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Richesse et Pauvreté

dialogue entre un Caribéen et une Européenne,
Obrillant Damus et Lucie Hubert

Préface

Richesse et Pauvreté, Pauvreté et Richesse, peut-on parler de l’une sans évoquer l’autre et réciproquement. Le singulier ne convient pas. C’est bien le pluriel qu’il nous faut: interroger les dimensions de la richesse et les formes de la pauvreté.

Lucette Hubert, phytothérapeute, ayant vécu un an en Haïti et résidant à Paris, engage le dialogue avec Obrillant Damus, professeur en sciences de l’éducation à l’université Quisqueya à Port-au-Prince. De ce regard croisé entre une Européenne et un Caribéen, il ressort une conception renouvelée de ce qui fait le sens de la valeur des choses.

La question centrale est la suivante: la richesse se confond-t-elle avec la puissance économique? Le pouvoir? La beauté ou l’intelligence? Ou bien au contraire, est-elle d’un autre ordre, spirituelle, morale, immatérielle et psychologique?

Les auteur(e)s se situent dans une tradition humaniste d’orientation existentialiste consistant à donner un sens à l’existence  (ou pourquoi Le petit Prince est le plus grand traité de métaphysique du XXème siècle) au sens de J.P. Ravoux, 2008.

Les grandes questions existentielles sont posées au regard de la condition humaine. L’homme est le seul animal dont le destin est d’être –un être pour la mort», mais aussi un sujet qui a droit à avoir des droits, notamment celui d’être en capacité d’agir et d’exprimer un récit de soi (identité normative, selon P. Ricoeur).

Sans faire explicitement référence à la psychologie culturelle, on note une attention portée à la variabilité intrapsychique et interindividuelle comme à la variabilité intra-sociétale et interculturelle. De même, sur le plan épistémologique, la dialectique entre les deux postures théoriques se donnent comme complémentaires entre l’individualisme méthodologique et le holisme méthodologique (dont se réclament les auteurs).

Les interrogations centrées sur la nature de la richesse et le vivre – ensemble ne sont pas nouvelles. Déjà Sénèque parlait de la vie heureuse, de la fragilité des biens humains et de la fragilité de l’homme, tout en considérant les mauvais effets de la richesse. Mais tout change nécessairement dans une humanité à plus de 7 milliards d’individus dont les ¾  sont joignables par téléphone, et quand ce sont les standards de la civilisation urbaine du monde occidental qui orientent les comportements individuels et collectifs, notamment par le bais de l’émergence des classes moyennes dans les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud…). En 2050, 70 % de la population mondiale vivra dans les villes. La question de la répartition des ressources (en eau potable en particulier) et des richesses (Santé, éducation, logement et travail décent) est une question vive pour l’avenir de l’humanité.

La critique du capitalisme des années 2000 prend différentes formes:

  • une critique du monétarisme qui fait dire qu’au Royaume-Uni, une année de vie vaut 35 000€! (le Monde du 7 janvier 2014). Cet argent qui se présente comme un équivalent universel corrompt en fait l’existant. De ce point de vue, nous renvoyons à la dernière session du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle (octobre 2013) à laquelle nous avons été associé sous le thème: «Apprivoiser l’argent aujourd’hui?»;
  • la critique du néo-libéralisme individualiste et du «devenir-monde de la marchandise», pour reprendre les termes de J.C. Michéa, 2013, qui aspire au projet d’une société à la fois plus libre, égalitaire et conviviale. La référence à  E. Glissant, le philosophe (et poète) de la relation est particulièrement bienvenue;
  • la critique du travail aliéné, de l’univers de la consommation et des médias qui détournent des vrais besoins de l’homme qui vont bien au-delà de la vision simpliste de la pyramide d’A. Maslow et de la soi-disant «loi de la nature». Les êtres humains ont besoin de nourritures terrestres et de nourritures spirituelles.

Nos deux collègues ne se limitent pas à une analyse critique de L’Homme unidimensionnel (H. Marcuse, 1968), ils font œuvre de pédagogie en contribuant à déconstruire les préjugés à l’encontre des pauvres. De ce point de vue, il faut «En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté» (ATD Quart Monde, 2013).

