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Néolibéralisme, crise économique
et alternative de développement (3e édition)

Présentation de la 3e Edition

Fritz Deshommes

Néolibéralisme, crise économique et alternative de développement

Néolibéralisme, crise économique et alternative de développement, Fritz Desmommes • Éditions de l’Université d’État d’Haïti 2014
ISBN 9789993557821.

L’idée d’écrire cet ouvrage est née de la nécessité d’offrir un accompagnement au volet économique du  «Projet National1» sorti du vaste mouvement démocratique et populaire des années 1986-1987 et consacré par la Constitution de 1987. Il fallait expliciter, justifier, sensibiliser, convaincre. En face, il y a la stratégie des bailleurs de fonds, populairement désignée «Le Plan Américain Pour Haïti», avec tout son poids politique, économique, financier et militaire.

 Nous sommes en 1993, en plein coup d’État contre le «premier président démocratiquement élu». Intense est la lutte pour le retour à  l’ordre constitutionnel. Le gouvernement légitime est en exil. Sur le terrain, la répression fait rage. Répression politique. Répression économique.

Le pouvoir militaire et oligarchique en place a Port-au-Prince fait chou et rave. Les recettes tirées du «consensus de Washington2» retrouvent droit de cité. Le premier ministre-président n’est autre que le candidat néolibéral des élections de 1990. La contrebande tient lieu d’instrument de libéralisation commerciale: sa contribution à la baisse des prix est mise en relief par le Ministre des Finances lui-même. Les entreprises publiques, en voie d’assainissement après 7 mois de gouvernement légitime,  redeviennent objet de gabegie, comme une justification par anticipation de leur privatisation ultérieure.

La consigne semblait être de créer les conditions pour que,  au retour à  l’ordre constitutionnel, il n’y ait d’autres options économiques que celles offertes par le néolibéralisme, pourtant rejetées clairement par le peuple haïtien depuis les premières mesures mises en place en 1986 et durant toute la période qui s’en est suivie,  à travers des manifestations sans appel, à travers le vote massif de la Constitution de 1987, à  travers le choix électoral de 1990 et toute cette résistance têtue et systématique au coup d’État.

Il fallait contrer ce conditionnement. Il fallait entretenir l’espérance suscitée par le «projet national» dans ses différentes dimensions.

La première édition de «Néolibéralisme3» s’en prenait à ce courant,  qu’il analyse dans ses œuvres, dans ses pompes, dans ses conséquences et aussi dans sa philosophie.

Nous nous sommes référé au cortège de destruction, de chômage et de morts qu’il entrainait sur son passage, notamment en Amérique Latine, à  ses relations intimes avec les dictatures militaires et aux évidences qui permettent de faire ressortir son caractère idéologique et totalitaire.

La deuxième partie de la 1ere édition s’est surtout attelée à examiner les solutions proposées pour Haïti par les bailleurs de fonds internationaux, grands promoteurs du «consensus de Washington» et àdémontrer de manière systématique:

  • Qu’elles souffrent d’un réel déficit de faisabilité. Par exemple, les stratégies proposées se basent sur une forte composante d’investissements étrangers alors qu’on n’était pas sûr qu’ils seraient au rendez-vous; les acteurs identifiés et promus pour assurer la croissance agricole ne sont pas toujours ceux qui y ont intérêt; le secteur privilégié pour relancer la production industrielle (l’assemblage) est trop à  la remorque d’autres facteurs non maitrisés (investissements, marchés);
     
  • Que même si cette hypothèque était levée, les effets seraient peu désirables. La stratégie de croissance indiquée implique une dépendance accrue de l’étranger, l’aggravation du chômage, le renforcement des inégalités;
     
  • Qu’il existe d’autres voies, plus en rapport avec les réalités nationales, à la fois possibles et souhaitables et allant dans le sens d’une croissance économique viable et équitable. Et que les ingrédients du projet national, -  notamment la Réforme Agraire, la promotion des petites et moyennes entreprises, la valorisation du capital national, la priorité à  l’agriculture, l’orientation de la production vers la satisfaction des nécessités de base de la population, une stratégie industrielle se nourrissant de matière premières locales, la protection et la promotion de la production nationale – peuvent être mis à  contribution de manière systématique.

Cette première édition est sortie en mai 1993. Elle a provoqué diverses réactions. Généralement bien accueillie dans les milieux universitaires et ceux de la résistance au coup d’État, elle suscite également plein de questionnements et d’interrogations ainsi que des requêtes de clarification. Par exemple pourquoi s’en prendre à  la stratégie de croissance tirée par les exportations? Ne faut-il plus exporter? Cela veut-il dire  qu’on prêche l’autarcie?

Pourquoi, en plus de réclamer la croissance, vouloir exiger qu’elle soit dans le même temps, viable, équitable, inclusive? N’y a-t-il pas contradiction? Ne faudrait-il pas dans un premier temps prôner la croissance et dans un deuxième temps s’occuper des volets équitable et inclusif par la distribution?

Et pourquoi dénoncer «l’ajustement structurel»? N’est-il pas vrai que nous avons besoin de nous ajuster et qu’il faille s’attaquer aux structures mêmes?

A toutes ces questions légitimes et «intéressantes», nous nous sommes attachéà apporter des réponses et des clarifications. Elles ont fait l’objet du chapitre intitulé: «Stratégies de croissance», rédigé en décembre 1993.
 
Le retour à l’ordre constitutionnel se fait attendre désespérément. Entretemps, il y a le gouvernement Malval et ses péripéties. La «communauté internationale», omniprésente, concocte l’EERP4 en juillet 1993. De plus en plus, il se confirme que toute normalisation constitutionnelle sera accompagnée d’une forte assistance économique truffée de conditionnalités. Le «blanc» apparait de plus en plus incontournable. Que peut-on faire dans un tel contexte? Est-il possible de demeurer dans la logique de l’assistance tout en envisageant d’autres options de politique économique ? Concrètement peut-on négocier avec le «blanc» des politiques autres que néolibérales?

