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De la «Convergence linguistique»
dans la francocréolophonie haïtienne

Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue (Tradutexte international, Montréal)
Darline Cothière
Linguiste (Doctorante en didactique des langues, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle)
Robert Fournier
Linguiste (Carleton University, Ottawa)
Edgard Gousse
Linguiste (Université Quisqueya, Haïti)

Montréal, le 16 mai 2010

«Loin du brouillard de la diglossie, la configuration sociolinguistique d’Haïti exige la mise à jour d’une didactique des langues qui devra valoriser l’usage du créole et du français sur un pied d’égalité dans tout le système éducatif et s’inscrire dans la perspective que la maîtrise mesurable de la compétence linguistique est la garantie première de l’efficacité de la transmission des savoirs et le meilleur moyen de lutter contre la déperdition scolaire. Pareille vision devra tenir compte du fait que tout ce qui touche l’usage de la langue, en Haïti, peut être politisé et revêt un caractère idéologique autant que sociologique, d’une part; et qu’il s’agit là, d’autre part, d’un sujet délicat, sensible, qui soulève beaucoup de résistance et de passions, y compris chez les locuteurs unilingues créolophones.»

Connue pour sa conviviale hospitalité, Montréal accueille, les 20-21 et 25-26 mai 2010, la Conférence internationale du GRAHN (Groupe de réflexion  et d’action pour une Haïti nouvelle) et les Assises pour la reconstruction de l’enseignement supérieur haïtien de l’AUF (Agence universitaire de la Francophonie). Environ 400 personnes œuvrant dans différents champs de compétences se sont inscrites à la Conférence internationale du GRAHN, tandis que les Assises de l’AUF regrouperont, sur invitation, une large palette d’experts, de sherpas, d’universitaires et de gestionnaires, dont des recteurs, doyens et enseignants venus d’Haïti.

Les deux rencontres se tiendront dans le contexte de l’après-séisme, qui a vu s’effondrer écoles et universités, et le décompte du nombre élevé d’enseignants et d’étudiants disparus attend encore d’être établi. La toute première question qui nous vient à l’esprit est : avec quels enseignants l’État haïtien, lui-même sinistré et affaibli, va-t-il reconstruire l’École haïtienne et l’enseignement supérieur d’Haïti ? Pour l’heure, nous n’avons pas de réponse à cette question mais nous sommes convaincus, en amont, que les nombreux enseignants de la diaspora haïtienne apporteront leur contribution à ce vaste chantier.

Artisans et témoins de la francisation du Québec, nous proposons plutôt des interrogations et pistes de réflexion sur la «problématique de la langue» et la très controversée «question linguistique haïtienne». L’heure juste tout d’abord: Haïti n’est pas un pays francophone au sens où le français serait parlé par la majorité de la population comme en France ou au Québec. Le français – «butin de guerre», langue dans laquelle a été écrite la première Constitution haïtienne de 1804 – , n’est donc pas parlé par la majorité de la population du pays. Haïti n’est pas non plus un pays uniquement créolophone: différentes sources soutiennent que 15 à 25 % des Haïtiens s’expriment en français (à des degrés divers de compétence linguistique), tandis que la Constitution de 1987, votée par référendum, pose que le créole est la langue usuelle de tous les Haïtiens et qu’Haïti dispose de deux langues officielles, le français et le créole. Cette configuration sociolinguistique du pays se retrouve au cœur même de l’édifice scolaire et académique haïtien. Jusqu’à la «Réforme Bernard» de 1979, le français était la seule langue autorisée par l’État haïtien dans la transmission des savoirs et des connaissances. Depuis cette réforme, le créole est devenu une langue d’enseignement et une langue enseignée, de manière inégale certes, dans le cycle d’études primaires et il a enregistré quelques percées au cycle secondaire.

