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Louis Déjoie, le conquérant

Junia Barreau
30 mai 2014

Appréciations du livre  «Louis Déjoie - Profil d'un entrepreneur» de Georges Condé, 2014.

Photos source: Archives du Cidihca, Montréal.

Je ne savais rien ou presque sur cet homme avant d'avoir traversé, non sans difficultés, les 336 pages que nous livre un Georges Condé attachant d'admiration pour le personnage. Déjoie reste pourtant un nom célèbre en Haïti. De manière très succincte, j'avais appris que Louis Déjoie, le père, fut un grand entrepreneur très charismatique, un compétiteur sérieux de François Duvalier aux élections présidentielles de 1957 qu'il aurait pu ou dû gagner si l'armée d'Haïti n'avait pas décidé de jouer à l'oracle, et mourut en exil comme la plupart des adversaires du dictateur président à vie.

Trouvé au CIDIHCA, véritable caverne d'Alibaba à Montréal qui a su pendant 35 ans rassembler des trésors d'archives nationales, l'ouvrage de Georges Condé m'a intéressée pour deux raisons. Premièrement, l'auteur présente l'entrepreneur, l'agro-industriel et non le sénateur candidat. L'homme politique Louis Déjoie retient trop souvent l'attention au détriment de l'homme d'affaires; et cela même si l'aura entrepreneuriale déjoiste a marqué durablement la mémoire collective haïtienne. À un moment où l'on veut encourager les jeunes du pays à se lancer en affaires, à faire preuve d'audace entrepreneuriale, découvrir et faire découvrir l'expérience d'un grand entrepreneur de notre histoire me paraît inédit. L'auteur est  également un témoin privilégié de la naissance de l'agro-industrie en Haïti dont les vestiges aujourd'hui demeurent la transformation du vétiver par l'entrepreneur Pierre Léger dans le Sud et l'exploitation dans le Nord d'Haïti des oranges amères destinée à la fabrication, entre autres, des liqueurs Grand Marnier et Cointreau (deux compagnies françaises). À noter que la compagnie Marnier-Lapostolle, fabricant du Grand Marnier, verse aux ouvriers agricoles haïtiens depuis fin 2012, 480 gourdes en salaire journalier, et envisageait un ajustement de 500 gourdes par jour dès la fin de 2013.

Deuxièmement, l'ouvrage ouvre une fenêtre, bien qu'assez étroite, sur la période de l'occupation américaine assez mal-connue de ma génération. Certains textes datent des années 1920, 1930. On y trouve en abondance des titres des journaux d'époque très influents faisant l'écho des hommes très influents de la "belle société". Le pakapala Le Nouvelliste, la version ancestrale de Le Matin, ainsi que bien d'autres qui n'ont pas pu hélas goûter au sérum de longévité de notre seul quotidien actuel. À travers les publications d'époque, on peut suivre la mise en place de certaines institutions "modernes" téléguidées par les blancs américains, telle que l'École centrale d'agriculture à Damiens dont la grande majorité des enseignants furent américains. Inutile de souligner que l'enseignement se donnait principalement en anglais, une invasion linguistique difficile à accepter pour certains de nos compatriotes… Un "courageux anonyme" agacé par cette école d'agriculture américaine l'a fait savoir dans la Petite Revue (1926): " C'est comme si vous vouliez que je vous explique pour quoi, dans cette école on dit: "dépôt cylindrique pour grains" au lieu d'employer simplement le mot silo qui n'a que quatre lettres et dont les élèves ont besoin de connaître l'existence dans le vocabulaire agricole (sic)".

De magnifiques reportages méritent que l'on s'y attarde. Celui de Hudicourt P. intitulé "Vers le Sud" et daté de 1945 (p. 148), brosse un portrait des régions du Sud d'Haïti à l'approche de la fin de la 2e Guerre mondiale qui a eu un effet dévastateur sur les exportations haïtiennes et le coût de la vie. Un reportage que la propagande d'aujourd'hui qualifierait franchement de pessimiste, de relayeur de mauvaise image du pays; Hudicourt P. aurait même été accusé de ne pas aimer son pays. Le reportage réaliste de Hudicourt montre plusieurs facettes des régions du sud délaissées alors que miroitait la "république de Port-au-Prince" qui déjà commençait à attirer et piéger les populations des régions périphériques. Équilibré, le reportage fait découvrir également quelques "résistants", des pionniers en quelque sorte, qui en plus de se battre contre la morosité et le défaitisme ambiants donnent le bon exemple par le travail et l'investissement dans la terre.

