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Embrasser tout l’horizon

Jean-Claude Icart

Intervention au colloque "Diversité culturelle et Francophonie"
organisé par l’Université de la Polynésie française dans le cadre du salon du livre de Tahiti.
Papeete, 18 au 21 mai 2006.

Iorana

Je voudrais d’abord remercier très sincèrement le Salon du livre de son aimable invitation et de son accueil. Je sais déjà que quand je reprendrai l’avion la semaine prochaine et que je serai au-dessus de l’océan, je serai incapable de dire «quel sens est l’aller et quel sens le retour»1.

Aujourd’hui, c’est jour de fête, parce que c’est l’ouverture de ce cinquième salon. Pour des manifestations de ce type, je pense que cinq ans, c’est l’âge de la majorité! Bravo aux organisateurs!

Aujourd’hui, c’est aussi jour de fête à Montréal où je vis depuis la fin des années 60. En fait, techniquement, la ville a été fondée le 17 mai 1642 mais, c’est le lendemain, le 18 mai, que fut célébrée la première haute messe et pendant celle-ci, le père Vimont prédit la future grandeur de la ville qui venait de naître.

Aujourd’hui est également jour de fête nationale dans mon pays d’origine, Haïti, la «perle noire de la Caraïbe». C’est la commémoration de la création du drapeau national, le 18 mai 1803, prélude au triomphe de la révolution haïtienne qui consacra véritablement l’universalité des droits humains.

Cette année est une année de fête.  Différentes manifestations de par le monde célèbrent le centenaire de la naissance de Léopold S. Senghor, considéré comme le père de la francophonie.  Pour saluer sa mémoire ainsi que celles de tous ceux là qui nous ont précédé et qui se sont efforcés de défendre les valeurs de l'humanisme, je voudrais emprunter les mots d’un autre disparu, Émile Olivier, un écrivain d’origine haïtienne qui a vécu au Québec, qui écrivait dans un de ses romans:

«Les fêtes sont la splendeur des pauvres… Je n’ai pas besoin de vous rappeler, monsieur, l’importance des morts chez nous. Vous savez aussi bien que moi qu’ils sont partout présents, nous accompagnent dans tous les gestes de la vie. Ils sont notre lumière et non nos ténèbres ou plutôt, ils sont la lumière qui éclaire nos ténèbres.» Emile Ollivier, Passages - page 100.

Le 21 octobre 2005, l’Unesco adoptait par une très forte majorité (148 voix contre deux), la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Seuls les États-Unis et Israël votaient à l'encontre de ce document2.

Il est universellement reconnu que la francophonie, qui a déclaré l’année 2006 «année de la diversité culturelle» fut l’inspiratrice de ce projet de convention. La francophonie a donc apporté une contribution originale à la possibilité de contrer les effets négatifs de la mondialisation par l’adoption d’un instrument juridique pour protéger et promouvoir la diversité culturelle.

Au cours des dernières décennies, «divers facteurs ont permis une avancée dans la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle et nationale: un renouveau des «droits de l’homme», une conception plus exigeante de la justice sociale et de l’égalité formelle, la protection des droits des minorités et des droits des peuples, etc.»3 Je voudrais cependant souligner le rôle primordial du Québec, la seule province francophone du Canada, dans ce succès, et donc dans la promotion de la diversité culturelle.

I- Le rôle du Québec dans l’adoption de la Convention

Îlot de 8 millions de francophones dans un océan de près de 300 millions d’anglophones en Amérique du Nord, le Québec a toujours eu une conscience aigue de sa précarité. Ainsi, dès 1984, le Québec insistait pour que les industries culturelles soient exclues des dispositions du traité de libre-échange impliquant le Canada et les États-Unis qui commençait à être débattu.  Le respect de la diversité culturelle était la condition de son appui à l’intégration  économique, ce qui revenait à poser au départ comme une question de principe, que les biens culturels ne sont pas de simples marchandises. Les négociations officielles débutèrent en mai 1986 et durèrent jusqu’en octobre 1987. L’Accord de libre-échange (ALE) entre le Canada et les États-Unis fut signé en 1988 et est entré en vigueur le 1er janvier 1989.

