'extrême pointe du courage pour mobiliser et conditionner la population dans un front du refus et d'Aristide et de la bande-à-Chamblain!

Chamblain accueilli en triomphateur, les forces nationales ont jeté un voile de suspicion sur leur conviction et sincérité démocratiques, ont automatiquement détruit leur propre leadership en construction et rendu difficile la possibilité de se ressaisir pour animer et incarner l'alternative aux yeux de l'occupant. Cela va de soi que l'adoption et la mise en œuvre d'un agenda national de changement ont apparu dès lors de plus en plus chimérique.

De fait, le discrédit et l'impuissance de presque toutes les forces nationales ont rendu l'action américaine et française légitime. Elle a levé le paradoxe qui empêchait les Américains d'intervenir pour chasser du pouvoir l'homme qu'il avait solennellement restauré en 1994 par l'Opération «Restaurer la Démocratie». Elle a rendu acceptable le fait que la France, l'ancienne Métropole, en guise de commémoration du bicentenaire de l'indépendance, est venue prendre comme une revanche symbolique…

Effectivement, il y a eu coup d'état le 29 février 2004; mais ce n'est pas celui que Aristide et ses partisans se plaisent à décrire et dont ils se disent les victimes. Le départ d'Aristide était inévitable et imminent.

Le coup d'Etat qu'il y a eu, c'était, l'interception de ce mouvement national revendicatif en phase de maturation et de concrétisation. Comme en 1986, il s'est brutalement produit un coup d'arrêt au procès, difficile certes, mais prometteur, d'une société en quête de sa voie et de sa prise en charge à travers l'exécution de rôles et de séquences historiques indispensables à l'acquisition de l'expérience qui assure progrès politique, économique et social.

Le 29 février 2004, tout comme le rétablissement d'Aristide, est tout simplement le renouvellement et le réajustement du maternage de la Nation par une aile de la Communauté internationale.

Je doute fort que ces exercices qui privent la Nation de l'opportunité de tester et faire croître périodiquement sa maturité aient grand-chose à voir avec la démocratie.

Je me demande ce qui serait advenu des Révolutions Haïtienne (1788-1804), Française (1788-1799) ou Américaine (1775-1787) si le Concert des Nations, à l'époque, intervenait en Haïti, en France ou dans les 13 colonies, pour annihiler l'activité historique créatrice de ces Peuples et décider à leur place.

Luc Rémy,
  5 mai 2004,
Etats-Unis d’Amérique

Notes

  1. Gonzalo Sanchez Lozado dut fuir en Floride le 17 mai 2003, sous la pression de la rue, malgré la répression exercée par l'armée et tout le soutien international qu'il avait. Edward Chevardnadze dut aussi céder aux manifestations populaires en novembre. Dans le cas bolivien, le porte-parole du Département d'État, M. Richard Boucher, avait, le 13 encore, salué en Lozada «le président démocratiquement élu»  et avait dit : «la communauté internationale et les Etats-Unis ne toléreront pas aucune interruption de l'ordre constitutionnel».
     
  2. Ces intérêts sont développés dans un mémo que nous avons déjà publié sous le titre: Aristide, Colis Encombrant de Washington ou Washington Allié Inconditionnel d'Aristide?


Viré monté