Une dizaine d'années plus tôt, le reportage lyrique de Luc Grimard (p. 79) contrastait avec les observations de Hudicourt. Le Sud respirait l'abondance, débordait de joie et de couleurs sous la plume d'un Grimard visiblement très ému de faire partie de la délégation officielle accompagnant le ministre Vaughes, Louis Déjoie et d'autres dignitaires "Vers l'Île-à-Vaches". Plus pondéré, l'excellent reportage du journaliste Eugène Léon (1933 au lieu de 1934; p. 92-98) nous offre une visite guidée privilégiée de " l'Île-à-Vaches ", jadis grenier de la ville des Cayes, dont les immenses champs de coton rendaient fiers fonctionnaires et observateurs. D'ailleurs, plus tard l'entrepreneur Louis Déjoie faisait de cette île un pan stratégique dans son maillage de développement agricole à travers le pays. Vantée pour la qualité de ses terres, l'île-à-Vache attise aujourd'hui la convoitise des investisseurs qui ne sont attirés que par son paysage paradisiaque; Il eut été préférable que le gouvernement haïtien encourage des projets de développement touristique sur l'Île-à-Vache qui tiennent compte des besoins de la population en phase avec son potentiel agricole. C'est une autre histoire…

Décorticage du riz.

Les diverses sélections de l'auteur nous révèlent également l'organisation embryonnaire des premiers éléments d'une politique agricole de l'État haïtien et "plantée" par des entrepreneurs locaux qui avaient compris très vite ce que l'agriculture haïtienne pouvait tirer de l'ère industrielle mondiale qui pointait. Évidemment, il est beaucoup question d'agriculture, de la politique agricole sur toutes les tribunes. De l'aide à apporter aux cultivateurs, de la recherche des débouchés, des nouvelles technologies à mettre à la disposition des paysans, de l'encadrement à fournir aux filières porteuses, la connaissance de la terre et de ses produits par les techniciens ou agents agricoles, l'amélioration et le contrôle de la qualité des produits: tout y est. "Les agronomes doivent encadrer la masse rurale".  Il faut comprendre qu'à l'époque Haïti vivait essentiellement de l'agriculture, de l'exportation du café principalement; le pays se devait d'augmenter sa production agricole ainsi que d'assurer son écoulement sur les marchés internationaux afin de pouvoir financer sa consommation de pétrole et d'autres biens importés. Les enjeux économiques sont bien décrits par un Louis Déjoie qui se fait professeur (p. 122 - 126); enjeux liés à la diversification de la production agricole, à l'équilibre de la balance commerciale, à la croissance démographique, à la substitution de la gazoline par l'éthanol. Ce fut en 1943. Plus tard, en 1953, dans les colonnes du journal Le Nouvelliste (p. 126-128), on peut apprécier l'analyse du sénateur Déjoie relative au projet de construction d'une raffinerie de pétrole. Louis Déjoie, sur tous les fronts, faisait figure d'autorité dans tous les milieux si l'on se fie à la livraison de Georges Condé.

En filigrane, reviennent certains termes récurrents de préoccupation nationale: l'érosion des terres, le chômage, l'exode rural, le rôle des élites, etc. Le déboisement constituait une grande préoccupation dès 1937; à l'époque les agronomes professionnels conscients du danger que représentait l'érosion des sols, appelaient les paysans au sauvetage de la terre d'Haïti. Que diraient-ils aujourd'hui? Sans doute qu'Haïti est un pays condamné si l'on ne remédie pas à la dégradation folle de notre environnement. Une ébauche de la campagne de reboisement entreprise sous le président Vincent (p. 105) pourrait peut-être servir dans la recherche de solutions locales, viables ainsi que rentables aux cultivateurs.

