Potomitan

Site de promotion des cultures et des langues créoles
Annou voyé kreyòl douvan douvan

Un demi-siècle de négriers dans la Caraïbe

Jean-Claude Icart

Montréal, 9 décembre 2022

Hommes sans connivence dans l’aube caraïbe
Sur leurs bateaux d’espoir, ils jouent à qui perd gagne
Et négriers d’eux-mêmes
Passant d’un esclavage à l’autre
Ils abordent les terres plates de l’arrogance.

  Anthony Phelps, Même le soleil est nu

J’ai emprunté à Anthony Phelps l’expression «Négriers d’eux-mêmes», pour en faire le titre d’un essai sur les boat-people haïtiens en Floride1. Ce phénomène dure depuis 50 ans.

C’est en effet le 12 décembre 1972 que le premier bateau de réfugiés haïtiens arrive sur la plage de Pompano Beach en Floride, au nord de Miami. Ils étaient soixante-cinq à bord du «Saint-Sauveur». Ils avaient quitté Haïti le 26 novembre et avaient fait escale à Cuba et aux Bahamas. Des milliers d’autres suivirent leur trace et il en arrive encore aujourd’hui. Bien vite, un mouvement de solidarité se mit sur pied dans la communauté haïtienne déjà installée en Floride, autour de religieux, protestants et catholiques et de réfugiés, notamment des membres d’un groupe de garde-côtes qui avaient obtenu l’asile aux États-Unis suite à une mutinerie contre le pouvoir en place deux ans plus tôt. Ils eurent également l’appui de plusieurs avocats américains qui firent un travail remarquable et remportèrent d’importantes batailles juridiques dans ce dossier2.

Parmi les passagers du Saint Sauveur se trouvait Marie X. Elle avait 18 ans quand elle épousa Dorléus D., âgé alors de 23 ans. Son mari était un militaire, attaché au service d’un officier supér ieur de la Garde présidentielle, Donald M., qui fut fusillé avec 18 de ses camarades soupçonnés de trahison par le dictateur François Duvalier, le 8 juin 1967. Quelques jours plus tard, des hommes armés se présentèrent au domicile de Dorléus D., absent à ce moment-là. Il décida de se mettre à couvert dans la région des Cayes, ville natale de son beau-père. Sa trace finit par être retrouvée, il fut arrêté, conduit à Port-au-Prince, où il mourut en prison. Marie X décida alors de quitter le pays et se retrouva ainsi parmi les passagers du Saint Sauveur. Elle fut l’une des premières personnes à accepter de poursuivre le Gouvernement américain pour violation de droits humains, dans le cadre d’une action du Centre des réfugiés haïtiens peu après sa formation.

Un dossier modèle?

Beaucoup pensent que les boat-people vietnamiens (en fait du sud-est asiatique, car il y en eut aussi du Laos et du Cambodge) furent les premiers de l’ère contemporaine. Ce n’est pas exact. Ce titre revient aux boat-people haïtiens en Floride. La chute de Saïgon date du 30 avril 1975 et c’est cet évènement qui déclenchera un véritable exode par la mer à partir du sud-est asiatique. De plus, en raison des circonstances particulières dues à la Guerre froide, le monde occidental fit son possible pour bien les accueillir, ce qui ne fut pas le cas pour les boat-people haïtiens. Plus important encore, les mesures adoptées par les autorités américaines pour bloquer et renvoyer les boat-people haïtiens inspireront d’autres pays occidentaux qui auront à faire face à des situations semblables. On peut citer l’emprisonnement systématique des revendicateurs du statut de réfugié, leur dispersion dans de véritables camps de concentration, l’érection d’un véritable rideau de fer dans la mer pour bloquer l’accès des côtes, l’incohérence entre les prises de position publiques quant à la situation politique du pays d’origine et le refus d’accueillir les personnes fuyant cette situation politique, le refus de procéder à une détermination collective, les appels à la régionalisation du problème et bien d’autres mesures encore. Il faut dire aussi qu’il y a de plus en plus de concertation entre de nombreux États et qu’ils s’échangent régulièrement leurs «meilleures pratiques». Prenons deux exemples.

Le 26 août 2001, un cargo norvégien, le Tampa, se portait au secours d'un groupe de 438 réfugiés, pour la plupart d'origine afghane, alors que le navire transportant ces derniers était sur le point de couler dans les eaux internationales.  Le Tampa fit ensuite route vers le port le plus proche, Christmas Island, une possession australienne. Le lendemain le gouvernement australien refusa aux réfugiés la permission de débarquer et ordonna au Tampa de quitter ses eaux territoriales, renversant ainsi une décision des autorités locales. Le capitaine refusa d'obéir et le 29 août, l'armée australienne prit le contrôle du Tampa. Une campagne de presse infernale utilisa un langage visant à déshumaniser et diaboliser les revendicateurs et des solutions régionales furent envisagées. Le 1er septembre, une entente fut conclue avec la Nouvelle-Zélande, qui accepta150 des revendicateurs et Nauru, un des plus petits états du monde. Nauru reçut une aide de 10 millions $ US du gouvernement australien et tous les autres revendicateurs furent hébergés dans des camps construits à cette fin par les autorités australiennes. Le but de cette opération de 20 millions $ était le déni des droits de revendiquer le statut de réfugié selon la convention internationale et la loi australienne. En mai 2002, les USA et l’Australie entreprendront de sérieuses discussions à propos d'un éventuel échange de réfugiés. L’idée était d’envoyer des Haïtiens (et des Cubains) en Australie contre des Afghans (et des Irakiens).  La logique sous-tendant ce projet était qu’il fallait frustrer les revendicateurs quant à la destination choisie, vu qu’ils n’étaient que des immigrants sans papiers. Cependant, ce projet n’a pas abouti.