Cette exception culturelle fut maintenue lors des négociations constitutives de l'Accord de libre-échange nord-américain l’ALENA, entre les États-Unis, le Canada et le Mexique qui fut lancé officiellement en janvier 1994.

Cette idée d’exception culturelle fut promue par la France et soutenue par la Communauté francophone au Sommet de 1993 à Maurice, alors qu’était déjà annoncée la proposition visant à inclure les activités culturelles dans le champ d'application du GATT (l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, remplacé depuis par l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC), position qui fut également soutenue par la plupart des pays européens en 1994 lors du «Cycle de l’Uruguay». Exception encore – et même exclusion – culturelle, recommandée par tout le Forum Social Mondial en février 2002 à Porto Alegre.

Dès 1997 cependant, on cessa de parler d’exception culturelle pour parler plutôt de diversité culturelle.

En décembre 1998, Lionel Jospin, alors premier ministre de la France, en visite officielle au Québec, signa avec Lucien Bouchard, Premier ministre du Québec, une entente créant un groupe de travail franco-québécois sur la diversité culturelle.

Au Sommet de Moncton en 1999, la Francophonie devint la première organisation internationale à voter une résolution en faveur de la diversité culturelle. Elle s’engagea l’année suivante en faveur du dialogue des cultures en organisant, avec la Ligue des États arabes et l’Institut du monde arabe de Paris, un colloque intitulé «Francophonie – monde arabe: un dialogue des cultures». Cette réflexion a donné lieu, en mars 2001, au lancement d’une coopération sans précédent entre les organisations représentatives des espaces hispanophone, lusophone et francophone.

En juin 2001 à Cotonou [Bénin], les travaux de la 3e Conférence ministérielle de la Francophonie sur la culture, à Cotonou, au Bénin, ont largement inspiré la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, adoptée à l’Unesco en novembre 2001.

Le rapport du groupe de travail franco-québécois fut rendu public en juin 2002 «Il contient en particulier la première analyse juridique sur «la faisabilité d'un instrument international», analyse cosignée par deux juristes, l'un québécois, l'autre française»4 et conduisit à une demande à l'UNESCO de se saisir du dossier, lors du Sommet de Beyrouth en 2002 (sur le dialogue des cultures).

La signature de la Convention par l’UNESCO fut le résultat d’une intense campagne menée sur la base de l’argumentaire suivant:

  • les diverses cultures doivent continuer à exister;
     
  • les identités culturelles doivent être respectées;
     
  • les échanges à ce chapitre doivent être mieux équilibrés;
     
  • la domination d'une seule culture, d'une seule langue sur toutes les autres n'est pas une option valable;
     
  • les œuvres culturelles des pays en développement doivent mieux circuler sur leur propre territoire et hors de leurs frontières;
     
  • la coexistence pacifique des différentes cultures doit devenir une réalité et les marchés culturels mieux partagés.

Pour entrer en vigueur, la Convention devra être ratifiée par au moins 30 États, ce qui n’est pas encore le cas.

2- Diversité culturelle et francophonie

La question qui se pose aujourd’hui est la suivante: la francophonie peut-elle pratiquer ce qu'elle prêche et passer d'une francophonie entendue comme simple prolongement de la langue et de la culture de la France métropolitaine à une francophonie vraiment plurielle?  Cette question a été formulée en ces termes par Louise Beaudoin, ex-ministre des Relations internationales du Gouvernement du Québec5. Ce questionnement est certainement légitime.  Ainsi, la toute première réunion de travail du Haut Conseil de la Francophonie, qui s’est tenue à Paris du 19 au 20 janvier 2004, a d’ailleurs porté sur le thème: «Diversité culturelle et Francophonie, dans l'espace francophone et à l'échelle mondiale».

