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Système éducatif haïtien: retour sur l’aménagement linguistique en salle de classe

Robert Berrouët-Oriol

Montréal, le 4 octobre 2017

L’aménagement du créole et du français dans le système éducatif haïtien devra être une composante de premier plan dans la future politique d’aménagement linguistique à l’échelle nationale. Pour en prendre la mesure, il suffit de rappeler le nombre élevé d’élèves scolarisés principalement en français alors même qu’en majorité ils sont unilingues créolophones dans l’École haïtienne: selon l’Unicef «Le système éducatif haïtien accueille 2'691 759 élèves dans 15'682 écoles. Alors que le secteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1'420 écoles publiques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2'152 796) dans 91% des écoles (14'262 écoles non publiques)» [Unicef, «L’éducation fondamentale pour tous»].

La réalité de l’aménagement linguistique dans le système scolaire haïtien a fait l’objet de plusieurs études, générale et sectorielles. La plus «récente», en une démarche globale, est «L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche» (Ateliers de Grafopub, 2000) [voir Fortenel Thélusma: «Analyse d’une étude commanditée par le MENJS en 1999: «Aménagement linguistique en salle de classe», juillet 2017]. Dix-sept ans après sa parution, les recommandations de ce rapport de recherche, demeurées sans suites connues du public, sont d’une radicale actualité. Elles visaient en effet (1) «la construction d’un consensus social autour du choix d’une politique linguistique scolaire; (2) l’opérationnalisation de la politique linguistique dans l’appareil éducatif; (3) la redéfinition des curricula des langues ou leur réaménagement; (4) l’établissement des plans-programme de formation des maîtres en matière de didactique des langues». Alors même qu’aucune suite n’a été publiquement donnée à ce rapport de recherche, une importante activité du ministère de l’Éducation a eu lieu en décembre 2015, à savoir «Un atelier de travail sur l’aménagement linguistique». Là encore, les hypothétiques résultats de cette activité ne sont pas connus du public: aucun bilan officiel n’a été diffusé sur le site du ministère de l’Éducation nationale et IL EST QUASIMENT IMPOSSIBLE DE SAVOIR, EN 2017, SI CE MINISTÈRE A LA VOLONTÉ SINON LE SOUCI D’ÉTABLIR UNE VÉRITABLE POLITIQUE LINGUISTIQUE SCOLAIRE –la plus «récente» remonte à la réforme Bernard de 1979… Le seul mince indice public dont on dispose à ce chapitre est la déclaration d’avril 2017 de Pierre-Josué Agénor Cadet, l’actuel titulaire du ministère de l’Éducation nationale, relative à la mise en œuvre des «26 points de sa feuille de route», consistant notamment à «Entreprendre des politiques d'aménagement éducatif et linguistique, en vue de parvenir à un bilinguisme créole/français équilibré, et de promouvoir le multilinguisme dans le pays» (voir Robert Berrouët-Oriol: «Plaidoyer pour la création d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti», Le National, 17 avril 2017). S’il y a lieu d’émettre de fortes réserves sur la controversée notion de «bilinguisme équilibré» dans la configuration sociolinguistique d’Haïti, il faut également rappeler que le ministère de l’Éducation nous a habitués ces dernières années à la passation d’accords cosmétiques sans prise aucune sur le système éducatif national (voir Robert Berrouët-Oriol: «Accord du 8 juillet 2015 - Du défaut originel de vision à l’Académie du créole haïtien et au ministère de l’Éducation nationale», 15 juillet 2015).

Sur un registre similaire, la réalité linguistique en salle de classe a été abordée de manière sectorielle par plusieurs chercheurs. On (re)lira avec profit «La situation de l’enseignement du français à l’Université d’État d’Haïti», par Govain R. et Mimy H. (2006); «L'état des lieux du créole dans les établissements scolaires en Haïti», par Renauld Govain (2014), ainsi que «Le problème de l’usage scolaire d’une langue qui n’est pas parlée à la maison: le créole haïtien et la langue française dans l’enseignement haïtien», texte du linguiste Benjamin Hebblethwaite et du philosophe Michel Weber daté de 2012. Nous avons analysé ces études en décembre 2014 dans l’article «Le droit à la langue maternelle: retour sur les langues d’enseignement en Haïti».

