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Nord-Est: Entre paysans et Compagnies Agro-Exportatrices1

Fritz DESHOMMES

Extrait de:
Haïti: La Nation écartelée - Entre «Plan Américain» et Projet national

Trente-neuf mille (39,000) carreaux de terre, autrefois concédés à la Plantation Dauphin et aujourd’hui non exploités.  Parce que, croirait-on, c’est le Nord-Est, donc des terres arides, ainsi que nous l’enseignent les manuels de Géographie d’Haïti.

Erreur, rectifient les paysans de la région.  En dépit des dégâts de la pite, il s’agit de bonnes terres qui, en période pluvieuse, produisent de tout, y compris  ce que l’on mange et qui pourraient être encore plus performantes, avec un minimum d’efforts de la part des pouvoirs publics.

Or le Nord-Est est loin d’être un lieu d’abondance.  Les paysans sans terre y sont légion et sont confrontés à toutes les difficultés des paysans sans terre d’Haïti : le chômage, la faim, la maladie, l’inconfort des logements, etc…Et ce ne sont pas des paresseux.  Ils ne demandent qu’à travailler pour gagner honnêtement et dignement leur vie.  Le seul problème est qu’ils ne savent que cultiver la terre et qu’ils n’ont pas de terre.

Alors, voyant que cette terre dont ils ont tant besoin se gaspille, ils ont demandé au Ministère de l’Agriculture qui a théoriquement pris en charge les 39.000 carreaux abandonnés de leur en affermer une partie.  En attendant la réponse de Damien, ils en occupent quelques carreaux qu’ils cultivent paisiblement depuis environ un an, espérant qu’un contrat viendra bientôt les consacrer dans leur possession.  Ils tiennent, disent-ils à tout entreprendre dans l’ordre et dans le cadre des règles admises en la matière.

L’entretien que nous a accordé à ce sujet le Président de leur Association - de son nom «L’association des Petits Planteurs du Nord-Est» - est intéressant à plus d’un titre.  Il témoigne d’une lucidité dont on n’est pas toujours prêt à créditer des paysans, et prouve une fois encore, s’il en était besoin, que ces derniers constituent les plus sûrs garants de l’existence et de l’indépendance de la nation.

Exemple? Ne nous dit-on pas chaque jour que le pays n’a pas de ressources et qu’il nous faut tourner nos yeux ailleurs?  Pendant que se gaspillent 39.000 carreaux de terre potentiellement fertiles…

Ne nous plaignons-nous pas très souvent de ce que les multinationales agro-exportatrices ne s’intéressent pas assez à nos terres; et que celles que nous avons eu aient, trop vite, plié bagage?  L’expérience faite par les paysans du Nord-Est avec les compagnies productrices de sisal verse dans le débat des informations enrichissantes et utiles, que l’on gagnerait à prendre en compte.

 Autant de raisons pour lesquelles nous vous invitons à lire l’interview qui suit, accordée au « Nouvelliste » par M. Jacques Antoine Wasembeck, Président de l’Association des Petits Planteurs du Nord-Est.

«Les 39.000 carreaux appartenant à la Plantation Dauphin se gaspillent et ne sont nullement exploités»

Jacques Antoine Wasembeck (J. A. W.).- L’association a été fondée le 25 février 1986 dans le but de permettre à ses membres de trouver du travail et de mettre en valeur les terres de la région qui sont presqu’abandonnées.  Comme son nom l’indique, elle intègre des petits planteurs, - de vrais, c’est-à-dire, ceux qui n’ont pas de terres – du Département du Nord-Est.  Nos membres sont de Terrier-Rouge, de Grand-Bassin, de Polonie, de Ste-Suzanne, de Pilate, du Trou, de Phaeton, du Donneval, etc… Nous sommes au nombre de 1999 et nous continuons à recevoir des inscriptions.

Fritz DESHOMMES (FD).-  Quelles sont les raisons qui, à votre avis, porteraient des paysans à faire partie de l’Association?

J.A.W.-  Comme vous le savez, les paysans haïtiens n’ont pas de terres pour travailler alors que l’agriculture et l’élevage constituent la base de l’économie nationale.  Même ceux qui en avaient, ou bien ils en sont dépossédés par l’action de grandons ou de Grandes Compagnies – dont la Plantation Dauphin – ou bien la terre ne peut plus donner grand-chose ayant subi les effets de l’érosion, tant il est vrai que l’Etat n’a jamais rien fait en leur faveur pour empêcher la dégradation du sol.