C’est à cette enseigne que loge la «problématique de la langue» et la très controversée «question linguistique haïtienne» dans le champ éducatif: comment, de la maternelle à l’université, enseigner des savoirs et des connaissances dans une langue seconde, le français, qui n’est pas la langue maternelle et usuelle des élèves, des étudiants et des professeurs? La Conférence internationale du GRAHN et les Assises de l’AUF pour la reconstruction de l’enseignement supérieur haïtien devront très sérieusement se pencher sur cette épineuse question, car toutes les réponses qui ont jusqu’ici été apportées par l’État haïtien et le secteur privé de l’enseignement – à grand renfort de coopération internationale – , ont produit au fil des ans un monumental échec scolaire et une constante déperdition scolaire. Le très faible taux de réussite aux examens du Baccalauréat national en témoigne chaque année: l’échec scolaire et académique, qui caractérise la totalité du système éducatif haïtien, est la résultante de la faible compétence linguistique des élèves, des étudiants et des enseignants.  Au niveau de l’enseignement supérieur, le désastre est d’autant plus patent que c’est l’Université qui est appelée à fournir à Haïti les cadres dont elle a besoin pour se reconstruire et se développer. L’enjeu est de taille.

Quel est donc l’enjeu? S’agit-il, au motif d’une fébrile reconstruction des systèmes éducatif et universitaire haïtiens, de reproduire une École de l’apartheid linguistique, une Université haïtienne vermoulue, archaïque, inutilement élitiste, inutilement meublée de Facultés erratiques et qui forment encore des cadres en instance de départ ou candidats au sauve-qui-peut vers l’Amérique du Nord ? De quel projet moderne d’un enseignement supérieur faut-il, aujourd’hui, être les porteurs éclairés? Comment et selon quelle vision penser aujourd’hui la refondation d’un enseignement supérieur citoyen et moderne, en phase avec un développement durable du pays et respectueux de l’environnement? Comment penser le nécessaire leadership de l’État haïtien en matière de reconstruction de l’enseignement supérieur au moment où, affaibli, tiraillé sur le front des multiples urgences auxquelles il n’est guère préparé, cet État voit accourir à son chevet tant de sauveteurs des instances internationales et tant de financements annoncés à grands renfort de lambis médiatiques?

De manière plus essentielle – et à travers des questionnements, entre autres, sur le modèle d’université, les choix d’enseignement, les contenus des cours et des manuels scolaires et universitaires, les modèles d’enseignement, les savoirs et savoir-faire à transmettre – , la problématique de la langue (ou des langues) de transmission des savoirs dans l’espace scolaire et universitaire mérite d’être abordée en amont de toute entreprise de reconstruction ou de refondation du système éducatif haïtien.

Il importe ici de rappeler que l’État haïtien n’a pas attendu les conférences de mai 2010 à Montréal pour poser les jalons d’une réflexion et entrevoir des pistes d’action quant à la modernisation du système éducatif dans son ensemble. Le 8 février 2008, un arrêté présidentiel a créé le Groupe de travail sur l’éducation et la formation (GTEF) dont la composition, le mandat, le plan d’opération, les champs thématiques sont consignés sur son site. On y trouve, notamment, un «Portrait du système éducatif», ainsi que plusieurs «Champs thématiques» et l’un d’eux porte de manière spécifique sur l’enseignement supérieur et universitaire. Alors même que les différents diagnostics menés par le GTEF emportent l’adhésion des spécialistes du domaine, on notera qu’il aborde la cruciale question des langues d’enseignement en Haïti avec sérieux mais de manière insuffisante et ne propose pas encore une véritable politique d’aménagement linguistique capable de structurer la transmission des savoirs, depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur.

Dans le cas d’Haïti, pays francocréolophone, une cohérente politique d’aménagement linguistique formulée et menée par l’État haïtien doit précéder et accompagner tout plan d’action, toute reconstruction du système éducatif incluant l’enseignement supérieur. Elle doit établir, conformément à la Constitution de 1987, la législation qui fournira les balises de l’utilisation du créole – aux côtés du français – dans toutes les sphères de l’enseignement, depuis la maternelle jusqu’à l’enseignement supérieur. Cette politique linguistique justifiera aussi la production de matériel didactique dans les deux langues haïtiennes ainsi que la qualification didactique des enseignants dans ces deux langues.