Je voudrais rappeler ici la définition en forme de triptyque de la Francophonie donnée par Senghor lors d’une conférence prononcée à Paris, en mars 1985:

«[...] Le mot de «francophonie» avec ou sans f majuscule peut signifier:

  1. l’ensemble des Etats, des pays et des régions qui emploient le français comme langue nationale, comme langue officielle, comme langue de communication internationale ou simplement comme langue de travail;
     
  2. l’ensemble des personnes qui emploient le français dans les fonctions que voilà;
     
  3. la communauté d’esprit qui résulte de ces différents emplois». (Senghor, «De la francophonie à la francité», Paris, mars 1985) 

Rappelons également que Senghor visait initialement la construction d’un «Commonwealth» à la française et proposait de commencer par des réunions périodiques des ministres de l’Economie et des Finances. En 1977, il écrivait:

«J’ai regretté, pour ma part, qu’on n’eût pas maintenu, en l’adoptant à nos indépendances, le «Commonwealth à la française» qu’était la communauté. Je le regrette encore aujourd’hui, car les relations entre la France et les pays indépendants d’Afrique - ses anciennes colonies, anciens protectorats et anciens territoires sous tutelle - restent, malgré tout, ambiguës. Ce qui est une mauvaise situation pour toutes les parties» (Senghor, «Anglophonie et francophonie», dans Liberté III, Paris, Seuil, 1977, p. 19)

Est-ce parce que la francophonie n'a pas été une idée française? Est-ce parce que ce sont des personnalités comme Senghor, Habib Bourguiba, Pierre Eliot Trudeau, Hamani Diori, pour ne citer que ceux-là, c’est-à-dire des personnalités n’étant pas de l’hexagone, qui ont été les plus fervents défenseurs de la Francophonie? Est-ce parce que le général de Gaulle avait de la peine à imaginer un ensemble né de la culture française et de ses métissages dont l'ancienne métropole ne serait pas le centre exclusif de décision et de rencontre? La question mérite d’être débattue. Il n’en demeure pas moins vrai qu’aujourd’hui, la définition proposée par Senghor renvoie davantage à ce que l’on pourrait appeler la francosphère (pour reprendre la terminologie du Forum Francophone International), la francophonie étant devenue un mot qui renvoie surtout à la littérature produite par les écrivains originaires des anciennes colonies françaises. Autrement dit, «la langue commune est devenue ce qui nous sépare», pour paraphraser Oscar Wilde. C’est très certainement la conception des organisateurs du Salon du livre de Paris en mars 2006, ce qui donna lieu à toute une controverse. 

On peut distinguer deux grandes tendances:

A- La première vise l’abolition de cette différence. Elle a été formulée particulièrement par Amin Malouf, en ces termes:  

Personne n’aurait l’idée de distinguer les «écrivains espagnols» des «hispanophones», ni les «anglais» des «anglophones». Il y a des écrivains de langue anglaise, tout simplement, qu’ils soient noirs ou blonds, qu’ils viennent de Birmingham, de Dublin, de Calcutta ou de Johannesburg; et des écrivains de langue espagnole, qu’ils soient Andalous, Colombiens ou Guatémaltèques… Ai-je besoin de le dire, ces appellations unificatrices n’abolissent point la diversité (…). Car ce dérapage sémantique est, à l’évidence, un symptôme. Si la notion de «littérature francophone» a été pervertie, détournée de son rôle rassembleur pour devenir un outil de discrimination, si le mot qui devait signifier «nous tous» a fini par signifier «eux», «les étrangers», c’est – ne nous voilons pas la face! – parce que la société française d’aujourd’hui est en train de devenir une machine à exclure, une machine à fabriquer des étrangers en son propre sein. (Amin Malouf, Le Monde, vendredi 10 mars 2006).