C’est à cette recherche que s’est attelé le texte intitulé: «Organismes Internationaux de Financement: Vers de Nouveaux Paradigmes?».

Un Forum International tenu à  Washington du 10 au 13 février 1993, sous les auspices de la BID et du PNUD, sur le thème: «Pobreza y Reforma Social» nous offre les instruments appropriés dans la perspective de cette négociation particulière. Y étaient présents la plupart des bailleurs de fonds et des tenants idéologiques institutionnels de l’ordre néolibéral: Banque Mondiale, Fonds Monétaire International, Banque Interaméricaine de Développement, mais aussi l’OEA, le PNUD, le BIT, l’UNESCO, etc. eux tous à  travers leurs dirigeants les plus représentatifs.

Les discours et professions de foi tenus à l’occasion étaient absolument surprenants et … prometteurs: redéfinition de l’objet de  la politique économique, reconnaissance des limites du marché, des politiques de stabilisation et d’ajustement structurel, dénonciation de la pauvreté et de ses causes profondes, réhabilitation presque de l’État et de son importance, évocation des réformes agraire, etc.…Du pain béni pour tous ceux qui cherchent à  desserrer l’étau des réformes imposées et à  plaider en faveur de politiques plus en rapport avec les réalités et les besoins de nos pays. Nous disions alors en conclusion: «Il ne faut plus avoir peur de traiter de manière responsable avec les organismes internationaux». Et même: «Il ne faut plus avoir peur de rechercher l’assistance technique de la Banque Mondiale, de la BID, du FMI, du PNUD pour la reforme agraire, la décentralisation, l’assainissement et le renforcement des entreprises  publiques rentables ou potentiellement rentables, la promotion des petites et moyennes entreprises, pour le renforcement du Ministère du Plan, des douanes, etc.…».

Et puis, comme un couperet, quelque temps avant la concrétisation du retour à l’ordre constitutionnel, tombe le fameux «Document de Paris». Tous les ingrédients classiques y sont: libéralisation commerciale (assortie du tarif zéro), Réforme de l’État dans le sens d’une réduction drastique de ses employés, privatisation des entreprises publiques, réforme fiscale allant  dans le sens de l’uniformisation des taux de taxation, etc. Douloureux. Révoltant, même.

L’on sentait que c’était la condition du retour. Tout ce que l’on pouvait faire, c’était de l’analyser. De dire ses limites, ses faiblesses, ses conséquences possibles. Et aussi, envers et contre tout, signaler des aménagements possibles pour que la pilule soit moins amère. Le texte est titré: «Strategy of Social and Economic Reconstruction: «Analyse et Recommandations». Il date de Septembre 1994. Le retour se fera le 15 octobre 1994.

Une question qu’on n’a pas cessé de nous poser: pourquoi le document est évoqué en anglais? Pourquoi ne pas dire simplement: «La stratégie de reconstruction économique et sociale». La raison en est tout simple: pendant longtemps, il n’y a pas eu de version officielle française  du texte.

Les trois documents évoqués alimenteront la deuxième Edition de l’ouvrage. Ils s’ajouteront aux deux premières parties de la première édition. Leur placement dans l’ouvrage ne respecte pas l’ordre chronologique de leur production. Cette deuxième édition paraitra en novembre 1995.

Camille Chalmers a parfaitement raison quand il situe les analyses et propositions de l’ouvrage «dans le fil d’un travail collectif de remise en question du dogme néolibéral, à travers des individus, des militants, des intellectuels, mais surtout  des coalitions d'organisations combatives dans la société haïtienne5».

****

Aujourd’hui 20 ans après, quel bilan? Et quelles perspectives?

Malheureusement, la plupart des préoccupations exprimées dans l’ouvrage se sont confirmées et ses prédictions réalisées.

Comme prévu, les vastes investissements étrangers que la stratégie adoptée devait attirer ne sont pas venus.

Comme prévu, la Réforme de l’État s’est soldée par la perte de meilleurs cadres du secteur public au profit des ONG et des organismes internationaux, l’affaiblissement durable de l’État, si vrai que même les donneurs d’ordre se plaignent aujourd’hui du manque d’interlocuteurs crédibles au niveau de  l’État, même pour mettre en œuvre leurs propres politiques. Comme prévu, ni la décentralisation ni la déconcentration n’ont guère avancé.

Comme prévu, les réformes économiques n’ont pas comble les attentes exprimées. La libéralisation commerciale n’a pas  stoppé  la contrebande, n’a pas démocratisé le marché, n’a pas rendu les produits de base plus accessibles.

Comme prévu, la privatisation des entreprises publiques n’a pas démocratisé les droits de propriété, encore moins provoqué un  meilleur accès des citoyens à  l’actionnariat public. Comme prévu elle a renforcé la concentration des richesses, accru la dépendance, rapetissé l’État.

Comme prévu, la fiscalité continue de pénaliser les moins fortunés. Les secteurs porteurs de l’économie continuent de se voir marginalisés au niveau des politiques publiques.

Comme prévu, toutes ces mesures ont contribué à renforcer l’affaiblissement de la base productive nationale, aggravé le chômage, renforcé la dépendance et les inégalités, entravé les forces productives, vectrices de croissance.

Une fois les dégâts causés et les orientations irrémédiablement imprimées, viendra le temps des confessions et des excuses de la part des mêmes donneurs d’ordre. La BID sera le premier à protester, dès 1995, contre le tarif zéro offert par le gouvernement. Suivront à  partir de 1998 la Banque Mondiale et le FMI qui expliqueront doctement que les réformes commerciales ont été réalisées trop rapidement, que l’économie n’était pas encore prête pour ces chocs brutaux, …, se rapprochant ainsi des avertissements lancés trois ans plus tôt par cet ouvrage.

