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Un «Plan décennal d’éducation et de formation 2018–2028»
 en Haïti dénué d’une véritable politique
linguistique éducative

Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 31 octobre 2018

Le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» n’est presque plus un document… confidentiel: au terme d’une patiente recherche, nous disposons désormais d’un exemplaire de ce document qui, faut-il le souligner, ne figure pas encore sur le site officiel du ministère de l’Éducation d’Haïti. 

Le document porte l’en-tête du ministère de l’Éducation et de la formation professionnelle; il s’intitule précisément «Plan décennal d’éducation et de formation (PDEF) octobre 2018 septembre 2028» et consigne le surtitre «Planifier l’éducation, préparer le futur», ainsi que sa date d’émission, à savoir octobre 2018.

Ce document de 96 pages comprend 4 chapitres:

Le chapitre I consigne les «contexte et justification» du «plan»; le chapitre II, le «plan 2017-2027», comprend une «analyse de la situation», les «orientations stratégiques» du ministère de l’Éducation, «les cibles pour l’horizon 2027», ainsi que les «interventions» programmées; le chapitre III énumère la «stratégie de mise en œuvre», le «dispositif organisationnel», les «modalités de suivi», les «modalités d’évaluation» et la «stratégie d’information et de communication»; quant à lui le chapitre IV aborde les «coûts et stratégies de finacement du Plan décennal d’éducation et de formation».

Le présent article n’est pas une analyse exhaustive du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028». Nous en faisons l’examen attentif sous l’angle particulier de la politique linguistique éducative en Haïti.

Les questions qu’il faut en amont se poser sont les suivantes: le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028», qui entend structurer l’enseignement primaire, secondaire, professionnel et universitaire en Haïti sur une période de dix ans, est-il porteur d’une vision de l’aménagement linguistique en salle de classe? De manière plus structurelle, ce «Plan décennal…» consigne-t-il les balises théoriques et programmatiques de la future politique linguistique éducative d’Haïti?

Pour répondre adéquatement à ces deux questions, il importe d’examiner d’abord les «Orientations stratégiques» du ministère de l’Éducation consignées dans le «Plan décennal...»: (…) «le Plan 2018-2028 se fonde donc sur une double approche systémique, par le fait de toucher tous les segments du système scolaire, et stratégique par le choix des axes prioritaires d’intervention établis pour orienter ses actions. En effet, trois axes d’interventions sont ciblés: l’accès dans l’équité, la qualité dans l’équité et la gouvernance. Pour chacun de ces axes, des programmes spécifiques sont identifiés de manière à toucher les sept segments clés du système éducatif haïtien à savoir: la petite enfance, le préscolaire, le fondamental, le secondaire, la formation technique et professionnelle, l’enseignement supérieur et la recherche, l’éducation non formelle et l’alphabétisation.» («Plan décennal…» p. 22)

Premier constat: les «Orientations stratégiques» du ministère de l’Éducation nationale ne formulent pas le projet spécifique de l’aménagement linguistique dans le système éducatif national. Ainsi, au niveau des «Orientations stratégiques» du «Plan décennal…», la question linguistique dans l’enseignement ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier: comme on le verra plus loin dans cet article, la question de l’aménagement linguistique dans les programmes et en salle de classe est disséminée dans des considérations générales du document… Ce premier constat illustre le fait que le ministère de l’Éducation nationale n’est que peu préoccupé par la dimension linguistique de l’enseignement en Haïti. Il s’est ainsi révélé incapable, dans un document de 96 pages préparé par des spécialistes en éducation, d’analyser et de proposer une vision articulée de la question linguistique haïtienne dans ses rapports étroits avec l’enseignement au pays, tous cycles confondus. Ce déficit de vision est une lacune de premier plan et conforte également les craintes que nous avons déjà formulées dans l’article «Plan décennal d’éducation et de formation» en Haïti: inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national» (Le National, 19 janvier 2018).

Deuxième constat: les «Orientations stratégiques» du ministère de l’Éducation nationale ne font nullement référence à la nécessité d’une véritable politique linguistique éducative en Haïti. Il est à ce titre symptomatique de noter que, parmi les documents consultés par les rédacteurs du «Plan décennal…» (p. 87 et ss), ne figure pas l’étude commandée par le ministère de l’Éducation nationale, «L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche  (éditions Ateliers de Grafopub, 2000, 272 pages). Au plan linguistique, voici ce que consigne très chichement, il faut le souligner, les «Orientations stratégiques» du «Plan décennal…»: «En résumé, au cours des dix années du plan décennal (2018-2028), de nombreuses actions seront entreprises pour (…) notamment «Renforcer le statut du créole en tant que langue d’enseignement et langue enseignée dans le processus enseignement/apprentissage à tous les niveaux du système éducatif haïtien» («Plan décennal…» p. 28). Et «Pour ce qui concerne la qualité dans l’équité», il s’agira entre autres de «Promouvoir un enseignement de qualité de l’anglais et de l’espagnol à tous les niveaux du système éducatif.» («Plan décennal…» p. 26)

En ce qui a trait à l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif national, le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» consigne la généralité suivante: «Le créole, langue maternelle qui lie tous les Haïtiens, n’occupe pas encore la place qu’il mérite dans le processus d’élaboration et de mise en œuvre des différents instruments servant à orienter et gérer les affaires du pays. On ne le retrouve pas assez dans les stratégies développées pour produire et transmettre des connaissances et développer des savoirs et compétences nécessaires, pour bâtir la cohésion sociale (…)» («Plan décennal…» p. 7) 