Or actuellement, il existe dans la région du Nord-Est une grande misère et des bras disponibles qui ne demandent qu’à être occupés pendant que les 39.000 carreaux appartenant à la Plantation Dauphin se gaspillent et ne sont nullement exploités.  Alors, nous avons entrepris de les récupérer.  Naturellement nous voulons tout faire dans l’ordre et c’est dans ce sens que depuis le 29 février 1986, nous avons écrit une lettre au Département de l’agriculture lui demandant de nous en affermer une portion.  Le titulaire d’alors nous avait promis une réponse satisfaisante mais il n’a pas eu le temps de tenir parole puisqu’il a été démis peu de temps après.  Nous attendons encore le mot de l’actuel Ministre qui ne nous a encore rien dit au sujet de notre requête.  Bien entendu, entre-temps, nous avons pris possession des dites terres et nous les cultivons.

A quelles conditions voulez-vous affermer ces terres?

La Compagnie avait affermé à Gdes 3.00 le carreau.  Nous, nous offrons Gdes 5.00.  En outre, nous aimerions également que l’Etat mette à notre disposition des techniciens qualifiés ainsi que l’aide nécessaire pour le développement rationnel de l’agriculture dans la zone et pour une valorisation optimale des dites terres.  Nous souhaitons ne plus continuer à être à la merci de la pluie.

Revenons un peu en arrière.  Les terres appartenaient aux paysans, avez-vous dit.  Comment donc, par quel processus sont-elles passées en d’autres mains?

 

«Le Nord-Est figure parmi les régions du pays les plus riches en rivières et en cours d’eau»

À ces grandes compagnies, ce ne sont pas les moyens qui manquent.  Surtout lorsqu’elles peuvent mettre l’Etat de leur côté.  Et l’Etat, vous le savez mieux que moi, l’Etat Haïtien, ne s’est presque jamais soucié des intérêts du petit paysan ou de la Nation, mais bien des avantages personnels de ceux qui en font partie, même si ce sont les étrangers qui vont en tirer le plus grand profit.

Le procédé le plus classique est constitué par l’emploi de la force pour vous obliger à déguerpir – lorsque vous êtes fermier – ou à vendre lorsque vous êtes propriétaire.  Mais ce n’est pas tout.  Il y a d’autres procédés beaucoup plus subtils.  Par exemple, allez consulter n’importe quel livre de Géographie d’Haïti, vous y lirez que les terres du Nord-Est sont arides, sèches, quasi-inutilisables, etc…à partir de Limonade jusqu’à la frontière haïtiano-dominicaine.

Pourtant, le Nord-Est figure parmi les régions du pays les plus riches en rivières et en cours d’eau.  Et jusqu’à aujourd’hui, on peut arroser toute la zone avec de très faibles moyens, malgré les torts causés par le passage de multinationales.

Seulement, il fallait prétexter de la prétendue aridité de la région dans le seul but d’octroyer ces terres aux Compagnies Américaines.  Plantation Dauphin, Madras Derac, Becera.  Ces dernières remplaçaient les cultures vivrières par le sisal.

Dans certains cas, ce sont les paysans eux-mêmes qui, sous les pressions économiques de toutes sortes de ces Compagnies, ont finalement accepté à vendre, croyant faire une bonne affaire.  Le prix normal du carreau était de Gdes 25.00 alors qu’on leur en offrait Gdes 75.00-100.00

Etaient également obligés de vendre des paysans qui, au départ, voulaient conserver leurs propriétés mais à la longue ont fini par être encerclés par les terres de la Compagnie qui ne leur laissait aucune issue pour en sortir.

Les Compagnies Américaines sont donc arrivées et ont pu déposséder les paysans pour installer des plantations de sisal.  Vers quelle époque ont-elles commencé à fonctionner?

Vers 1900 – 1920

Ces terres n’étaient pas arides, selon vous. Q’est ce qu’on y cultivait avant?

Avant, on cultivait toutes sortes de vivres alimentaires.  Mais également du café, du cacao et des fruits en quantités appréciables.  On a détruit tout ça avec des tracteurs pour mettre de la pite.