D’autres confessions se révéleront encore plus édifiantes. Dont celle de Bill Clinton qui, avec un rare angélisme, vendra la mèche en ce qui a trait à ce qui se passe vraiment dans les négociations avec les organismes internationaux. En général, on a souvent tendance à penser qu’il s’agit de débats essentiellement  intellectuels, que les recettes proposées ou imposées procèdent d’une analyse de la réalité qui se veut scientifique, même si on peut la trouver erronée, de la part d’interlocuteurs de bonne foi. Les confessions de Bill Clinton nous ramènent à la réalité. Ce n’est ni la Banque Mondiale, ni la BID, ni le FMI qui tiennent les commandes ou qui réfléchissent en premier lieu sur ces choses-la. C’est Bill Clinton le président américain, c’est un gouvernement, celui de la première puissance mondiale, qui a imposé à  Haïti la politique de libéralisation commerciale.  «Je n’arrive pas à supporter les conséquences de mes actions à l’égard des fermiers haïtiens en ce qui concerne la perte de leurs capacités de produire du riz, donc de se nourrir. J’en suis le seul coupable. Cela a pu avoir  été profitable pour quelques uns de mes fermiers en Arkansas. Mais il n’a pas marché pour les Haïtiens. C’était une faute6».

La Banque Mondiale et le FMI ont été chargés de porter le message et de le mettre sur habillage scientifique. Comme nous l’avions dit dès la première édition de «Néolibéralisme».

On ne s’est donc pas trompé sur les vrais tenants du projet des bailleurs de fonds, populairement baptisé à l’époque «Le Plan Américain pour Haïti»

Dans ce contexte, le plaidoyer d’Alrich Nicolas en faveur de la remise en selle de l’économie politique7 se justifie pleinement.
 
L’autre confession édifiante nous vient d’un ancien gouverneur de la Banque de la République d’Haïti, Monsieur Fritz Jean dont la pensée économique semble avoir  effectué un étourdissant virage. Dans un ouvrage récemment publié sous le titre: «Haïti, la fin d’une histoire économique», M. Jean dénonce «la persistance de la crise après plus de 15 ans d’ajustement structurel» tout en soulignant que «en 2004 la Banque  Mondiale avait déjà reconnu l’échec des politiques adoptées  depuis 1986». Dans le même élan, il pointe du doigt «l’épuisement d’une forme d’accumulation caractérisée essentiellement par la rente et qui a su façonner, depuis plus d’un siècle, le mode d’organisation de l’État. Et cet État asservi génère en retour  les facteurs et l’environnement adéquat au maintien d’un ordre obsolète et structurellement inégalitaire»8.

Mieux encore, il appelle à la «nécessaire intervention de l’État», lequel «ne peut être un État  neutre, régulateur» mais «un État en devenir dans cette nouvelle dynamique, au service d’un projet national»

Venant d’un ancien gouverneur de la Banque Centrale, auparavant vice-gouverneur, la dénonciation est de taille. Surtout lorsqu’on connait les implications de cette fonction et les attributions qui lui sont liées: responsable de la politique monétaire et de crédit, signataire d’accords d’ajustement structurel, Président du Conseil d’Administration de la Teleco.

Est-il encore possible de trouver des justificatifs théoriques au maintien du système et des politiques économiques en cours?

Dans cet ordre d’idées, il convient de relever le dernier discours de M. Wilson Laleau comme  ministre de l’Economie et des Finances, prononcée le 21 mars 2014  à l’ occasion d’un atelier-séminaire organisé en préparation du budget 2014-20159.

Le Ministre invite les participants non seulement à «oser penser différemment la manière de conduire la politique économique en Haïti» mais aussi  à «refonder notre modèle économique en nous fondant sur nos atouts et potentiels et sur les leviers qu’ils représentent en termes de croissance».

Il insiste, précise et dit l’urgence de «concevoir et donner naissance à un modèle haïtien de croissance basée sur quelques points d’appuis solides et quelques leviers d’action simples que toute la population active puisse facilement comprendre et s’approprier, un modèle qui nous remette très vite sur le chemin de la réussite à court terme !». Cerise sur le gâteau: le ministre n’hésite pas à parler d’ «un modèle original d’économie sociale solidaire qui permette d’associer les haïtiens aux revenus du travail et du capital».

Le rôle de l’État dans tout cela? L’État peut être «à la fois régulateur, soutien, voire acteur, notamment à travers les partenariats public-privé.»

Surprenant,  non, de la part d’un ministre haïtien de l’Economie et des Finances en l’an de grâces 2014? On nous pardonnera la longueur des citations. Mais  il nous a paru nécessaire d’attirer l’attention sur cette prise de position – capitale, s’il en est – qui  fait parfaitement écho aux thèses et aux accents de «Néolibéralisme, Crise Economique et Alternative de Développement».

Nous ne pouvons nous empêcher de penser à une question posée par le journaliste Jobnel Pierre du Nouvelliste lors de réédition en 2008 de notre ouvrage «Vie Chère et Politique Economique en Haïti11». Le journaliste nous demandait: «Quinze ans après la première édition de votre livre, la plupart des concepts, analyses et solutions que vous avez proposés semblent revenir à l'actualité. Et même certaines prévisions se sont réalisées. Comme si le temps vous donnait raison. Quel est votre sentiment à ce sujet?”

Notre réponse à cette occasion avait été la suivante:

«Un double sentiment. Double et contradictoire. D'abord heureux que l'observation rationnelle des faits, l'analyse scientifique ont permis d'appréhender la réalité, de prévoir/prédire certaines conséquences et de proposer des solutions viables et adéquates. Mais aussi un sentiment de tristesse. Pour plusieurs raisons. Il est souvent douloureux d'avoir raison, surtout lorsqu’'on voit venir, et qu'on se trouve impuissant à empêcher la catastrophe. Pis encore, lorsqu'on sait que les remèdes existent et que la situation pouvait être évitée...».

Aujourd’hui 20 ans après la 2e édition de «Néo- Libéralisme», le même sentiment nous habite.