En fait, la France doit encore apprendre, qu'elle est "diversité", tant par ses citoyens venus de l’immigration que par ses multiples teintes régionales. Rappelons que la France n’a pas ratifié la charte des langues minoritaires du conseil de l’Europe alors qu’en principe, la défense de la diversité culturelle implique également la défense de la diversité linguistique. On pourrait donc parler d’un décalage certain entre le discours au niveau international et la mise en œuvre sur le plan interne.

On reproche à la France de ne pas investir assez dans la francophonie. Pour Louise Beaudoin, une façon de corriger cette situation serait de convaincre le Canada, le Québec, la communauté française de Belgique, la Suisse et le Luxembourg d'augmenter considérablement leur part du budget francophone de telle sorte que la France n'assume plus à elle seule les deux tiers du budget global.

B- Une autre option serait de rechercher l’autonomie de la littérature francophone, perçue comme un grand ensemble de réseaux s’étendant sur plusieurs continents, même si ces réseaux n’ont pas toujours vraiment conscience de leur réelle importance. Autrement dit, il s’agit pour les écrivains francophones de ne plus avoir forcément l'œil visé sur Paris comme le centre du monde et de rendre la Francophonie plus présente et plus autonome, sans attendre que Paris «donne (à la Francophonie) les moyens de ses ambitions». Cette option se base sur plusieurs constats:

  1. la France est sans doute  le pays francophone où la littérature francophone est le moins enseignée. Des étudiants en lettres peuvent très bien compléter leurs études sans avoir jamais lu d'oeuvres africaines ou antillaises.
     
  2. les institutions d’enseignement supérieur anglo-saxonnes ou hispanophones attirent de plus en plus d’étudiants de pays francophones6.
     
  3. de grands auteurs francophones ne peuvent enseigner dans les universités françaises, alors qu'ils sont accueillis à bras ouverts, dans les départements d'études francophones des universités américaines.
     
  4. des auteurs d’origine francophone7 choisissent d’écrire en anglais et c’est par les traductions que la francosphère connaît leurs œuvres.

Malgré tout, on observe une vitalité certaine de la littérature francophone en dépit d’un certain recul de l'usage du français dans le monde8. Aujourd’hui, la littérature francophone serait, toutes proportions gardées, davantage traduite que la littérature française. Et, peut être parce qu’ils sont souvent perçus comme étant porteurs d’une histoire personnelle en complément de leurs œuvres, peut être aussi est-ce parce que bien des thèmes qu’ils abordent (comme le nomadisme, le brassage des cultures, le métissage, les problèmes d’intersectorialité), s’inscrivent davantage dans la mouvance actuelle de la modernité, les écrivains francophones seraient davantage invités dans les rencontres internationales que les écrivains français.

Cette position me semble être celle adoptée par plusieurs écrivains d’origine haïtienne vivant au Québec et je pense que les conditions offertes par le Québec ont contribué à rendre possible cette option.

3- L’expérience haïtienne au Québec

Depuis les années 60, la dictature de Duvalier entraîna un véritable exode de cadres haïtiens. Beaucoup d’entre eux se retrouvèrent au Québec, l’immigration étant devenue un enjeu démo-linguistique important pour la seule province francophone du Canada. Il s’est donc constitué au Québec une importante communauté de personnes d’origine haïtienne, forte aujourd’hui de près de 100,000 membres, ce qui en fait une des plus importantes minorités ethniques du Grand Montréal. La communauté doit encore faire face à d’importantes difficultés mais ses membres participent aux débats publics, investissent leur sensibilité dans la culture au quotidien et sont de plus en plus présents dans les structures de la société d’accueil, au point où une canado-haïtienne, Michaëlle Jean, est devenue l’an dernier Gouverneure Générale du Canada, c'est-à-dire, le chef de l’état canadien.