Terres arides?  On ne peut pas en parler.  Si vous creusez un puits, la plus grande profondeur à atteindre pour trouver de l’eau à gogo, c’est 100 pieds.  A cette profondeur on peut disposer de consistantes nappes d’eau.  Et pour les zones qui n’ont pas de rivières, l’arrosage ne pose pas de difficultés.

On peut également établir des lacs artificiels pour conserver l’eau de pluie et s’en servir à l’aide de pompes aux époques de sécheresse.

Et vous parlez de ce qui peut se faire maintenant?

Oui maintenant, malgré les enseignements des manuels de géographie, malgré les dégâts causés par les plantations de pite.

Et puis, les compagnies sont parties – Que sont devenus les paysans?

Ces compagnies sont parties et ont laissé les paysans dans une grande misère, encore plus grave qu’avant leur arrivée. Il fait pitié de  voir ceux-là qui arrachaient, contrôlaient, sarclaient la pite et ceux-là qui travaillaient dans leurs usines.  On peut voir dans quel état ils sont. Ils n’ont même pas un logis décent.

Par contre, ceux qui n’ont jamais travaillé dans les usines et qui sont restés à cultiver leurs terres, ce sont eux qui aujourd’hui ont une petite maison, même en paille, et qui peuvent se prévaloir d’une situation moins indécente.

«Ces compagnies sont parties et ont laissé les paysans dans une grande misère, encore plus grave qu’avant leur arrivée»

Pourquoi sont-elles parties les Compagnies?

La pite devenait de moins en moins rentable.  Les prix avaient chuté à cause notamment de la substitution par le nylon.  En outre, dit-on, certains proches du gouvernement haïtien avaient tenté de les rançonner etc… (Je n’ai pas de détails sur ce dernier point).

Toujours est-il qu’en dernier lieu est restée la Plantation Dauphin qui s’était appropriée également l’usine de Dérac. Puis, vers 1976-1977, les propriétaires étrangers ont plié bagage et l’usine est passée à des mains haïtiennes.

Au départ des étrangers, des haïtiens ont donc acheté l’usine?

Je ne puis affirmer que les haïtiens l’ont acheté.  Il parait plutôt (je ne suis pas sûr) qu’un haïtien M. C., ayant été nommé administrateur (provisoire?) par les propriétaires étrangers, a jugé que son tour était arrivé pour s’instituer maître et seigneur dans les lieux et a mis de son côté certains membres de la famille présidentielle avec qui il partageait peut-être les bénéfices.

Et les terres?

M.C. a essayé de planter de l’arachide, du tournesol, du maïs, à une certaine époque.  Mais depuis plus de 5 ans, la Plantation Dauphin semble être bien morte et les terres sont pratiquement abandonnées.

Comment «abandonnées»?

C’est-à-dire, qu’elles ne produisent rien.  Elles sont prises en charge par le Ministère de l’Agriculture et elles sont là.

Il faut dire que depuis avant la fermeture définitive de la Plantation Dauphin, il était question de Citrus.  C’est-à-dire, une Compagnie Nord-Américaine qui devait s’installer sur ces terres pour une affaire de Citrus, de production de citrons pour l’exportation.

Justement, comment voyez-vous cette affaire?

(7-8 mars 1987)

«Ces Compagnies qui s’installent en maîres et seigneurs sur la terre d’Haiti»2

La première partie de notre entretien avec  M. Jacques Antoine Wasembeck, Président de l’Association des petits Planteurs du Nord-Est a provoqué diverses réactions de la part de nos lecteurs.

Les uns s’étonnent d’apprendre aujourd’hui que, contrairement à ce qu’on leur a enseigné, les terres du Nord-Est «n’ont pas ce degré d’aridité dont est faite leur réputation.»

D’autres se soucient du gaspillage dont sont l’objet les 39.000 carreaux de terre de la région alors que le pays se trouve obligé d’affecter une bonne partie de ses devises étrangères non au financement de son développement mais à l’achat de biens alimentaires qu’il pourrait facilement produire.

Par ailleurs, plusieurs ont été intéressés par le passage dans la zone des usines de sisal et son impact tant sur l’agro-système que sur les paysans eux-mêmes.  Ils pensent que « l’histoire de toutes ces compagnies agro-importatrices (figue-banane, pites, caoutchouc, etc…) doit être écrite de manière plus exhaustive pour qu’à l’avenir le pays dispose de toutes les informations nécessaires avant de s’engager dans de telles aventures. »

«Se lè boutèy fin plen pou bouchon tranpe».