Peut-on espérer que les leçons de l’expérience seront retenues? Que l’on se  résoudra à sortir enfin des sentiers battus? Que  les chemins tracés par «Néolibéralisme», se situant dans une chaine  de réflexions collectives d’une longue lignée de mouvements sociaux et d’intellectuels,  seront finalement empruntés? Que les éclairs de lucidité de l’ancien gouverneur et le courage théorique de l’ancien ministre de l’Économie et des Finances achèveront de convaincre de l’urgence d’une rupture et de la nécessité de mettre le cap résolument sur la construction d’une économie nationale qui fonde sa rationalité sur ses ressources, ses atouts, son potentiel, les besoins de la collectivité   et qui conjugue au même mode et au  même temps croissance, équité et durabilité?

Fritz Deshommes
Mai 2014

Notes

  1. Voir à ce sujet: Deshommes, Fritz, «Haïti: La Nation Ecartelée / Entre Plan Américain et Projet National», Editions Cahiers Universitaires, Port-au-Prince, 2006.
     
  2. «Le consensus de Washington est un corpus de mesures standard appliquées aux économies en difficulté face à leur dette (notamment en Amérique latine) par les institutions financières internationales siégeant à Washington (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et soutenues par le département du Trésor américain”.  Elles sont fortement marquées au coin du néolibéralisme.
     
  3. Dans la suite nous continuerons à nous référer à «Néolibéralisme» tout court en lieu et  place du titre complet de l’ouvrage.
     
  4. Economic Emergency Recovery Program  (Programme d’Urgence de Récupération Economique) élaboré par une mission conjointe USAID-FMI-BID-Banque Mondiale-PNUD (juillet  1993).
     
  5. Voir la postface de Camille Chalmers à  cette édition.
     
  6. Déclarations de l’ex-Président américain Bill Clinton devant le Congres américain en février 2010.
     
  7. Voir l’excellente Préface d’Alrich Nicolas à cette 3e édition.
     
  8. Jean, Fritz, “Haïti, la fin d’une histoire économique»,  Port-au-Prince, 2013.
     
  9. Voir Le Nouvelliste du 24 mars 2014, p. 3 «Allocution du ministre Wilson Laleau à l'occasion du Séminaire-Atelier organisé par le MEF».
     
  10. Voir Le Nouvelliste du 24 mars 2014, p. 3 «Allocution du ministre Wilson Laleau à l'occasion du Séminaire-Atelier organisé par le MEF».
     
  11. «L’ouvrage prophétique de Fritz Deshommes», in Le Nouvelliste du 16 mai 2008.

boule  boule  boule

Préface

La réédition aux Presses Universitaires de Néolibéralisme, Crise économique et alternative de développement, 20 ans après sa première parution, tombe à point nommé pour nous rappeler les grands thèmes qui ont marqué le débat économique en Haïti au cours des années 80/90. Le livre éclaire un moment particulier de notre histoire  puisque cette décennie au cours de laquelle les politiques néolibérales se sont déployées va marquer à tout jamais l’économie du pays, transformer de manière profonde ses structures et le handicaper fortement dans sa quête d’une croissance durable et réductrice de pauvreté.

En relisant ce livre, on est étonné de constater qu’il n’a pris aucune ride et que les questions qu’il pose restent d’une grande actualité. Est-ce parce que nous tournons en rond depuis plus de quatre décennies autour des mêmes problèmes, reproduisant les mêmes erreurs sans pouvoir trouver l’issue qui nous libèrera de nos éternels avatars. Une lecture avisée des textes publiés par les économistes haïtiens au cours des années 80/90  montre que Néolibéralisme, Crise économique et alternative de développement est l’un des rares textes à avoir affronté le néolibéralisme dans ses fondements théoriques et avoir produit une critique sans complaisance de ses recettes économiques.

Le livre se lit comme un réquisitoire, documenté et argumenté, contre nos errements en matière économique, contre la facilité avec  laquelle nous adoptons dans l’urgence des stratégies sans tenir compte de nos réalités , contre l’incapacité de nos gouvernements successifs, toutes tendances confondues, à questionner les modèles imposés ou souffles par la communauté internationale et  enfin contre le refus de se mettre à l’écoute du pays et de ceux qui, bon gré mal gré, le font vivre depuis sa fondation.

Cependant, en analysant les fondements théoriques du néolibéralisme, FD va plus loin que la simple critique des politiques qu’il a inspirées en Amérique Latine, dans d’autres régions du monde et particulièrement en Haïti. Dans un premier chapitre théorique, FD montre bien que le néo-libéralisme représente une vision du monde qui prône la compétition permanente et généralisée dans tous les sphères de la vie, sous prétexte que cette construction réductrice du monde dans lequel nous vivons répondrait bien à la vraie nature humaine. Exit les sentiments moraux si chers à Adam Smith, la solidarité, le partage, la sympathie, la bienveillance, autant de concepts que le libéralisme classique (voir Ferguson, Smith) ne s’était pas résigné à écarter dans sa conception de l’économie comme une science morale.  L’ordre marchand s’imposerait donc  à tous les rapports sociaux et soumettrait les subjectivités à la logique du marché et de la concurrence. Ainsi, les ambitions du néo-libéralisme dépassent  la maitrise de l’ordre économique national et mondial, il vise le contrôle des esprits et l’avènement d’un monde régi seulement par l’optimalité.

Cette ambition tient d’un fondamentalisme du marché quasi-religieux qui vient irriguer les analyses économiques les plus pointues de l’école néo-libérale, fausser ses diagnostics et, sous couvert de rigorisme scientifique, faire la part belle à l’idéologie. FD rejoint ainsi, en dévoilant les contradictions du néo-libéralisme, l’économiste hétérodoxe Albert Hirschmann qui dans son livre The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy (1991) dénonçait  la rhétorique réactionnaire. Notons au passage qu’Hirschmann critiquait avec la même vigueur l’intransigeance des rhétoriques progressistes.

