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Une traduction en créole martiniquais
du premier chapitre de

L’Enfant, de Jules Vallès

par J-P. Arsaye

 

En pdf ici.

 

 

 

 

 

 

L’Enfant

Introduction

En effectuant ce travail de traduction en créole de L’Enfant, roman de Jules Vallès, écrivain français du IXème siècle, j’ai gardé, avec on œil plus expérimenté, le même objectif qu’en traduisant dans cette même langue des nouvelles de Guy de Maupassant: contribuer (modestement) à l’accession du créole à la souveraineté scripturale. En effet, on ne rappellera jamais assez le rôle déterminant qu’à pu jouer cette activité dans le passage de divers langues européennes du rang de langues vulgaires à celui de langues prestigieuses.

S’agissant de la présente traduction, j’ai cherché à être le plus fidèle possible au texte de départ et de donner le maximum de lisibilité1 au texte d’arrivée. Pour ce faire, j’ai tenté d’adopter les grands principes de la traduction interprétative2, tels que les ont défini Danika Séleskovith et Marianne Lederer.

Cependant, cette traduction ne manquera pas, aux yeux de certains, de paraître trop littérale. Aussi, dans une perspective didactique, me suis-je efforcé, à travers de nombreuses notes placées en fin de document, d’expliquer ma démarche traductive en indiquant les difficultés que j’ai rencontrées et les solutions que j’ai utilisées. Car, selon moi, c’est surtout le caractère inédit de ces solutions, lesquelles doivent être adoptées dans le respect (dans la mesure du possible) de la langue-source, qui est propre à enrichir la langue-cible.

Enfin, une rétro-traduction, effectuée selon les mêmes principes, devrait permettre d’aboutir à un texte le plus proche possible, stylistiquement parlant, du texte de Vallès.

Jean-Pierre Arsaye

  1. Je parle de lisibilité aussi bien sur le plan graphique que sur le plan sémantique.
     
  2. La traduction interprétative.

Extrait

Ma mère1

(texte original)

Ai-je été nourri par ma mère? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit; je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisoté; j’aiété beaucoup fouetté.

Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins; quand elle n’a pas le temps le matin, c’est pour midi, rarement plus tard que quatre heures.

Mlle Balandreau m’y met du suif.

C’est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure au-dessous de nous. D’abord elle était contente: comme elle n’a pas d’horloge, ça lui donnait l’heure. «Vlin! Vlan! Zon! Zon! — voilà le petit Chose qu’on fouette; il est temps de faire mon café au lait.»

Mais un jour que j’avais levé mon pan, parce que ça me cuisait trop, et que je prenais l’air entre deux portes, elle m’a vu; mon derrière lui a fait pitié.

Elle voulait d’abord le montrer à tout le monde, ameuter les voisins autour; mais elle a pensé que ce n’était pas le moyen de le sauver, et elle a inventé autre chose.

Lorsqu’elle entend ma mère me dire: «Jacques, je vais te fouetter!

— Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais faire ça pour vous.

— Oh! chère demoiselle, vous êtes trop bonne!»

Mlle Balandreau m’emmène; mais, au lieu de me fouetter, elle frappe dans ses mains; moi, je crie. Ma mère remercie, le soir, sa remplaçante.

«A votre service», répond la brave fille, en me glissant un bonbon en cachette.

Mon premier souvenir date donc d’une fessée.

Mon second est plein d’étonnement et de larmes.

Lamatè-mwen1

(traduction en créole martiniquais)

Es sé lamatè-mwen ki nouri mwen2? Es sé an fanm-kanpany ki ba mwen let-li? Man pa sav. Kisiswa manmel-la man mòdé a, man pa ka sonjé man risivwè an sel kares antan man té toupiti; pèsonn pa janmen dowloté mwen, tapoté mwen oben ba mwen ti bo3; yo ba mwen tibren kout fwet.

Lamatè-mwen ka di fok pa gaté timanmay, ek i ka ba mwen kout fwet tou lé maten; lè i pa ni tan lé maten, sé pou anmidi, rarman pli ta ki katrè.

Manzè Balandreau4 ka mété swif anlè lapomwen.

Sé an bon viéfi ki ni senkantan. I ka rété anba lakay-nou. Déjà-pou-yonn i té kontan: kon i pa ni lowloj, sa té ka di’y ki lè i yé. «Vlen! Vlan! Zon! Zon! — Mi Ti Bagay-la yo ka ba kout fwet; za lè pou man fè kafé-o-let5 mwen.»

Men an jou éti man té lévé pan-mwen, davwè sa té ka brilé mwen twop, ek man té ka pran lè ant dé lapot, i wè mwen; lapo-fes mwen fè’y lapenn.

I té lé koumansé montré tout moun li, rélé tout vwazen oliwon-nou; men i katjilé ki sa pa té bon manniè a pou sové’y, ek i kabéché an lot bagay.

Lè i tann lamatè-mwen di mwen kon sa:«Jacques, man ké ba’w fwet6!

— Man Vingtras, pa ba kò’w travay-tala, man ké fè sa ba’w.

— A7! Ti manzel, chè, ou two jantiy!»

Manzè Balandreau ka mennen mwen, men olié i ba mwen fwet, i ka frapé dé lamen’y; mwen, man ka kriyé. Lamatè-mwen, oswè, ka rimèsié’y.

«Sé nou menm»8, fi-a ka réponn, toupannan i ka ba mwen an bonbon anba-fey.

Kidonk prèmié souvinans-mwen sé an volé.

Déziem-la plen létonnman ek lapléré.

Notes

  1. J’ai préféré utiliser le mot lamatè plutôt que manman, le premier terme correspondant davantage à «mère» que le second dont l’équivalent français «maman» n’est que rarement utilisé par Vallès bien qu’appartenant au langage enfantin.
     
  2. S’il existe en créole acrolectal, le passif agentif n’est pas usité en créole basilectal.
     
  3. Pour garder l’allitération en «té», il eût été préférable d’utiliser un terme équivalent à «baisoté» plutôt qu’une périphrase.
     
  4. J’ai fait le choix de conserver les noms propres tel quel plutôt que de les créoliser.
     
  5. Il m’a paru préférable d’écrire kafé o let plutôt que kafé o lé comme le prononcent les locuteurs créolophones. Nous pouvons très bien concevoir que let puisse se prononcer lé (comme en français «clef» se prononce avec amuïssement de la lettre f). Je me suis soucié de ne pas aller à l’encontre de l’idée d’autonomisation de la langue créole.
     
  6. Une autre occurrence aurait pu être Jacques, man ké vwéyé fwet anlè’w!
     
  7. En l’état actuel des choses, on chercherait vainement dans les dictionnaires créoles existant les équivalents créoles d’interjections telles que «Oh!» (qui marque la surprise ou l’indignation) et «Ah!» (qui sert à accentuer l’expression d’un sentiment). Précisons que l’interjection créole o! signifie «hé» ou «hé la!» et exprime une interpellation ne saurait convenir pour traduire «Oh!»
     
  8. Nous sommes ici en présence de ce qui, selon Vinay et Darbelnet, relève de la métalinguistique qu’ils définissent comme étant «l’ensemble des rapports qui unissent les faits sociaux, culturels et psychologiques aux structures linguistiques» (1977 : 259). Aussi des expressions comme «À votre service» qui touchent à l’usage, ne peuvent guère être traduites de manière littérale dans une autre langue. La solution idéale consiste à trouver leur équivalent le plus proche dans la langue traduisante.

boule

 Viré monté