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«Amendement de la Constitution de 1987 en Haïti
et politique linguistique nationale:

lettre ouverte au député Jerry Tardieu»

Robert Berrouët-Oriol
Paru dans Le National le 11 octobre2018

Monsieur le député,

La presse haïtienne se fait régulièrement l’écho des travaux de la commission spéciale de la Chambre des députés sur l’amendement de la Constitution de 1987 que vous présidez. Ainsi a-t-elle consigné la présentation des «30 propositions d’amendement de la Constitution pour «refonder la nation» (Le Nouvelliste, 28 août 2018); plus récemment, elle a assuré que le député «Jerry Tardieu s’investit à fond pour l’amendement de la Constitution» (Le National, 3 octobre 2018).

Selon ce que rapporte la presse haïtienne, les propositions de la commission spéciale sur l’amendement de la Constitution de 1987 s’attachent à reconfigurer la nature et le fonctionnement des institutions de l’État à tous les niveaux. Les idées consignées dans les «30 propositions d’amendement de la Constitution pour «refonder la nation annoncent donc un changement de régime politique d’une grande ampleur.

Monsieur le député, en dépit de l’étendue de la révision constitutionnelle annoncée, nombre d’enseignants, de linguistes, de didacticiens et d’administrateurs scolaires ont noté avec inquiétude que les propositions d’amendement envisagées passent sous silence le problème linguistique haïtien ainsi que l’impératif d’une politique linguistique nationale. Pourtant la Constitution de 1987, prenant en compte la réalité de notre patrimoine linguistique bilingue, comprend plusieurs articles relatifs à la question linguistique au pays: «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune: le créole. Le créole et le français sont les langues officielles de la République» (art. 5); et, de manière liée, Obligation est faite à l'État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale» (art. 40).

Ces deux articles de premier plan de la Constitution de 1987 attestent que les rédacteurs de notre loi-mère avaient bien à l’esprit qu’il fallait inscrire, dans ce texte fondateur, une vision et des obligations de nature jurilinguistique. D’ailleurs les constituants de 1987, tel que précisé dans le livre de référence «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» (Berrouët-Oriol et al., Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011), avaient pris soin de rédiger et de faire voter par référendum notre charte fondamentale en créole et en français. La rédaction, également en créole, des « 30 propositions» d’amendement de la Constitution de 1987 pourrait être en amont un signal fort et rassembleur adressé à la nation…

L’absence de proposition relative à la question linguistique haïtienne dans les «30 propositions» d’amendement de la Constitution de 1987 signifie —il ne faut pas se le cacher—, que la commission spéciale de la Chambre des députés est de fait étrangère à la problématique linguistique haïtienne dans son ensemble et singulièrement dans le système éducatif national. En cela, cette commission spéciale se trouve en phase avec l’absence de volonté politique de l’État haïtien d’intervenir dans le domaine linguistique comme je l’ai exposé dans plusieurs articles, notamment dans «L’aménagement du créole et du français en Haïti: modalités de mise en oeuvre par l’État» (Le National, 10 janvier 2018).

Monsieur le député, je soumets à votre appréciation qu’il est impératif que la commission spéciale de la Chambre des députés inscrive à son agenda de travail l’ajout, aux «30 propositions» d’amendement de la Constitution de 1987, d’un amendement spécifique relatif à la problématique linguistique haïtienne.  

PREMIÈRE PROPOSITION: modification de l’article 5 de la Constitution de 1987.

Cet article pourrait se lire comme suit: «Tous les Haïtiens sont unis par une langue commune: le créole. Le créole et le français, les deux langues du patrimoine linguistique d’Haïti, sont les langues officielles de la République. La parité statutaire des deux langues officielles d’Haïti et l’équité des droits linguistiques de tous les locuteurs haïtiens, unilingues créolophones et bilingues créole-français, sont reconnues et doivent figurer dans l’énoncé de politique linguistique nationale de l’État.

Une telle modification de l’article 5 de la Constitution de 1987 s’avère capitale si l’on veut dépasser les rituels annuels et sans lendemain d’une simple «promotion» du créole et, surtout, si l’on entend mettre en œuvre l’aménagement simultané de nos deux langues officielles dans tous les espaces de relations entre l’État et ses administrés, dans l’Administration publique et dans le système éducatif national. Comme vous le savez, Monsieur le député, l’État haïtien ne dispose ni d’un énoncé de politique linguistique nationale ni d’une législation contraignante d’aménagement simultané des deux langues de notre patrimoine linguistique, le créole et le français, et encore moins de règlements d’application d’une telle législation. Il ne dispose pas non plus d’une institution de mise en œuvre d’une politique linguistique nationale, la dernière intervention régalienne de l’État, dans ce champ, remontant à la réforme Bernard de 1979. C’est d’ailleurs au constat d’un tel blocage systémique et au vu de l’absence attestée de l’État dans le champ linguistique que j’ai institué, le 20 avril 2017, un explicite «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti» en conformité avec la Déclaration universelle des droits linguistiques (Barcelone, 1996).

Monsieur le député, je partage avec vous la vision, capitale, selon laquelle les droits linguistiques sont partie intégrante des droits humains fondamentaux (voir mon article «Droits linguistiques et droits humains fondamentaux en Haïti : une même perspective historique», Le National, 11 octobre 2017). On entend par droits linguistiques, dans leur universalité, l’«Ensemble des droits fondamentaux dont disposent les membres d’une communauté linguistique tels que le droit à l’usage privé et public de leur langue, le droit à une présence équitable de leur langue dans les moyens de communication et le droit d’être accueilli dans leur langue dans les organismes officiels» (gouvernement du Québec, Thésaurus de l’action gouvernementale, 2017). L’universalité des droits linguistiques s’entend au sens du «droit à la langue», du «droit à la langue maternelle» et de «l’équité des droits linguistiques». En vertu du principe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs, l’universalité des droits linguistiques consigne (1) le droit d’une communauté linguistique à l’enseignement de sa langue maternelle et de sa culture; (2) le droit d’une communauté de locuteurs à une présence équitable de sa langue maternelle et de sa culture dans les médias et dans l’Administration publique; (3) le droit pour chaque membre d’une communauté linguistique de se voir répondre dans sa propre langue dans ses relations avec les pouvoirs publics et dans les institutions socioéconomiques.