Toujours en ce qui a trait à l’aménagement des deux langues officielles dans le système éducatif national,  le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» consigne également que «Dans le prolongement de la Réforme Bernard, le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien. Le français, en tant que langue seconde, sera introduit comme langue enseignée dès la 1ère année fondamentale dans sa forme orale et progressivement sous toutes ses formes dans les autres années suivant la progression définie dans les programmes d’études développés, et utilisé comme langue d’enseignement dès le 2e cycle fondamental.» («Plan décennal…» p. 26)

De manière objective, ce qui précède constitue une avancée et illustre bien le fait que le plaidoyer des linguistes aménagistes et de nombre d’enseignants fait lentement son chemin parmi les décideurs du système éducatif national. S’il est avéré, comme on le voit à la lecture des  Orientations stratégique» du ministère de l’Éducation nationale, que le «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028» est dénué d’une véritable politique linguistique éducative, il est juste de constater qu’une avancée se dessine quant à l’aménagement de nos deux langues officielles dans le système éducatif national. L’orientation timidement exposée dans le «Plan décennal…» en ce qui concerne l’aménagement du créole et du français est juste en son princip: le principal acquis s’énonce à dessein, qui pose que «le créole sera obligatoire et utilisé comme langue d’enseignement au 1e cycle du fondamental et langue enseignée à tous les niveaux du système éducatif haïtien.» Là où le principe évoqué est relativement faible, c’est à constater que les rédacteurs du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028  n’ont pas su clairement formuler les bases théoriques et programmatiques d’une véritable politique linguistique éducative nationale. En cela ils sont en phase avec le déficit de leadership de l’État haïtien dans le domaine de l’aménagement simultané de nos deux langues officielles. Quels sont du reste les mécanismes d’application et de vérification de l’obligation de l’utilisation du créole «(…) à tous les niveaux du système éducatif haïtien»? En quoi cette salutaire contrainte définit-elle une politique linguistique éducative? Comment le ministère de l’Éducation compte-t-il mettre en œuvre cette orientation linguistique majeure alors même que le système éducatif national n’est contrôlé qu’à hauteur de 20 % par l’État, face au secteur privé qui finance et administre 80 % de l’offre scolaire?

À l’aune du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028», le ministère de l’Éducation nationale n’a pas su non plus saisir l’occasion de formuler la vision d’une incontournable refondation de l’École haïtienne conforme à l’équité des droits linguistiques (voir à ce sujet nos articles «La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national» (Le National, 20 septembre 2018), et «Politique linguistique nationale et politique linguistique éducative en Haïti: une nécessaire convergence historique» (Le National, 30 novembre 2017). C’est certainement dans le déficit de vision quant à la refondation de l’École haïtienne que réside la seconde grande lacune du «Plan décennal…».

Il y a lieu de rappeler, une fois de plus, que dans le secteur éducatif nous n’en sommes pas au premier «plan» ni à la première «réforme»: le pays a connu le PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997); la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008); le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009- 2010) et le Plan opérationnel 2010- 2015. Le bilan méthodique de ces différents «plans» reste à faire…

L’incontournable refondation de l’École haïtienne fondée sur l’équité des droits linguistiques aurait dû être au fondement du «Plan décennal d’éducation et de formation 2018 – 2028». Nous l’avons clairement exposé dans notre article «La politique linguistique éducative doit être, en Haïti, au cœur de la refondation du système éducatif national» (Le National, 20 septembre 2018): «Encore une fois, la question de fond doit être posée: faut-il aujourd’hui rénover, redresser, réformer ou refonder le système éducatif national? En une clairvoyante communauté de vue avec nos meilleurs spécialistes de l’éducation, pareille question a été évoquée après le séisme de 2010 par l’Envoyée spéciale en Haïti de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) Michaëlle Jean. Elle avait défendu, devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), «la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme «une urgence», à placer «en haut de la liste des priorités» («Haïti: l’Envoyée de l’Unesco défend une refondation du système éducatif», Centre d’actualités de l’ONU, 15 février 2011). Lors Michaëlle Jean plaidait pour la meilleure orientation qu’aurait pu prendre l’État haïtien quant à l’avenir du système éducatif national. Rien n’y fit. De 2010 à 2018, l’État haïtien s’est employé à faire du neuf avec du vieux, poursuivant, muni d’ornières, la politique du statu quo couplée à des initiatives ponctuelles de rénovation à l’identique d’un système éducatif réputé obsolète.»

Il faut rappeler qu’«une politique linguistique éducative correspond à la composante particulière d’une politique linguistique [nationale] dont le domaine d’application concerne spécifiquement l’enseignement des langues», la didactique des langues, le statut et les fonctions des langues officielles dans le système éducatif, ainsi que l’ensemble des directives administratives ciblant l’application de l’énoncé de la politique linguistique éducative (Revue des étudiants en linguistique du Québec: RELQ/QSJL, vol 1 no 2, printemps 2006). La politique linguistique éducative recouvre donc la vision linguistique et l’ensemble des moyens institutionnels mis en oeuvre par l’État dans ses interventions de nature linguistique dans le champ éducatif. 

Robert Berrouët-Oriol

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