Et à propos des élites haïtiennes dont il fut un membre très respecté, Louis Déjoie écrivait sans complaisance en 1951 (page 166):

"À quoi servent ces élites qui se prévalent de science, d'argent ou de puissance quand elles sont liées aux chaînes défaillantes de la pauvreté rurale ou urbaine? Elles sont isolées parce que en somme inutiles et étrangères au fait social du pays qu'elles croient représenter. Inutiles d'autant plus qu'elles ont peur d'être humaines et de voir en face la vérité de leurs frères malheureux; elles préfèrent immobiliser dans des investissements improductifs pour leur pays les économies qu'elles ont eu la chance d'accumuler. Elles sont statiques et encroutées dans le concept archaïque de la possession de biens gelés. Vous ne ferez jamais assez, Monsieur le Président [Paul Magloire], pour la classe de la terre. Il y a tant à faire. Mais que cette tâche ne vous rebute pas. Ne soyez pas découragé. On ne bâtit pas en un seul jour un système de justice envers ceux qui peinent. Vous me trouverez avec mon organisation à vos côtés avec ceux qui m'ont aidé à la créer, à la conserver et qui partagent ma foi et mon enthousiasme. Vous me trouverez toujours à vos côtés pour essayer de donner à ce pays l'élan qu'il faut pour le rendre meilleur par la terre, l'honnêteté et le travail."

Vraisemblablement, Louis Déjoie alliait parfaitement théorie et pratique; bien imbu de sa responsabilité de membre de l'élite haïtienne, il prêchait par l'exemple. Et Georges Condé s'est donné pour mission de nous le prouver au fil des pages de son ouvrage.

1953: Ouvriers de la Banane.

Louis Déjoie, le bâtisseur

Louis Déjoie, l'entrepreneur, peut réellement nous impressionner. 17 usines agro-industrielles à travers le pays, plus de 50'000 emplois dans le secteur agricole. On ose à peine imaginer aujourd'hui cette manne dans le secteur agricole haïtien. L'ÉTAGILD (Établissements agricoles et industriels Louis Déjoie) étendait son empire du Centre au Sud. Les usines sont installées à l'Île-à-Vache (transformation du citron), aux Cayes, à Port-Salut, à St-Michel de l'Attalaye (pour la citronnelle et le vétiver), ainsi qu'à Miragoâne et ailleurs dans le pays. L'auteur dissémine moult détails qui donnent forme au montage des usines à Île-à-Vache et à St-Michel de l'Attalaye. On apprend que la compagnie travaillait étroitement avec le monde rural, se fournissait chez les cultivateurs ainsi que directement à partir de ses multiples plantations. Un dynamisme sans précédent s'était créé à travers le monde rural. Il faut souligner que d'autres entrepreneurs de renom ne furent pas étrangers à ce dynamisme.
Des détracteurs reprocheraient à Louis Déjoie d'être né avec une cuillère en argent dans la bouche. Ce à quoi l'auteur répond que Louis Déjoie a travaillé dur, en acceptant son premier emploi à 3 dollars par semaine, puis 30 dollars le mois comme enseignant. Solidement bâti, ayant pu bénéficier des meilleures études à l'étranger, notamment en France, en Belgique et aux États-Unis, issu de la vieille aristocratie haïtienne, Louis Déjoie était outillé pour réussir. Tout cela ne pouvait suffire; même très riche, cela n'aurait pas suffi. Il lui fallait une vision pour atteindre ce succès. Et ce qui distingue les grands entrepreneurs bâtisseurs, c'est la vision ainsi que cette immense capacité de travail, une détermination à toute épreuve. Tout au long de l'ouvrage on a pu se familiariser avec la vision déjoiste du développement du pays par l'agriculture, par la création de la richesse, par le travail. Et encore plus important, il a su bien s'entourer et communiquer sa vision aux autres. L'économiste Fritz Jean1 trouverait un allié de taille en Louis Déjoie quand il préconise de «réinvestir une partie des profits générés par la production agricole pour l'amélioration des techniques, la production des sols et la modernisation de la production».

Cependant, il lui aurait fallu pouvoir compter sur des dizaines d'entrepreneurs semblables à Louis Déjoie et que le pays n'ait pas vécu le système meurtrier et liberticide de la dictature duvaliériste.

Enfin, je ne peux passer sous silence certaines faiblesses contenues dans l'ouvrage de Georges Condé. Dès l'avant-propos, non-signé d'ailleurs, le lecteur est averti. Le lecteur doit faire face à une abondance d'informations pas nécessairement dans le bon ordre. Certains passages et choix de l'auteur, l'agencement de certains extraits d'époque mériteraient certainement d'être retravaillés. C'est parfois la limite de l'auto-édition. Souvent, les critiques et conseils avisés d'un professionnel de l'édition obligent à plus de rigueur méthodologique et une meilleure lisibilité du texte qui tient compte du lectorat. Par exemple, l'arbre généalogique étalé sur les deux premiers chapitres aurait pu être plus allégé ou tout simplement présenté en annexe. Même si je comprends tout à fait l'importance que revêt pour l'auteur la filiation prestigieuse de Louis Déjoie et de René Condé, dignes descendants du général Nicolas Geffrard II, héros de l'Indépendance d'Haïti. Par ailleurs, nous devrions mieux connaître les descendants de nos héros de l'Indépendance.