Cette problématique a été amplement diagnostiquée par nombre d’experts, entre autres par le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation) dans le document intitulé «Façonnons l’avenir» de mars 2009 (voir «Les 33 recommandations du GTEF» et son rapport synthèse «Pour un pacte national pour l’éducation en Haïti» d’août 2010). Celui-ci traite de la problématique de «L’enseignement des langues» (p. 148); il précise l’objectif d’ «apprendre dans sa langue maternelle et [de] maitriser les deux langues officielles du pays (p. 173). Il cible également «la demande (…) que l’École fondamentale habilite l’enfant, dès la fin de la scolarité obligatoire, à être fonctionnel dans les deux langues officielles du pays».

S’il est attesté que le non aménagement du créole et du français dans le système éducatif haïtien est, en 2017, une réalité relativement bien connue; s’il est vrai qu’en majorité les enseignants appellent de leurs vœux l’aménagement simultané du créole et du français en salle de classe, il n’est pas forcément évident que les freins systémiques et systématiques d’une telle entreprise soient bien compris et correctement situés.

1.- Méconnaissance de la vision des droits linguistiques de tous les Haïtiens

Les droits linguistiques de tous les Haïtiens, partie intégrante du grand ensemble des droits humains fondamentaux dans la construction d’un État de droit post-duvaliériste en Haïti, sont constitutifs d’une neuve vision de la question linguistique au pays. Cette neuve vision est étayée pour la première fois au pays dans le livre collectif «L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions» (Cidihca et Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Elle est également articulée dans plusieurs autres publications, notamment dans notre «Plaidoyer pour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti» (mai 2014) et dans notre texte «Les grands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021)» (7 février 2017), textes dans lesquels nous posons clairement l’exigence de l’adoption d’une future politique linguistique d’État. Pareille méconnaissance des droits linguistiques de tous les Haïtiens conduit à l’immobilisme sinon à la sous-culture du statu quo tant à l’échelle du ministère de l’Éducation qu’à celle de la société dans son ensemble. Elle induit également des défauts de vision et des dérives dommageables comme on l’a vu lors de l’apparition, sous la plume de l’ONG Académie créole, de pseudo «droits linguistiques» spécifiques aux enfants (voir Robert Berrouët-Oriol: «Les «droits linguistiques des enfants» en Haïti: mal-vision et aberration conceptuelle», Le National, 18 septembre 2016).

2.- Déficit de vision et absence de volonté politique, en 2017, au ministère de l’Éducation nationale quant à l’exigence de l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif haïtien

Paru dans Le National le 27 août 2017, notre article «L’État haïtien et la question linguistique: timides mutations, grands défis» retrace de manière synthétique les timides et inabouties interventions de l’État dans le champ linguistique en Haïti de 1804 à nos jours. Il ressort de cet arpentage que l’État haïtien, et singulièrement le ministère de l’Éducation nationale, accusent un lourd déficit de vision et une dommageable absence de volonté politique quant à l’exigence de l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national. Selon le mot d’un enseignant haïtien de carrière, le ministère de l’Éducation nationale s’apparente à un Titanic sans gouvernail voguant à vue, au coup par coup, sur la mer déchainée des priorités nationales dont l’éducation est de fait exclue. Par-delà les discours et mesures cosmétiques infligés au pays, entre autres, par l’administration tèt kale de l’éducation ces dernières années, une constante demeure depuis la promulgation de la Constitution de 1987: les faibles budgets alloués à l’Éducation nationale traduisent bien à la fois un lourd déficit de vision et une dommageable absence de volonté politique quant à l’exigence de l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif haïtien. À cela s’ajoute la faible gouvernance d’un ministère de l’Éducation, lui-même tributaire de l’aide internationale dans bien des dossiers, et qui ne contrôle que 20% d’un système financé et administré à 80% par le secteur privé national et international.

Le lourd déficit de vision au ministère de l’Éducation et la dommageable absence de volonté politique de l’État sont repérables sous plusieurs angles (voir les textes de Charles Tardieu: «Le Psugo, une des plus grandes arnaques de l’histoire de l’éducation en Haïti» (juin 2016), et «Haïti: Le défi de l’éducation – Un déni d’éducation» (mai 2017). Reste à savoir comment sortir du cul-de-sac de l’immobilisme et du déficit de vision au ministère de l’Éducation nationale sur l’épineuse question de l’aménagement linguistique en salle de classe.

L’aménagement linguistique étant une question hautement politique, l'une des pistes à envisager serait la mobilisation concertée des organisations des droits humains appelées à s’emparer de la question linguistique et à intégrer effectivement les droits linguistiques au titre d’un droit humain fondamental. Cette option mérite d’être soumise à la réflexion et au débat public. Nous y reviendrons.

 boule

Viré monté