Loin du brouillard de la diglossie, la configuration sociolinguistique d’Haïti exige la mise à jour d’une convergente didactique des langues qui devra valoriser l’usage du créole et du français sur un pied d’égalité dans tout le système éducatif et s’inscrire dans la perspective que la maîtrise mesurable de la compétence linguistique en créole et en français est la garantie première de l’efficacité de la transmission des savoirs et le meilleur moyen de lutter contre la déperdition scolaire et l’échec académique. Pareille vision devra tenir compte du fait que tout ce qui touche l’usage de la langue, en Haïti, peut être politisé et revêt un caractère idéologique autant que sociologique, d’une part; et qu’il s’agit là, d’autre part, d’un sujet délicat, sensible, qui soulève beaucoup de résistance et de passions, y compris chez les locuteurs unilingues créolophones. La «convergence linguistique» doit être portée par l’État haitien à travers l'alphabétisation en créole de tous les unilingues créolophones. Dans la Francocréolophonie haitienne, cette «convergence linguistique» ne doit pas être vue, d'abord, comme un apprentissage du créole suivi d’un ''passage au français'': une nouvelle didactique fonctionnelle du créole et du français baliserait précisément ladite convergence en un double apprentissage par la valorisation des deux langues et l'accent mis sur la compétence linguistique mesurable à l'oral comme à l'écrit. La «convergence linguistique » ne fonctionne pas par l'exclusion d'une langue au profit d'une autre. Elle inclut les langues et registres de langues, elle invente un nouveau paradigme de convivialité entre les langues.

Après le séisme du 12 janvier 2010, l’enseignement supérieur haïtien ne peut plus se contenter de ‘’faire du neuf avec du vieux’’. La reconstruction de l’École haïtienne et de l’enseignement supérieur ne peut être qu’une refondation du système, scolaire et universitaire, sous l’angle majeur de l’aménagement des langues, d’une didactique convergente et bilingue, et de la production d’outils pédagogiques bilingues créole-français.

Le GRAHN et l’AUF sauront-ils relever le défi et proposer cette nouvelle vision aux interlocuteurs institutionnels haïtiens, en particulier aux rectorats des secteurs public et privé, au GTEF et au ministère de l’Éducation, les seules instances qui ont la légitimité de redéfinir le futur de l’École haïtienne et de l’université en Haïti?

C’est dans cet esprit que nous avons acheminé au GRAHN la proposition suivante, élaborée en cinq points liés:

  1. Le GRHAN soutient que la problématique de la langue (ou des langues) de transmission des savoirs dans l’espace universitaire doit être abordée en amont de toute entreprise de modernisation de l’enseignement supérieur haïtien.
     
  2. Le GRHAN propose que l’État haïtien adopte la vision programmatique de la refondation du système universitaire sous l’angle de l’aménagement des langues.
     
  3. Le GRHAN propose que l’État haïtien promulgue une loi légitimant la refondation du système universitaire sous l’angle de l’aménagement des langues, d’une didactique bilingue et de la production d’outils pédagogiques bilingues créole-français.
     
  4. Le GRAHN propose de revisiter la didactique du français en particulier dans la perspective d’un bilinguisme fonctionnel créole-français tout en aménageant le cadre d’un plurilinguisme pour une meilleure utilisation des langues étrangères (l’anglais et l’espagnol principalement) dans l’espace haïtien.
     
  5. Le GRAHN propose la création d'un comité d’experts en aménagement linguistique et en didactique des langues qui soumettra aux décideurs haïtiens des propositions concrètes et adaptées à la réalité du pays par rapport à la problématique linguistique dans le cadre de la refondation du système universitaire haïtien.

boule

Sur le web

  • AUF, Agence universitaire de la Francophonie.
     
  • GRAHN, Groupe de Réflexion et d'Action pour une Haïti Nouvelle.
     

 Viré monté