Cependant, la solidarité avec le pays d’origine demeure encore vive et les échanges avec d’autres concentrations de l’émigration haïtienne sont constants. L’importante contribution des intellectuels haïtiens de Montréal à la vie culturelle haïtienne a amené certains à parler d’un véritable axe culturel Montréal/Port-au-Prince.  Par exemple, les manuels de géographie utilisés en Haïti ont été rédigés par un professeur de l’Université du Québec à Montréal.  Il serait impossible de faire un manuel de littérature haïtienne sans mentionner des membres de cette communauté comme Anthony Phelps, Jean-Richard Laforest, Serge Legagneur, Davertige, Roland Morisseau, Emile Ollivier, Dany Laferrière, Gary Klang et tant d’autres.  En fait, il existe dans cette communauté au moins trois maisons d’édition qui se consacrent prioritairement, sinon exclusivement, à sa production littéraire. Il existe également une importante production en créole au Québec avec les Michel-Ange Hyppolite, Manno Eugéne, Lenous Suprice, pour ne citer que ceux-là.

Il sera impossible aussi, demain, de faire un manuel de littérature québécoise sans mentionner Emile Ollivier, Dany Laferrière, Stanley Péan et tant d’autres.

On peut expliquer ce phénomène par la composition de cette émigration ou par les facteurs de répulsion qui l’ont provoquée.  Il faut cependant évoquer également les conditions offertes par la société d’accueil et se pencher sur les politiques d’accueil des nouveaux arrivants prônées par le Québec et le Canada, l’immigration étant un domaine de compétence partagée dans la Confédération canadienne.

Entre une politique dite d’assimilation (melting pot américain ou creuset français) et une politique dite communautariste (comme le modèle anglais)  qui dans les deux cas ne proposent pas  une véritable politique de la relation, pour reprendre la belle expression de Patrick Chamoiseau et de Edouard Glissant9, c'est-à-dire l’acceptation franche des différences, sans que la différence soit à porter au compte d’un communautarisme quelconque et la mise en oeuvre de moyens globaux et spécifiques, sociaux et financiers, sans que cela entraîne une partition d’un nouveau genre; la reconnaissance d’une interpénétration des cultures, il est évidemment difficile de se situer au point d’équilibre.

C’est là une tâche exigeante qui ne peut que déboucher sur l’invention d’un nouveau modèle. Ce modèle original est à mon avis en train d’être élaboré au quotidien depuis les quarante dernières années, au Canada. Ce pluralisme culturel porte l’étiquette de multiculturalisme sur la scène fédérale depuis la fin des années 60 et d’interculturel sur la scène québécoise, depuis le début des années 7010.

En 1990 l’Assemblée nationale du Québec adoptait à l’unanimité l’L'Énoncé de politique gouvernementale en matière d’immigration et d’intégration. Depuis, il n’y a pas vraiment eu de débat de fond sur ces questions, puisqu’un choix de société reposant sur les principes suivants avait été fait:

  • le français est la langue commune de la vie publique;
     
  • la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées dans cette société démocratique;
     
  • les apports multiples sont accueillis au sein de cette société pluraliste dans les limites qu'imposent le respect des valeurs fondamentales et la nécessité de l'échange intercommunautaire.

Cet énoncé affirme donc:

  • le droit et le devoir de tous les citoyens, quelle que soit leur origine, de participer et de contribuer pleinement à la vie économique, sociale, culturelle et politique du Québec;
     
  • l'engagement à bâtir ensemble un Québec pluraliste où les citoyens de toutes cultures et de toutes origines pourront s'identifier et être reconnus comme des Québécois à part entière;
     
  • l'établissement de relations intercommunautaires où les rapports entre les communautés culturelles et la collectivité majoritaire sont empreints de respect mutuel, de reconnaissance de l'apport des cultures d'origine et d'appropriation du patrimoine commun de l'histoire et de la société québécoise.