FD dénonce aussi de manière convaincante les multiples ambiguïtés du néolibéralisme quant à sa conception de l’État. Si d’un côté, l’État est considéré par l’école néolibérale comme une instance qu’on doit garder très éloignée du marché et à qui on ne concède, que très difficilement d’ailleurs, les fonctions minimales de régulation, elle sait bien s’accommoder d’un État répressif et d’un marché dominé par les monopolistes, les spéculateurs et les rentiers. En cela, le néo-libéralisme se démarque du libéralisme classique du laissez-faire qui  avait tenté de définir les limites à fixer au gouvernement mais ne prônait guère sa neutralisation totale. Il est aussi en contradiction avec l’ordo-libéralisme qui prônait la «mise en ordre» du marché par l’État et  la défense par ce dernier des règles du jeu de la concurrence.

HAITI: des programmes de au stabilisation économique aux exigences du Consensus de Washington

C’est à partir des années 90, dans le contexte de la crise de la dette,  qu’une version vernaculaire du néo-libéralisme s’est imposée sous le label «Consensus de Washington», un programme qui décline les politiques à appliquer par les pays pour se donner les moyens de libérer les marchés et d’assurer le service de la dette externe. Haïti appliquera tout d’abord, au cours des années 80 les programmes de stabilisation économiques et implémentera  une stratégie de croissance qui reflète déjà les grands principes néolibéraux avant d’adopter avec le retour de l’ordre constitutionnel en 1994 un programme franchement néolibéral. FD consacre deux grands chapitres du livre à l’analyse de ces deux moments fondateurs de notre impasse économique actuelle. La justesse de l’analyse faite par FD de ces deux moments de  notre histoire économique, principalement des questions d’ordre stratégique, font  de ce livre une source d’inspiration pour un renouveau de l’économie politique en Haïti.

Haïti Taiwan des Caraïbes: La surenchère des années 80-90

Au début des années 80, l’économie haïtienne connait une crise profonde qui se manifeste à plusieurs niveaux: chute de la production, déficit budgétaire, échec des deux  programmes de stabilisation  et la dévaluation de la gourde qui pour la première fois depuis 1919 s’est décrochée du dollar américain provoquant ainsi l’émergence d’un marché de devises parallèle. La détérioration du niveau de vie de la population s’est manifestée dans l’augmentation du pourcentage de la population vivant en état de pauvreté absolue, ce taux passant de 70% dans les années 70 à 80% dans les années 80.

Les propositions de sortie de crise ont tourné autour d’un programme économique dont l’ambition affirmée était de transformer Haïti en un Taiwan des Caraïbes. Ce nouveau mot d’ordre qui capitalise sur le succès du modèle de développement asiatique devait canaliser les énergies du pays et le conduire vers un sentier de croissance forte et durable. Le diagnostic qui a servi de soubassement à ce programme prévoyait  la promotion du secteur exportateur, principalement des industries d’assemblage, jugé dynamique pour avoir enclenché au cours de la période 1970-1985 des taux de croissance relativement élevés. Il s’agissait de profiter au maximum de la proximité du marché américain et de faire jouer les avantages offerts par Haïti, notamment une main d’œuvre docile, habile et bon marché, l’absence de restrictions au transfert de capitaux et de profits etc. Le secteur des assemblages, selon ce modèle, offrirait l’avantage d’accuser un ratio capital/main-d’œuvre et capital/produit relativement faible, ce qui expliquait son dynamisme et justifiait selon les néolibéraux de concentrer  tous les efforts sur la promotion de ce secteur. Ceci s’est fait au détriment de l’industrie de substitution aux importations.

Reprenant le modèle dualiste qui s’est révélé pendant un certain temps la boite à outil privilégié autant des économistes du développement orthodoxes que des hétérodoxes, les néolibéraux ont opposé le secteur d’assemblage, avec les caractéristiques définies plus haut, à l’industrie de substitution aux importations, en relevant dans ce secteur, entre autres, un ratio capital/main-d’œuvre et capital/produit très élevé, l’étroitesse de son marché , sa très forte dépendance des barrières douanières et son caractère monopolistique.

Le secteur agricole est soumis au même diagnostic: la faiblesse de son  marché intérieur et ses déficits structurels invitaient, selon les libéraux, à privilégier la production de fruits et de légumes d’exportation dans les plaines et à faire jouer l’avantage comparatif en opérant une substitution des bien agricoles produits dans le pays par des produits importés moins chers. Une politique de remembrement des propriétés devait permettre de résoudre le problème posé par  la forte prédominance des micro-exploitations dans le secteur agricole et de dynamiser la production de produits d’exportation.

Nous savons que les succès mirobolants que devait enclencher le programme néolibéral en Haïti n’ont pas été au rendez-vous. Il a plutôt contribué à la déstructuration de l’économie en la livrant sans préparation à la concurrence étrangère et en détruisant le minimum de potentiel industriel et manufacturier dont disposaient les industries de substitution aux importations. Le tissu de micro-entreprises adossé à ces industries de substitution aux importations qui assurait à la fois un certain maillage de notre économie et constituait un bassin d’emplois a été laminé au profit de réseaux de commercialisation de pèpè et de produits de pacotille. Les industries de sous-traitance n’ont pas su absorber le flot de migrants qui se sont agglomérés dans les grands villes, contribuant ainsi à la formation de cités marquées par une pauvreté extrême et par la misère. Ces effets désastreux du programme économique néolibéral sur notre économie ont donc fait mentir la tentative de récupération du modèle sud-asiatique par le néo-libéralisme.

Comme l’a démontré Fritz Deshommes, aucune des recettes  néolibérales proposées à Haïti n’a été appliquée par les pays asiatiques. L’«économie de manuel néo-classique» qui constitue la base théorique du néo-libéralisme n’a pas trouvé de promoteurs dans ces pays. La fiction d’une dichotomie entre d’une part l’État et d’autre part le marché a été démentie par les planificateurs taiwanais. L’état a joué au Taiwan le rôle d’un moteur stratégique dans la mise en œuvre des politiques qui ont facilité l’épanouissement des forces productives dans ce pays. Loin de promouvoir une stratégie d’exportation sans lien avec le marché interne, c’est justement des industries de substitution aux importations qu’est partie l’industrialisation du pays.