1953: ouvrières de la SAFICO.

Vu sous un autre angle, l'on pourrait accuser l'auteur d'un certain fanatisme, de défendre le clan Déjoie auquel sa famille a appartenu. On trouverait matière à étayer cette thèse: la glorification de Déjoie est partout. Bien entendu, Georges Condé nous dévoile ce que sa mémoire juge utile, tout ce qui renforce le portrait très flatteur auquel il souhaite accrocher notre regard. Tout est travaillé pour faire revivre le mythe Déjoie présenté presque comme l'homme parfait à l'exception de ses penchants pour les jolies créatures. À certains égards, l'auteur nous laisse très peu d'indices. Par exemple, on peut bien s'interroger sur la perception de Déjoie de l'occupation américaine, on n'obtiendra pas de réponse de l'auteur, d'ailleurs les références à l'occupation américaine se font assez rares. À moins que la photographie de la page couverture nous serve d'indice. Une posture conquérante de Louis Déjoie à la manière des Yankees qu'on retrouve en deux occasions à l'intérieur de l'ouvrage (177-260), à moins que ce soit une attitude tout à fait naturelle de l'homme. Fait singulier à souligner, la lame de fonds qui traverse la société haïtienne, la question de couleur, disparait quasi totalement sous la plume de Georges Condé. L'auteur a fait le choix de présenter uniquement l'image policée d'un Louis Déjoie, infatigable travailleur, à son aise aussi bien dans la cabane du paysan que dans les réceptions mondaines.

Au fil des pages, l'on comprend bien que ce parti pris, cette admiration sans borne s'expliquent par les liens familiaux tissés serrés, une grande amitié entre le père de l'auteur et Louis Déjoie, ainsi que la fascination que le personnage a pu susciter chez le jeune adolescent qu'était Georges Condé. On pourrait presque lui pardonner cette partisannerie si l'on tient compte que Louis Déjoie devrait être un bon modèle pour ce jeune. Il faut remarquer qu'à travers l'histoire de Louis Déjoie, c'est un peu une partie de son histoire familiale que l'auteur nous livre. Son père René Condé est omniprésent, inséparable de l'épopée que nous raconte le fils Condé. Fidèle compagnon de Louis Déjoie, homme inventif, présent aux grands rendez-vous, René Condé fut lui aussi un entrepreneur confirmé.

Transport de la canne.

Que reste-t-il de l'héritage de Louis Déjoie en Haïti, hormis les témoignages de ses fervents partisans ?

Rien. Aussi incroyable que cela puisse paraître. Candidat malheureux aux élections de 1957, il gagnait l'ambassade du Mexique très tôt durant le mandat de François Duvalier. En mai 1958, il quittait définitivement le sol haïtien qu'il ne reverrait plus jamais. Un autre industriel très célèbre, le sénateur Thomas Désulmé, devait connaître le même sort que Louis Déjoie. Le même Désulmé dont le rôle a été si déterminant dans l'industrialisation de la Jamaïque.

Les usines et plantations laissées par Louis Déjoie ont été détruites totalement sur ordre du nouveau maître des lieux: «Déjoie parti, tous ses biens qu'on aurait pu conserver et utiliser pour le développement d'Haïti […] ont été livrés en pâture aux chacals, à st-Michel de l'Attalaye, même les briques ont été emportées. Dans le Sud, on en voit que les vestiges. (p. 230)» Une folie destructrice s'était emparée d'Haïti avec la dictature duvaliériste selon laquelle il fallait effacer de la mémoire collective haïtienne le génie bâtisseur déjoiste, préférant remettre aux paysans des baïonnettes et des machettes en lieu et place des tracteurs et des décortiqueuses. L'ouvrage de Georges Condé vient inscrire définitivement Louis Déjoie, l'ingénieur-agronome-entrepreneur, dans l'histoire entrepreneuriale haïtienne.

Note

  1. Fritz Jean. Haïti, la fin d'une histoire économique (Vidéo)

boule

 Viré monté