Un autre dossier à retenir notre attention est la forte augmentation des réfugiés qui passèrent par la Méditerranée pour rejoindre l’Europe en 2015, soit 1 011 712 cette année-là, comparativement à 216 000 en 2014. Une cause importante de cette hausse soudaine fut l’érection d’une clôture entre la Turquie et la Grèce dans la première moitié de l’année 2014. La mer devint donc le chemin privilégié pour rejoindre l’Europe. Les politiques publiques de dissuasion ont été coordonnées au niveau européen à partir du début des années 2000. Le contrôle accru des migrations et des frontières a débouché sur la création de l’agence de police européenne Frontex en 2005 afin de coordonner la coopération opérationnelle entre les États membres en matière de gestion des frontières extérieures. La tendance lourde en matière de politique vis-à-vis les réfugiés dans le monde est d’empêcher les revendicateurs de franchir les frontières afin de les empêcher de faire appel aux dispositions de la Convention de 1951. La grande difficulté des membres de l’espace régional le plus intégré à se doter d’une approche commune du refuge souligne la grande réticence des États à partager ce qu’ils estiment être de leur ressort exclusif.

Dans ce cas bien précis, le déblocage est venu de l’initiative de l’Allemagne de Angela Merkel qui a accepté plus d’un million de réfugiés durant la seule année 2015. Les vingt-huit pays de l’Union européenne décidèrent de se répartir 160 000 réfugiés en deux ans mais cet accord fut rapidement mis à mal. En mars 2016, l’Union européenne signa un accord avec la Turquie. Ce pays s’engageait à aider à arrêter le flux de migrants vers l’Europe en échange d’une assistance économique de 6 milliards US $.

Négriers d’eux-mêmes

Les boat people vers la Floride ont été un phénomène du régime de Jean-Claude Duvalier. Ils ont contribué à doubler le nombre de personnes à quitter Haïti chaque année, comparativement au régime de Papa Doc (40,000 vs 20,000). Nous avons analysé ce phénomène comme faisant partie de la Traite verte (les migrants agricoles haïtiens dans la Caraïbe). Ce mouvement avait véritablement pris corps autour de l’Occupation américaine (1915-1934), Haïti devenant le réservoir de main d’œuvre de la Caraïbe. Il a repris en force durant le régime de Bébé Doc, la paysannerie devenant la cible principale de ce régime. À l’insécurité foncière, il faudra ajouter la fièvre porcine à la fin des années 70 et les programmes d’ajustement structurel au début des années 80, qui exposèrent le marché haïtien à une rude concurrence des produits agricoles importés. Le résultat est que le pays perdit progressivement son autonomie alimentaire et qu’aujourd’hui, plus de la moitié de la population se trouve en situation d’insécurité alimentaire. Le Juge James Lawrence King, dans une décision en date du 2 juillet 1980, a le mieux exprimé le rôle de la violence politique dans l’émigration à partir d’Haïti en qualifiant l’économie haïtienne sous Jean-Claude Duvalier d’économie de répression.

Cette situation n’a pas pu être corrigée depuis, malgré plusieurs tentatives. La première fut écrasée dans le sang lors des élections du 29 novembre 1987, les premières après la chute du régime duvaliériste. Et le ton était donné.

Aujourd’hui, même si des boat people continuent d’arriver en Floride, les principales destinations se retrouvent en Amérique latine (et même certains pays asiatiques sont devenues des terres d’accueil, ou de non-accueil, pour les ressortissants haïtiens). L’arrivée de gouvernements de droite dans certains pays latino-américains, notamment le Brésil et le Chili, a poussé des Haïtiens y résidant à prendre la route, souvent à pied, pour essayer de trouver un mieux-être plus au nord. Certains arrivent même à Montréal au bout de cet incroyable périple… Et ces dernières années, les chiffres des départs d’Haïti doivent vraissemblablement se situer autour de 80,000 à 100,000 par année.

L’Essai sur les boat-people haïtiens en Floride a été, sinon le premier, du moins un des premiers textes à parler de diaspora pour désigner l’ensemble de l’émigration haïtienne. Et le rôle premier de cette diaspora a été présenté ainsi: «L’histoire (d’Haïti) a été au fond une longue lutte contre l’isolement. (…)  De par les multiples solidarités qu’elle aura permis de créer et de développer, la migration vers la Floride aura été une phase marquante dans le processus de rupture de cet isolement, une étape majeure dans la longue marche du peuple haïtien vers la conquête de sa place au soleil». L’historien canadien Sean Mills utilisera la même expression, Une place au soleil3, pour titrer son ouvrage sur l’histoire de la migration haïtienne au Canada et les interconnections qui se sont développées entre Haïti et le Québec.

La postface de Négriers d’eux-mêmes se terminait par «Little Haïti doit demeurer vigilante», en raison de l’incertitude de la situation politique au pays natal à cette époque. Cette injonction demeure de mise aujourd’hui et toute l’émigration haïtienne doit demeurer vigilante en raison des lourdes menaces qui pèsent encore sur Haïti.

Jean-Claude Icart
Montréal, 9 décembre 2022

Notes

  1. Négriers d’eux-mêmes. Montréal, les Éditions du CIDIHCA, 1987.
     
  2. Entrevue avec Abel Simon Zephir, un des premiers militants dans ce dossier.
     
  3. Sean Mills: Une place au soleil: Haïti, les Haïtiens et le Québec. Montréal, Éditions Mémoire d’encrier, septembre 2021, Collection Essais, 367 pp.

*

 Viré monté