Il faut relever un certain écart entre cet énoncé et les plans d’action qui en ont découlé. La politique adoptée a fait l’unanimité, mais cette bonne entente ne semble pas avoir tenu au niveau du choix de moyens d'action appropriés.  De plus, par delà les nuances propres à ces deux déclinaisons du pluralisme, le problème fondamental reste que nous n’avons encore des difficultés à forger les catégories d’analyse propres à cette nouvelle approche.  En essayant trop souvent de l’appréhender avec les catégories héritées des vieux modèles, nous donnons parfois l’impression de lui faire violence. 

Ce que je voulais surtout souligner, c’est la possibilité offerte par le Québec à des auteurs venus d’ailleurs (pas seulement d’Haïti mais aussi du monde arabe ou latino-américain par exemple) de s’épanouir et d’être acceptés, tout en préservant leurs références d’origine. Et ainsi, de très grands écrivains ont pu s’épanouir tout en restant complètement inconnus de l’hexagone. Je pense notamment à Anthony Phelps, considéré comme le plus grand poète haïtien vivant. 

Pour marquer sa double appartenance, Emile Ollivier se décrivait comme «Québécois de jour et Haïtien la nuit». Écrite entièrement au Québec, l’œuvre romanesque d’Ollivier fut d’abord centrée sur Haïti avant que le Québec n’en devienne un pôle important. Il fut publié en France, ayant voulu être un écrivain français mais là-bas, on retrouvait ses livres tantôt dans la rubrique Québec, tantôt dans la rubrique Caraïbes. À l’occasion du Forum de la francophonie, le 1er mai 2004, le Conseil supérieur de la langue française, en collaboration avec le Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes, créait le prix Émile-Ollivier afin de récompenser une œuvre littéraire publiée en français par une maison d’édition canadienne de l’extérieur du Québec. Après sa mort, Ollivier est donc devenu un promoteur du fait français hors Québec au Canada!

Dany Laferrière est sans doute l’un des écrivains les plus connus au Québec. Il a été traduit dans neuf langues avant d’être publié en France. Et en France, il a eu huit livres publiés, dans des éditions de poche, (ce qui indique qu’il visait le lectorat plutôt que la caution de l’establishment littéraire français, une leçon à retenir à mon avis) avant d’avoir droit à des articles dans les journaux. Et quels articles: première page du cahier littéraire du journal Le Monde, dernière page de Libé, etc.  Lors du Salon du livre de Paris en mars dernier, j’ai noté  les vigoureuses interventions de Dany Laferrière rejoignaient celles de Monique Proulx, une romancière québécoise et du congolais Alain Mabanckou (qui enseigne la littérature de la francosphère à l’université du Michigan). On voit déjà là un réseau en action: Proulx et Laferrière vivent à Montréal et se connaissent bien et Mabanckou présente Laferrière comme son mentor en écriture. Les grandes messes qui permettent à des écrivains de partout de se rencontrer ont donc certainement du bon.  

Il faut ajouter également qu’en Haïti également, beaucoup de grandes figures littéraires ont produit des œuvres importantes sans être connus à l’extérieur. Je pense notamment à Frank Étienne, considéré comme le seul écrivain haïtien vivant nobélisable, une véritable figure emblématique de l’intelligentsia haïtienne, qui a toujours refusé de faire des concessions aux canons esthétiques hexagonaux. Ce n’est donc que très tard que son œuvre a commencé à être connue sur la scène internationale. Je pense aussi à Michel Tremblay, un immense auteur québécois, quasiment inconnu sur la scène internationale.

On peut à peine imaginer l’immense travail sur la langue et sur la forme réalisé par ces auteurs pour échapper au sévère contrôle exercé d’en haut exercé par l’Hexagone sur le véhicule linguistique et pour adapter cet outil aux canons de leur lectorat. Ils sont condamnés littéralement à créer de nouvelles expressions, de nouvelles formes, à faire du sur mesure littéraire. L’autre option, complètement irréaliste, serait de vouloir imposer à ce lectorat des formes venues d’ailleurs, à lui rogner les épaules pour l’adapter lui à un vêtement déjà confectionné. Il me semble que c’est là une opération plutôt douloureuse.