Dynamique interne et externe, entreprises intervenant sur le marché interne et celles orientées vers l’exportation se sont mutuellement alimentées pour permettre aux pays sud-asiatiques de réaliser d’importants gains de productivité, de développer le secteur  des biens intermédiaires et d’équipement  et de conquérir les marchés d’exportation tout en élargissant les bases de la demande et du marché  internes. Les pays asiatiques (Taiwan et Corée du Sud) n’ont pas non plus connu comme Haïti une situation d’inégalités extrêmes et de captation des ressources nationales par une petite minorité enfermée dans ses privilèges économiques et sociaux. Réformes agraires, inclusion financière du secteur agricole, fixation de la population rurale par des programmes d’investissement ont été, contrairement à Haïti, des composantes importantes de la stratégie de croissance adoptée par Taiwan et la Corée du Sud.

FD analyse la surenchère qui a voulu placer Haïti dans le sillon de Taiwan alors que ce pays conduisait justement des politiques économiques qui allaient à l’encontre de celles qui étaient proposées par le projet néolibéral. Il montre de manière convaincante pourquoi le programme néolibéral ne saurait faire avancer le pays. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres: le remembrement des exploitations agricoles proposé dans ce programme ne saurait trouver l’intérêt des élites oligarchiques locales qui, à partir de l’occupation américaine, se sont agglomérées à Port-au-Prince en réponse au processus de centralisation du pays et d’affaiblissement des économies territoriales. Les activités de spéculation et de recherche de rentes étaient  plus rentables que l’investissement dans les filières agricoles. Le remembrement des exploitations agricoles se révèle donc une chimère si la classe des entrepreneurs agricoles est inexistante. Avec la libéralisation commerciale engagée dès les années 80 et la forte migration qu’ont connue les villes principales du pays, il est devenu plus rentable de se lancer dans le commerce du ciment, de la farine et du riz que d’investir dans la production. Il n’est donc pas étonnant que le pays ait connu dans cette constellation que de très rares périodes de croissance économique.

1994 : Le parachèvement du programme néo-libéral en Haïti

Le programme économique adopté par le gouvernement démocratique en 1994 au retour de l’exil représente le second moment du déploiement des politiques néolibérales en Haïti. Ce programme vient compléter et élargir le champ des mesures entamées au cours de la période 1985/86. Le programme économique de 1994 porte cependant une ambition plus large puisqu’il vise à transformer l’État haïtien et comprend en plus des mesures économiques qui en constituent le cœur, d’autres mesures telles que la réforme de l’État et de la fonction publique, la décentralisation ou une plus grande implication de la société civile. En matière de politique économique, les mesures les plus importantes ont été la libération du commerce extérieur, l’abrogation des restrictions quantitatives à l’importation, l’élimination du tarif avoisinant le tarif zéro pour l’ensemble des produits importés, la privatisation des entreprises publiques, la libéralisation du secteur financier et la réforme fiscale en faveur des recettes internes. FD repère dans ce programme de grandes similitudes avec celui des années 80. Les mêmes recettes sont proposées avec encore plus de détermination malgré les échecs antérieurs.

Une réhabilitation de l’Économie politique

Mais FD prend soin de souligner qu’en Haïti le néo-libéralisme n’a pas trouvé en face de lui  des «alternatives consistantes, scientifiquement crédibles  et économiquement viables» portées par  des économistes engagés. Le déploiement du néo-libéralisme, la place hégémonique qu’il continue d’occuper dans les sphères ou s’élaborent en Haïti depuis plus de trente ans  les politiques économiques  a été possible parce que les économistes n’ont pas été capables, face aux agences internationales,  de  présenter des programmes alternatifs  viables  ni de travailler à une intégration du peuple comme moteur de la modernisation économique du pays. À ce titre, il est significatif que le programme le plus néolibéral que le pays ait connu ait été porté et exécuté par un gouvernement issu du mouvement populaire. Ce paradoxe éclaire bien la fausse compréhension que les ténors du mouvement démocratique d’alors ont eu des relations entre pouvoir politique et économie en Haïti. La conjoncture de 1994 a bien montré que l’économie était considérée par les politiques haïtiens comme un ésotérisme, une science dont la maitrise est réservée à des initiés capables de comprendre le jargon des agences internationales. Cette coupure de l’économique et du politique a valu au pays de vivre une profonde mutation de son économie et de se retrouver aujourd’hui désarmé face au triple défi de la globalisation, de l’effondrement de la production nationale et de l’extrême pauvreté de la population. En ce sens, le livre de FD invite à une vraie réhabilitation de l’économie politique, à l’heure où, une fois de plus, le pays entretient, comme dans les années 80, le rêve d’émerger à l’horizon de 2030 du lot des économies sous-développées. La réédition de Néo-libéralisme. Crise économique et alternative de développement aux Presses Universitaires est donc une invitation lancée à la jeune génération des étudiants pour qu’elle médite nos erreurs passées et fasse de l’économie politique un facteur de transformation de notre société.

Alrich Nicolas
Avril 2014

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Postface

La nouvelle édition de l'ouvrage du Professeur Fritz Deshommes en 2014 pourrait surprendre. Or crier à l’anachronisme, serait faire preuve d’une grande impatience doublée d’une raideur certaine dans la lecture. Le spectre de l'ajustement structurel prôné par les institutions financières Internationales et appuyé fortement par les dictats des pays impérialistes au début des années 80 ferait figure, selon de nombreux économistes, d'événements qui ne sont plus à l'ordre du jour.