De ces compagnies-là vous avez dit?

Elles ne nous profitent nullement.  Du moins en me référant aux conditions auxquelles fonctionnait Dauphin.  Si demain des usines de ce genre doivent s’établir dans la zone, c’est nous les paysans qui devront détenir les terres pour cultiver et récolter la matière première et la vendre à un prix raisonnable.  Mais nous ne voudrons jamais plus d’une Compagnie qui s’accaparerait de toutes les terres qui s’installerait en maître et seigneur dans la région sans rien nous laisser à nous fils du pays.  «Chat chode pè dlo frèt».

Il est vrai qu’on n’en entend plus parler.  Peut-être que les intéressés ont laissé tomber le projet?

Non, nous ne pouvons pas dire qu’ils ont laissé tomber.  Dernièrement, un ami m’a passé un numéro du journal «Le Moniteur» dans lequel a été publié un accord signé en janvier 1986 avec la compagnie intéressée au citrus.  D’immenses étendues de terre lui auraient été déjà concédées, si j’en crois ce que j’ai lu dans ce numéro du «Moniteur».  Nous, de notre côté, nous nous y opposons formellement car nos paysans ont besoin de ces terres pour travailler et subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leurs familles.

Les terres qui seraient alors concédées à la dite Compagnie feraient partie de celles que votre Association demande en bail.

Certainement.  Et de notre côté nous croyons que «Se lè boutèy fin plen bouchon dwe pou tranpe».

Entre-temps vous cultivez les terres que vous occupez.  Comment ça marche?

Nous y cultivons un peu de tout, en fonction de la vocation des différentes zones.  Ici c’est le pois nègre, là le maïs, là-bas des arachides, du manioc.  Et aussi des bananes, aux endroits les plus fertiles…

Où l’on plantait de la pite?

Oui, du moins l’on avait essayé mais les résultats n’ont pas été concluants.  Vous savez il y a des zones si fertiles que la pite ne pouvait pas pousser car elles sont trop fraîches alors que la pite a besoin de terres arides.

Et vous récoltez bien sur ces terres dont on nous a dit qu’elles ne peuvent rien produire?

«Lorsque c’est un autre qui vous donne à manger il peut faire de vous ce que bon lui semble»

Maintenant, devant l’évidence, seuls ceux qui ne connaissent pas la zone et qui voudraient en faire cadeau ou qui voudraient louer la terre des Haïtiens aux étrangers,  eux seuls continuent à croire et à dire que les terres du Nord-Est ne valent rien.

Quant à nos cultures, ça va bien, grâce à Dieu mais ça pourrait être beaucoup mieux si nous avions l’irrigation, l’encadrement technique nécessaire, des agronomes pour nous guider, etc… Vous savez, quand il pleut, ça va très bien pour nous mais quand il ne pleut pas nous nous mangeons les pouces. Nous aurions préféré pouvoir travailler autrement avec plus d’assurance sur l’approvisionnement en eau, avec les intrants nécessaires.  Nos rendements se seraient considérablement améliorés.  Et ainsi le pays pourrait parvenir à se nourrir lui-même puisque lorsque c’est un autre qui vous donne à manger, il peut faire de vous ce qu’il veut.

D’ailleurs, comme je vous l’ai dit, il y a dans la région suffisamment d’eau pour en irriguer toutes les terres.

Revenons à celles que les membres de votre Association occupent.  Y a-t-il une répartition équitable qui est assurée par l’Association et sur quels critères. Ou est ce que chacun cultive la superficie qui lui convient, sans aucun contrôle en ce sens?

Nous avons essayé de nous organiser et de faire en sorte que cette répartition soit la plus équitable que possible.  Ipso facto, chaque membre est assuré de disposer d’un carreau de terre qu’il doit cultiver individuellement ou sur une base familiale.  Les revenus qu’il en tire lui appartiennent en propre selon le principe que la terre doit appartenir à celui qui la travaille.

Il peut également disposer de deux autres portions, l’une pour l’élevage et le reboisement et l’autre pour le travail communautaire.  Cette dernière est exploitée par un groupe de dix et le bénéfice est distribué entre les membres du groupe.