Une réflexion plurielle sur «Richesse et Pauvreté» devrait nous inviter à une analyse critique de nos modes de production et de consommation individualiste, plus généralement sur le gaspillage humain (5 millions de chômeurs en France) et  sur le gaspillage économique, source de pollution et de surexploitation de ressources renouvelables. Par exemple, le renouvellement moyen d’un téléphone portable s’effectue tous les dix-huit à vingt-quatre mois, alors que leur durée de vie est bien plus élevée.

Qu’est-ce qui se joue dans le passage du nomadisme ou sédentarisme? Seule l’ouverture sur la longue durée : ce que vous apprennent les sociétés traditionnelles – et le comparatisme entre les cultures nous permettent d’entrevoir des enjeux de nature anthropologique. Le bio-géographe, J. Diamond, 2013, dans Le monde jusqu’à hier, nous dit ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles comme matériellement pauvres, mais socialement riches.

Dans tout patrimoine à transmettre, il y a une double dimension : quantitative (niveau de vie) et qualitative (mode de vie et style d’existence). Quel est le nombre de mes amis ? Dans un monde de réseaux sociaux, le déficit de liens peut nuire davantage que le déficit de biens.

Pourquoi  l’échec est-il honteux en Occident ? Et l’on pourrait ajouter, pourquoi l’erreur en pédagogie a-t-elle un statut négatif associé au discours sur la dégradation de l’école et la baisse de niveau des élèves, comme l’analyse le didacticien du français, Y. Reuter, 2013.

L’homme de la modernité tardive est désorienté, en perte de repères: «il perd souvent son sens de l’orientation et oublie parfois sa destination».  Au fond nous disent les auteur(e)s, il faut reconsidérer la richesse, interroger notre modèle de développement (durable?), par exemple en sortant de la «mystique de la croissance». D. Méda, 2013, réduite au Produit intérieur brut (PIB) et réorienter les valeurs de notre civilisation, réinventer le travail en quelque sorte comme activité créatrice de l’homme.

La valeur de l’argent est ambivalente, source d’idolâtrie mais aussi potentialité d’énergie et de projets. L’usage de l’argent est un révélateur de nos états d’âme. C’est dans le cadre d’une économie relationnelle qu’il convient d’irriguer une «société heureuse». On pense ici à P. Rabhi, militant de l’agro-écologie, qui s’engage depuis 1961, pour l’apprentissage depuis le plus jeune âge de la coopération, plutôt que de la compétitivité et d’un «retour à la terre» permettant de sortir du cycle infernal producteur-consommateur  du «toujours plus».

Un autre monde est possible, fait de non séparabilité entre les divers modes de la pensée (pensée magique, pensée mythique, pensée religieuse, pensée technique et pensée rationnelle) autrement dit, la nature et le divin. Le chemin vers l’essentiel est un cheminement intérieur. Accéder à l’invisible, c’est pour l’homme  découvrir que «L’Homme a besoin de Dieu, parce que sa condition humaine est précaire et complexe».  Avons-nous besoin de la figure mythique d’un Dieu personnel, création de l’homme, ou de l’idée de dieu pour penser notre condition d’être humain? J.M. Ferry, 2013, déclare que «Nous avons besoin des lumières de la religion»,  mais il précise que l’Europe est sortie des guerres de religion des XVI° et XVII° siècles, au moment où l’on a considéré la séparation des sphères, civile et religieuse. C’est T. Hobbes, au XVII° siècle, qui le premier a soutenu qu’il revient au politique de dire où est la place de la religion.

Différencier  les sphères de l’existence ce n’est pas les rendre étrangères les unes par rapport aux autres. Un homme (ou une femme) accompli (e), est un homme relié en pleine conscience. Parions sur le fait que les crises systémiques que nous connaissons depuis le début des années 2000, contribueront au changement indispensable des mentalités. C’est une œuvre d’éducation, de formation et de culture où les sciences, les techniques ont toute leur place sans exclure la littérature, la poésie, l’amour et l’amitié entre les peuples. On jugera utopique l’horizon d’une «société non économique»: luxe ou nécessité pour la fabrique d’un individu authentiquement humain?

Cet ouvrage à quatre mains est en parfaite cohérence avec notre programme de recherche: S’orienter dans la vie (2012-2013) 900 considérations pour une anthropologie philosophique, historique et culturelle de l’orientation humaine, et il en apporte d’irremplaçables compléments.

Francis DANVERS
Professeur en sciences de l’éducation
UFR DECCID Département des sciences de l’éducation
Laboratoire PROFEOR-CIREL
Lille3
Villeneuve d’Ascq
France

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