Cette vision superficielle des choses est en réalité liée à l'effort continu déployé par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International dans le but de fournir à leurs recommandations une apparence de renouvellement grâce à des innovations au plan de la sémantique. Certains économistes n'ont pas hésité à mettre leurs talents au service de toutes ces entreprises de re-légitimation qui contrastent avec les échecs répétés, pour les Peuples concernés, des stratégies mises en œuvre.  Les analyses des années 80 gardent toute leur terrible pertinence. En effet depuis 1999 les IFIs1 ont mis en place un nouvel arsenal sémantique qui tourne autour de la notion de "pauvreté", les mécanismes inclusifs de "participation" et la "bonne gouvernance". Dans notre pays le PURE2, le DSNCRP3, le CCI1 et le PSDH5 s'inscrivent dans cette perspective et posent mal la question des stratégies de croissance en essayant de donner aux approches néolibérales une nouvelle jeunesse. Le vocabulaire du livre de F. Deshommes, n’a donc pas vieilli, au contraire, il nous rappelle le vrai sens des mots pipés qui nous été imposés. Car, pour nous faire prendre des vessies pour des lanternes, il faudrait d’abord oublier ce vrai sens, et la relecture que nous propose "Néolibéralisme, crise économique et alternative de développement", nous montre clairement que le «nouveau» discours n’est effectivement qu’un simple raccommodage sémantique.

Ce Néolibéralisme, qui en est à sa troisième réédition, contient de précieuses informations et des réflexions qui pourraient bien être indispensables à ceux qui élaborent une critique ou un bilan de l'application des politiques néolibérales dans notre pays.
Rappelons que la première publication de ce travail en 1993 s'inscrivait dans un débat fondamental sur les voies à adopter dans le cadre de la sortie du coup d'État militaire de 1991. Fritz Deshommes doit être salué pour sa méditation constante, qui a joué un rôle déterminant en alimentant la pensée critique sur l'économie nationale et la nécessité de changer de cap. Ce débat aura été particulièrement animé à partir de 1995, dans le pays, lorsqu’il parut clair que la possibilité du retour à la constitution de 1987 était accompagnée de l'exigence, définie par les pays impérialistes, de mettre en place un Programme d'ajustement structurel "hard line" condensant toutes les recettes du « consensus de Washington ». A partir de janvier 1995 l’approfondissement des réformes néolibérales lance notre pays dans un processus de destruction de l'économie paysanne, d'aggravation du chômage, d'affaiblissement des institutions nationales, d'aggravation de l'insécurité alimentaire et de renforcement d'une dépendance économique, politique et commerciale qui prendra de plus en plus l'aspect d'une tutelle déguisée.

De nombreuses études, comme les travaux de Sergot Jacob6, de PAPDA / ANDAH7 et de Alex Dupuy8, pour ne citer que ceux-là, documentent la nouvelle offensive de 1995 dominée par de nouvelles mesures

  • de libéralisation financière (abandon complet de la politique du taux de change administré et libéralisation des taux d'intérêt sur le crédit bancaire);
     
  • de libéralisation du commerce extérieur (Haïti affiche en 1995 les tarifs douaniers consolidés - 2.9% - les plus faibles de notre hémisphère);
     
  • de mise en place d'une politique monétariste privilégiant la lutte contre l'inflation et contribuant à geler les investissements tant publics que privés;
     
  • de mise en place d'une politique budgétaire et fiscale qui fait reposer l'assiette de perception sur les impôts indirects en aggravant les conditions de vie des couches les plus pauvres;
     
  • de dérégulation (l'État se retire de nombreuses sphères et se prive de plusieurs mécanismes essentiels de régulation et d'arbitrage);
     
  • de privatisation des principales entreprises publiques (Téléco, Minoterie d'Haïti, Ciment d'Haïti...).
     

C’est dans ce contexte d’intense critique progressiste que s’insère le livre de Fritz Deshommes. Son rôle essentiel dans l’histoire intellectuelle proche, nous oblige à scruter ses analyses qui se tissent dans le fil d’un travail collectif de remise en question du dogme néolibéral, à travers des individus, des militants, des intellectuels, mais surtout  des coalitions d'organisations combatives dans la société haïtienne.

L’ouvrage prend le risque du public large, de l’ouverture, en sauvegardant au maximum la rigueur intellectuelle. La langue est accessible et claire tout en s'appuyant sur des faits de conjoncture immédiate (dans cette mesure l’ouvrage est aussi un témoignage précieux sur la période de sa rédaction). Ici, par cette troisième édition de son livre, l'économiste Deshommes  nous livre un travail qui concerne à la fois le citoyen, l’étudiant en science économique et l’universitaire consciencieux, et tout  chercheur désireux de reconstruire les étapes de mise en place de l'option néolibérale de 1983 à nos jours.

Les 3 générations des programmes d'ajustement structurel en plus de produire des dégâts importants dans la grande majorité des pays du Sud ont créé une grande confusion idéologique au niveau des élites de ces pays. On ne parvient souvent pas à faire le lien et établir la continuité logique entre les interventions qui se concentraient sur le rétablissement des grands équilibres macro-économiques à travers le combat contre les déficits jumeaux, les réformes structurelles articulées autour des offensives de privatisation et de dérégulation et l'approche préconisant la réingénierie des Institutions afin de les redéfinir dans le moule d'une "économie de marché" et d'un "État de droit".

Lire ce livre c’est aussi interprété, grâce à l’auteur, une autre conjoncture, plus proche, dominée par la crise de 2007 - 2008 et ses dramatiques conséquences sur l'économie mondiale qui ne parvient toujours pas à retrouver son dynamisme, engluée dans un processus accéléré de financiarisation et de croissante déconnexion entre l'économie réelle et la sphère spéculative. Tout ceci dans un contexte de transition hégémonique dominé par de nombreuses incertitudes.  La continuité entre les années 80 et « notre »crise ne peut se percevoir si nous lisons ce qui s’est compris il y plus de vingt ans et qui se prolonge dans la crise actuelle.