Comment devient-on membre de l’Association?

Il suffit qu’on en fasse la demande et qu’on soit véritablement un petit paysan.  Avant de répondre à toute demande d’adhésion, nous menons des enquêtes auprès des intéressés pour nous assurer qu’il s’agisse véritablement d’un non-propriétaire car nous ne voudrions pas que des gens riches profitent de notre mouvement pour s’enrichir davantage.

Pas de contribution financière, de cotisation?

Oui, mais pas de manière formelle.  Lorsque nous voulons nous procurer quelque chose pour le bien des membres de l’Association, ou pour son fonctionnement, nous demandons ponctuellement aux membres de contribuer financièrement mais des sommes très dérisoires.  Ce sont en général des gens pauvres, qui ne peuvent pas donner beaucoup.  A ce propos, nous aurions aimé que des gens nous aident, ceux qui sont plus riches que nous et qui sont de bonne volonté.  Car, comme je vous l’ai dit, nous avons des besoins immenses et en tout premier lieu nous voudrions améliorer les conditions dans lesquelles nous travaillons.  Par exemple, nous procurer un meilleur outillage, de meilleurs instruments aratoires, des engrais, et si possible, l’irrigation, l’encadrement technique.  Bien sûr toutes ces démarches relèvent de la compétence de l’Etat mais nous risquons d’attendre trop longtemps si nous nous en remettons à l’Etat.

«Un Etat qui puisse s’identifier au peuple, soucieux du respect de l’Haïtien tant en Haïti qu’à l’étranger»

Supposons qu’un beau jour l’Etat vous refuse le bail que vous demandez et vous incite à lui remettre ses terres.

Il n’en est pas question.  Peut-être nous écrasera-t-on avec des tracteurs ou des fusils.  Mais je ne vois pas pourquoi l’Etat nous refuserait le bail à ferme.  Nous avons toujours voulu rester dans les limites de la légalité.  Nous ne demandons qu’à travailler dans de bonnes conditions et dans notre pays.  Notre souci actuel n’est pas de remettre les terres mais d’en améliorer le rendement.

Jacques Antoine Wasembeck, votre conception de l’Etat?

Nous aimerions un Etat qui sache qu’il est mandaté par le peuple, qu’il tient son autorité du peuple, un état soucieux de donner à manger à son peuple, de lui procurer les soins de santé adéquats, de satisfaire aux besoins les plus élémentaires du peuple.  Un Etat intéressé au développement réel du pays, qui construit des routes, des écoles, etc.. Un Etat soucieux également du respect de l’Haïtien tant en Haïti qu’à l’Etranger.  Un Etat qui puisse s’identifier au peuple.  Nous ne voulons pas d’un Etat colon, qui considère le peuple comme des esclaves.
Voilà!

NDA- Propos recueillis en créole en Février 1987, en marge du Premier Congrès National des Mouvements Démocratiques et traduits en français par l’auteur (F. D.) 

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«Plan Américain pour Haïti» ou «Stratégie Néo-libérale pour l’agriculture haïtienne», quelque soit le nom utilisé, il est clair que la «chose» n’est pas nouvelle. Elle a déjà été expérimentée, en maintes occasions.  Et elle a donné les résultats que l’on sait.  Ses caractéristiques sont toujours les mêmes.

La petite exploitation paysanne est remplacée par la grande exploitation capitaliste.  Les méthodes de culture paysannes, combinant l’indigence des instruments de travail et la rareté des intrants avec un intensif apport en main-d’œuvre servi de pertinents savoirs  et savoir-faire locaux, sont remplacés par des méthodes capitalistes privilégiant l’utilisation de moyens «modernes» de production que mettent en œuvre des ouvriers agricoles.  Le paysan producteur est dépossédé de sa terre et chassé, s’il n’a pas la chance de se faire embaucher comme ouvrier agricole. Il y est remplacé par un gros producteur capitaliste.  Les cultures alimentaires qui nourrissaient le producteur, sa famille et son marché sont désormais remplacées par une monoculture d’exportation, suivant la mode, suivant la demande du moment du marché mondial : la pite, le sucre, le caoutchouc, la figue-banane, les petits-pois, .. .

L’Etat, sempiternellement absent dès qu’il s’agit du petit paysan, manifeste ostensiblement sa présence, octroyant tous les avantages possibles et imaginables, concoctant tous les passe-droits en faveur de l’investisseur capitaliste.