DEUXIÈME PROPOSITION: ajout à l’article 5 de la Constitution de 1987.

Cet ajout pourrait se lire comme suit: «La République d’Haïti reconnaît à tous les locuteurs haïtiens la plénitude de leurs droits linguistiques. L’État concrétise la reconnaissance de ces droits linguistiques dans son énoncé de politique linguistique nationale et par l’adoption d’une législation linguistique contraignante relative à l’aménagement des deux langues officielles».

J’estime essentiel, Monsieur le député, que la commission spéciale de la Chambre des députés élargisse le champ des «30 propositions» d’amendement de la Constitution de 1987 en fournissant des balises jurilinguistiques relatives à l’énoncé de politique linguistique nationale de l’État haïtien. Dans sa remarquable étude «É́laboration et mise en œuvre des politiques linguistiques», le linguiste québécois Louis-Jean Rousseau, spécialiste mondialement reconnu de l’aménagement linguistique, nous enseigne avec hauteur de vue qu’« (…) on entend par «politique linguistique» toute forme de décision prise par un É́tat, par un gouvernement ou par un acteur social reconnu ou faisant autorité, destinée à orienter l’utilisation d’une ou de plusieurs langues sur un «territoire» ( réel ou virtuel ) donné ou à en régler l’usage. La politique linguistique se situe au niveau de la détermination des objectifs généraux visés et elle peut couvrir toutes les catégories d’activité ou de situations de communication existant dans une société. » (Cahiers du Rifal, numéro 26, Bruxelles, décembre 2007.) (L’étude « É́laboration et mise en œuvre des politiques linguistiques » du linguiste Louis-Jean Rousseau est reprise dans mon livre «Plaidoyer pour les droits linguistiques en Haïti», Cidihca et Éditions Zémès, août 2018.)

J’attire votre attention, Monsieur le député, sur le fait que l’aménagement linguistique, situé dans l’aire des prérogatives régaliennes de l’État, est une entreprise hautement politique. Il exige en amont une claire volonté politique de l’État d’intervenir dans le domaine linguistique, volonté politique devant se traduire par (1) l’adoption par l’Exécutif d’un énoncé de politique linguistique d’État; (2) l’adoption par le Parlement d’une législation contraignante d’aménagement des deux langues officielles du pays issue de l’énoncé de politique linguistique d’État, ainsi que des règlements d’application; (3) l’établissement, par l’Exécutif, d’une institution de mise en œuvre de la politique linguistique nationale (voir, là-dessus, mon «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti», Le National, 17 – 18 avril 2017).

TROISIÈME PROPOSITION: ajout à l’article 40 de la Constitution de 1987.

Libellé de départ: «Obligation est faite à l'État de donner publicité par voie de presse parlée, écrite et télévisée, en langues créole et française aux lois, arrêtés, décrets, accords internationaux, traités, conventions, à tout ce qui touche la vie nationale, exception faite pour les informations relevant de la sécurité nationale». Ajout à l’article 40: «Obligation est faite à l'État d’élaborer sa politique linguistique nationale et de créer une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques chargée de la mise en œuvre de la politique linguistique nationale de la République d’Haïti.»

L’énoncé de politique linguistique d’État ouvrant la voie à l’entreprise d’aménagement simultané de nos deux langues officielles est la clé de voûte de l’intervention de l’État dans le champ linguistique. Pareil impératif mérite d’être bien compris par la commission spéciale de la Chambre des députés d’autant plus qu’il existe aujourd’hui, en Haïti, un mini-courant qui entend faire du créole la seule langue officielle du pays à l’exclusion du français affublé de l’étiquette infamante de «langue du colon» (voir mes deux articles: «Faut-il exclure le français de l’aménagement linguistique en Haïti?» (Le National, 30 août 2017); «Le créole, «seule langue officielle» d’Haïti: mirage ou vaine utopie?» (Le National, 7 juin 2018). À contre-courant des affabulations de quelques rares prédicateurs intégristes qui entendent, en excluant le français, faire du créole la seule langue officielle du pays, je partage avec vous, Monsieur le député, l’idée selon laquelle nous devons promouvoir une vision rassembleuse de notre patrimoine linguistique bilingue et de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles (voir là-dessus mon article «Le patrimoine linguistique bilingue d’Haïti: promouvoir une vision rassembleuse», Le National, 24 mai 2018).
 
Je formule le vœu que la commission spéciale de la Chambre des députés sur l’amendement de la Constitution de 1987 inscrive son travail dans la continuité historique des articles 5 et 40 de notre charte fondamentale en fournissant au pays les balises jurilinguistiques dont il a besoin pour mener à bien l’entreprise d’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Il s’agit là d’un enjeu sociétal majeur et l’on en prendra toute la mesure en disposant que c’est de l’énoncé de politique linguistique nationale que proviendra la politique linguistique éducative que l’État est appelé à élaborer (voir à ce sujet mon article «La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national», Le National, 20 septembre 2018).

Veuillez agréer, Monsieur le député, l’assurance de ma considération distinguée.

Robert Berrouët-Oriol

 boule

Viré monté