De même les "émeutes de la faim" de 2008 et la crise des subprime aux USA en 2007 et 2008 marquent clairement une nouvelle étape au niveau de la réflexion scientifique sur les politiques publiques. Les recettes néolibérales sont remises en question de façon profonde et radicale. Des économistes de la Caraïbe comme Osvaldo Martinez entrevoyaient déjà le cadavre de ces options. Notamment dans son ouvrage intitulé "La compleja muerte del neoliberalismo"9 il analysait l'urgence du bilan des destructions provoquées par l'approche néolibérale et de la production d'une réflexion sérieuse sur les contradictions alimentées par cette option dans nos économies nationales de plus en plus globalisées de façon subalterne.  Le grand économiste jamaïcain, Norman Girvan10, qui vient de nous quitter le 9 avril de cette année, a patiemment étudié les conséquences négatives des politiques de libéralisation qui, à travers des accords comme la ZLEA11, le CAFTA-DR12 et les APE13, ont poussé notre sous-région dans un moment dramatique de polarisation et de régression. L'ouvrage de Fritz Deshommes s'inscrit dans la grande tradition de la pensée critique des économistes caribéens comme Walter Rodney, Lloyd Best, Kari Levitt14, Norman Girvan, Roberto Cassa. Il nous permet de suivre la descente aux enfers de l'économie haïtienne qui, en dépit du tapage médiatique orchestré autour des taux positifs de croissance des exercices fiscaux 2011-2013, ne parvient pas à se libérer d'une longue dynamique de stagnation et même de régression au cours des 40 dernières années.

Dans notre pays la crise économique s'amplifie et les citoyens et citoyennes sont plus que jamais à la recherche de réponses convaincantes dans le cadre de l'élaboration d'une authentique alternative de développement. La relation entre les politiques publiques néolibérales, la crise et la quête d'alternatives est au cœur des débats actuels et de l'impérieuse nécessité de mobiliser nos ressources de créativité. Fritz Deshommes nous invite à faire ce saut qualitatif à travers une critique détaillée et intelligente des stratégies de croissance proposées à notre pays. A partir de ces études il nous montre la nécessité d'avancer vers la mise en place de nouveaux paradigmes.

L'ouvrage ne prend pas toujours suffisamment de distance critique en relation aux approches développementiste et économiciste, cependant cette ouverture, et les interrogations multiples de l’auteur invitent tout lecteur à approfondir sa quête de nouveaux modèles qui permettraient de sortir de l'idéologie de la croissance.
La gravité de la crise actuelle, l'effondrement de l'économie nationale, l'approfondissement de la pauvreté de masse et la dépendance accrue de notre pays font de cet ouvrage un outil précieux, actuel devant alimenter notre urgente quête d'alternatives.

Professeur Camille Chalmers15

Notes

  1. IFIs = Institutions Financières Internationales.
     
  2. PURE = Programme d'Urgence et de Relance Économique I & II mis en place tout de suite après le retour du Président Aristide en 1994.
     
  3. DSNCRP = Document de Stratégie nationale de Croissance et de Réduction de la Pauvreté. Lancé en Haïti dès 1999 le processus du PRSP (Poverty Reduction Strategy Paper) culmine au cours de la décennie 2000 - 2010 avec la publication de plusieurs documents  que le MPCE considère comme un pilier de la planification nationale.
     
  4. CCI = Cadre de Coopération Intérimaire. Mécanisme de planification lancé par le Gouvernement Boniface  Alexandre / Gérard Latortue à partir de 2005 sous la férule des IFIs. On peut consulter les textes produits dans ce cadre-là : http://haiticci.undp.org.
     
  5. PSDH = Plan Stratégique de Développement d'Haïti. On peut consulter l'intégralité de ce document qui prétend étrangement que Haïti deviendra un pays émergent en 2030 sur le site du Ministère de l'Économie et des Finances: http://www.mefhaiti.gouv.ht/.
     
  6. Voir en particulier la thèse de maitrise de Sergot Jacob intitulé: "Ajustement structurel en Haïti: Evaluation & Etudes d’impacts" Thèse de Master en ‘Gestion et Évaluation de Projets’, Institut de Politique et de Gestion du Développement (IPGD), Université d’Anvers, Anvers, Belgique, 2000.
     
  7. Voir ANDAH & PAPDA, (2000), Impacts des mesures de libéralisation sur la sécurité alimentaire, l’environnement et la vie des petits producteurs ruraux, OXFAM/UK, Port-au-Prince.
     
  8. Dupuy, Alex "Haiti in the new world order". Westviewpress 1997 USA.
     
  9. Le Docteur Osvaldo Martinez est un important économiste cubain qui a longtemps présidé le Centro de Investigaciones de la Economia Mundial (CIEM) dans son pays. En 2007 il publiait un ouvrage aux accents prémonitoires intitulé "La compleja muerte del neoliberalismo". Editorial de las ciencias sociales, la Habana 2007.
     
  10. Le Docteur Norman Girvan, un économiste jamaïcain spécialisé dans la réflexion sur les dynamiques d'intégration au niveau de la sous-région Caraïbe. Il a produit de nombreux ouvrages sur cette problématique. Au cours de l'année 2011 il a participé à un séminaire organisé par la PAPDA sur les enjeux de la reconstruction il a prononcé, à cette occasion, un discours passionné sur la nécessaire intégration de notre économie au sein des dynamiques de la sous-région Caraïbe. Ardent défenseur de la cause haïtienne il écrivait régulièrement des chroniques scientifiques sur l'économie régionale dans un blog intitulé "Carib Voices 1804"..
     
  11. ZLEA = Zone de Libre-échange des Amériques.
     
  12. CAFTA-DR = Central America Free Trade agreement - Dominican Republic.
     
  13. APE = Accord de Partenariat Économique. Accord signé entre les pays de l'Union Européenne et les 79 pays ACP qui approfondit la libéralisation des échanges à tous les niveaux entre ces 2 blocs.
     
  14. On peut lire l'ouvrage de référence de Kari Levitt "Reclaiming Development: Independent thought and caribbean community" publié par Ian Randle Publishers en Jamaïque en janvier 2005.
     
  15. Camille Chalmers, Professeur à l'UEH depuis 1980, Directeur Exécutif de la Plateforme haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif (PAPDA), Membre du Groupe de Travail de CLACSO "Crisis, respuestas y alternativas en el Gran Caribe", Membre de la Coordination continentale du réseau Jubilée Sud, Membre de la Direction Continentale de la Sociedad de Economia Política y de pensamiento crítico de América latina (SEPLA)

boule

 Viré monté