Résultats : les rendements à l’hectare décuplent. Le chiffre des exportations atteint des plafonds.  Des fortunes s’édifient.  La modernisation se construit et se révèle à travers le bruit des camions et des tracteurs, les activités des managers et des foremen qui s’affairent dans la fièvre des affaires juteuses qui semblent devoir durer pour l’éternité.

Dans le même temps, les paysans chassés et dépossédés s’appauvrissent ou se prolétarisent. Ou se lumpen-prolétarisent.

Jusqu’au jour où la mode changera.  Le marché ne veut plus  de ce produit d’exportation.  Soit parce que l’on découvre un moyen artificiel de le fabriquer, comme le caoutchouc.  Soit parce que le marché a découvert un meilleur partenaire.  Soit parce que les conditions ayant créé la demande n’existent plus.  Et du jour au lendemain, adieu veaux, vaches, sisal, caoutchouc, figue-banane, etc…Les capitalistes plient bagages.  Soit ils rentrent dans leur pays d’origine, soit ils se recyclent dans un autre secteur. Et puis c’est fini. Ce n’était qu’illusion.  On n’en parle plus.  La manne s’est tarie.

Entre temps, on aura créé de nouveaux pauvres, de nouveaux émigrés, de nouveaux bidonvilles.  Ceux qui ont été dépouillés de leurs terres. Ceux qui auront perdu leur emploi  avec la fermeture de l’usine ou de la compagnie.

La stratégie néo-libérale ne part pas d’une logique différente.

Remplacer les multiples exploitations paysannes par quelques grandes fermes capitalistes, la houe et la serpette par des tracteurs, des machines modernes; les vivres alimentaires par des denrées d’exportation. Chasser la multitude de paysans de leurs terres et donner de l’emploi à quelques ouvriers agricoles.

Elle était  déjà en marche avec la restructuration engagée dans le secteur porcin.

La situation n’était guère différente du point de vue de la production manufacturière. La politique de substitution des importations appliquée jusqu’aux années 1980 avait  rejeté la multitude des micro et petites entreprises de transformation qui pullulaient à travers le pays.  Elle les avait mis en situation périlleuse au profit de grosses entreprises dites manufacturières, concentrées à Port-au-Prince,  qui valorisaient plutôt les matières premières importées et dont Frantz Merceron,  ministre des finances de Jean-Claude Duvalier, disait qu’il s’agissait de formes détournées de commerce.   La modernisation, quoi !

Les mêmes projets, les mêmes erreurs ne pourront produire que les mêmes échecs.

Pourquoi est-ce que les projets de modernisation ou de développement se font un point d’honneur d’ignorer le paysan?

Pourquoi choisit-on systématiquement d’y arriver sans lui, à son détriment?

Pourquoi tient-on à nier son existence, son savoir, ses savoir-faire? Pourquoi refuse-t-on de partir de l’existant, d’en identifier les forces et les faiblesses, de l’améliorer progressivement?

Pense-t-on  pouvoir moderniser l’agriculture sans les agriculteurs ou contre les agriculteurs?

Pense-t-on  pouvoir moderniser l’économie haïtienne sans les agents de cette économie? Sans ses artisans, ses peintres, ses sculpteurs, ses industriels, ses commerçants , ses madan-sarah, ses professionnels de tous les niveaux ? Sans les savoirs et les savoirs-faire accumulés depuis des temps immémoriaux?

Pense-t-on pouvoir moderniser le pays sans ses habitants?

A-t-on jamais cherché à identifier les véritables sources de dynamisme de l’économie, ses véritables mécanismes de création de richesses?

Quand aurons-nous une véritable politique d’Etat soucieuse de valoriser toutes les ressources nationales de tous les secteurs,  de toutes les dimensions?

Le blocage de l’économie nationale ne serait-il pas dû au fait que nous dévalorisons ce que nous possédons, nous rejetons  nos véritables atouts tout en portant aux  nues ce qui n’est pas à notre portée et dont nous n’avons pas vraiment besoin? Nous cherchons ailleurs ce que nous possédons et qui se trouve à portée de main.

  1. Paru dans Le Nouvelliste du 7-8 mars 1987, pp. 7
     
  2. Paru dans Le Nouvelliste du 16 mars 1987, pp. 5

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