En guise de conclusion

Il est clair que même au Québec, et sans doute pour des raisons différentes de la France, le débat sur la langue va évoluer et porter sur le rapport à celle-ci, soit comme matrice identitaire, soit comme outil de communication.

Contrairement à l’anglais par exemple, le français a d’abord été le sanctuaire d’une culture plutôt qu’un outil de communication.

Il me semble que c’est là un des facteurs fondamentaux qui expliquent cette différence entre littérature française et littérature francophone, un des facteurs qui expliquent également qu’une telle différence n’existe pas dans l’espace anglophone ou hispanophone. La francophonie n’a donc de sens que si elle sert à ceux-là qui utilisent cet outil de communication de communiquer justement, c'est-à-dire de découvrir ce qu’ils ont en commun au-delà de cet outil, que ce soit leur trajectoire historique ou encore leurs façons de voir et d’appréhender le monde. Peut être faudra-t-il alors trouver un autre terme pour désigner ces échanges.

Cependant, nous pouvons encore voir la francophonie comme un grand arbre, un baobab aux nombreuses racines, et reprendre ces vers de Flora Devatine pour dire avec elle:

Et si tu le veux bien,
Nous irons,
D'une branche à l'autre,
De la mienne à la tienne,
Embrasser, à nous deux,
Tout l'horizon,
L'univers.
     
      Humeurs  (p. 111)

Merci Madame Devatine, merci à tous.

(Texte paru dans dans S. André (dir.) Diversité culturelle  en Francophonie, Papeete, Tahiti, Éditions Haere Po, 4e trimestre, p. 7-21.

Notes

  1. Jean-Claude Charles, De si jolies petites plages.
     
  2. Ces deux pays avaient également été les seuls à voter contre la Déclaration et le Plan d’action de la Conférence de Durban. De plus, le gouvernement américain avait quitté l'UNESCO au moment où celle-ci discutait d'un nouvel ordre mondial de l'information et de la communication (NOMIC), en 1984, sous la présidence de Ronald Reagan.
     
  3. Labelle, Micheline (2006): Nouveaux enjeux d’une citoyenneté substantive et de la prise en compte de la diversité, Communication présentée lors de la Table ronde de l’IEIM, 27 mars 2006.
     
  4. Beaudoin, Louise: Marchandisation et diversité culturelle, Le Devoir, Montréal, Édition du mardi 16 mars 2004 – page A7 - Idées.
     
  5. (Beaudoin, Louise, La "nouvelle" francophonie, La Presse samedi 3 décembre 2005). 
     
  6. Bissainthe, Gérard  (18.10.01): Le sens profond de la bataille pour la langue française.
     
  7. Comme le Québécois Yann Martel ou l'Ivoirienne Véronique Tadjo, (et sans doute bientôt Achille Mbembe, professeur de philosophie en Afrique du Sud).
     
  8. À ce sujet, voir par exemple le rapport intitulé «La place et l'usage de la langue française aux Jeux olympiques d'hiver de Turin 2006» présenté par Lise Bissonnette, présidente de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec à Abou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, au début du mois.
     
  9. Patrick Chamoiseau, Edouard Glissant: DE LOIN, lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française, à l1occasion de sa visite en Martinique; remue.net, la lettre,  le mardi 6 décembre 2005.
     
  10. On peut parler d’approche visionnaire car, en août 2004, à Barcelone, le Forum permanent sur le pluralisme culturel s’est donné pour objectif de maîtriser la mondialisation culturelle à partir d’un choix politique susceptible de conjuguer nos différences (le pluralisme culturel).

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 Viré monté