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ESPACE CRÉOLE, n°3, 1978, pp. 41-48
REVUE DU GEREC (Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone)
Publiée par le Centre Universitaire Antilles Guyane

L’idéologie de la débrouillardise dans les contes antillais
Analyse de deux personnages-clé du conte de veillée aux Antilles de colonisation française

Ina CESAIRE
(Université de Paris X – Nanterre)

Comme tous les contes traditionnels, le conte antillais est le reflet des conditions sociales qui ont permis son apparition, puis sa perpétuation.

On ne saurait s’étonner que chacun des personnages du conte antillais propose la représentation d’un type psychologique ou d’un membre de la hiérarchie sociale coloniale.

L’étude de deux des principaux héros du conte antillais, Compère Lapin et Ti-Jean, dont le premier a donné naissance à un cycle très populaire et le second à une véritable chanson de geste, permet de vérifier ces deux propositions.

Le cycle du Lapin antillais

Compè Lapin et Compè Tigre
Compè Lapin et Compè Tigre par .

On a voulu voir dans le Lapin antillais l’héritier du Renard du «Roman de Renart».Sans vouloir arbitrairement «africaniser» le conte antillais, nous considérons, textes à l’appui, que le thème originel est issu d’Afrique.

Il est indéniable que l’on retrouve dans le Renart médiéval et dans son faire-valoir Ysengrin de nombreux traits rappelant la psychologie du personnage antillais, mais c’est une autre évidence que nous pourrions retrouver ces traits dans les contes de la plupart des cultures.

Le thème de la ruse et de la finesse opposées à la force brutale est un thème universel, souvent transposé, dans le conte au niveau animal.

Dans le fond comme dans la forme, ce qu’on a appelé «le cycle du Lapin» aux Antilles est bien la représentation transplantée dans la société antillaise, du cycle africain du Lièvre et de l’Hyène.

En voici une preuve évidente Haïti oppose deux personnages, Malice (le malin) et Bouki (le balourd). Or, chez les Bantous, le personnage ridicule se nomme «Bouki-L’Hyène».

Par ailleurs, en Guadeloupe, le personnage (qui n’est jamais décrit physiquement, comme le Bouki haïtien) opposé au Lapin se nomme Compère Zamba. Or, Zamba-l’Eléphant est un personnage du conte des forêts congolaises.

Mais il ne faut pas tomber dans l’assez vaine querelle de l’origine du conte.

Ce qui est beaucoup plus important, c’est qu’il s’agit désormais, en Martinique et en Guadeloupe, de contes purement antillais, liés de façon indissoluble à la société et à la culture qui les a «re-créés».

Et, nous l’avons dit, toutes les cultures qui, par le biais de l’oralité prônent la victoire du faible-rusé sur le fort-stupide tentent ainsi d’exprimer leurs tensions sociales. Ainsi Renart exprimait-il la juste revanche du bourgeois et du paysan contre le Seigneur tout puissant de la France du Moyen-Age. Cela n’a échappé à aucun analyste.

La lutte opposant le lièvre africain à l’hyène exprime les tensions de la société traditionnelle en même temps que l’opposition Nature/Culture, l’organisation de l’homme dans le village s’opposant au caractère indompté et incontrôlable de la brousse, bref, l’opposition de l’intelligence et de l’instinct.

Rien d’étonnant à cela. La société traditionnelle africaine étant organisée dans le but avoué d’harmoniser les relations sociales, le conte exprimera bien davantage les contradictions politiques et sociales (qui n’en sont cependant pas absentes).

Aux Antilles, par contre, dans ces sociétés serviles puis dominées par l’impérialisme, mais toujours coloniales, le second aspect réapparaît avec force, sans laisser pour autant dans l’ombre les rapports psychologiques.

Dans Peaux noires, Masques blancs, Frantz Fanon note: «... On a reconnu assez facilement le noir sous la livrée extraordinairement ironique et méfiante du Lapin».

Nous dirions, nous permettant de compléter la pensée de Fanon, que si le Lapin antillais est bien la représentation de l’un des caractères psychologiques du nègre antillais, il n’en est pas la seule. La plupart des autres animaux du symbolique «bestiaire» du conte antillais représentent également le Martiniquais ou le Guadeloupéen, et leur foisonnement est clairement destiné à traduire la multiplicité des attitudes face à l’agression sociale que fut le colonialisme, servile ou capitaliste. Ainsi, Lapin exprimera-t-il la juste revanche du faible, du démuni sur le possédant.

Nous avons pu remarquer que Lapin refuse la loi commune du travail. Il faut à ce sujet se souvenir de la période couvrant la fin de l’esclavage, et des nègres refusant de reprendre ce qu’ils considéraient alors comme de «l’esclavage salarié». C’est que le travail a si longtemps été lié, aux Antilles, à la notion d’esclavage, qu’il demeure, tant au niveau du conte ancestral qu’à d’autres niveaux, plus quotidiens, entaché de l’idée d’humiliation.

En système esclavagiste, ne pas travailler, c’est être libre. Dans tous les contes, sans que ce fait soit jamais signifié de façon explicite, Lapin va défendre sa liberté contre «les interdictions, les principes réguliers, les obligations, les étiquettes qui sont autant de chaînes pour l’esclave» (cf. code de l’esclavage, puis code du travail calqué sur le premier). Un conte dont le thème est fréquemment attesté aux Antilles et en Guyane relate la façon dont Lapin réussit à déjouer la surveillance des gardes-moutons du Roi, qui interdisent l’accès à la seule fontaine de la région. Excellent musicien, il se met à jouer un rythme endiablé sur son violon. En entendant la musique, les moutons oublient les ordres reçus, abandonnent leur garde et se mettent à danser frénétiquement.

Les esclaves ressentent la musique comme un chant de liberté. La musique est toujours, aux Antilles, une sorte de revanche de l’esclave, puis de l’ouvrier agricole, contre la loi du maître; l’improvisation s’élève contre le cadre rigide des horaires et des travaux réglés. Il est à signaler que Lapin ne joue jamais du tambour, mais seulement du violon ou de la guitare.

Nous savons que Crapaud, représentant le paysan antillais, est le seul détenteur du tambour. Lapin, lui, est un mulâtre qui se sert de son violon avec l’ambiguïté qui le caractérise : il se moque des faibles et ridiculise les puissants.

Lapin est parallèlement souvent décrit comme le maître du jeu et du hasard. Dès qu’il joue aux dés, au «serbi», il gagne. Il commande au hasard, seul élément que les propriétaires d’esclaves, maîtres de la loi régulière, n’ont jamais pu enchaîner. C’est dans cette optique que le hasard devient ici un instrument de liberté.

Il joue très nettement le rôle d’opposant à la culture quadrillée, figée, imposée par les maîtres et subie, à corps défendant, par la majorité des esclaves (tandis que Crapaud demeurera le symbole de la révolte active).

Lapin, utilisant les faiblesses de ses adversaires, réussira à exacerber les contradictions qui opposent les riches propriétaires.

Dans le conte «Baleine et Eléphant», les gros animaux vaniteux, liés entre eux par le Compère, représentent les puissants pris à leur propre piège, les esclavagistes pris au piège de l’esclavage. C’est le maître qui se trouve enchaîné par le carcan qu’il a lui-même élaboré.

Il ne faut jamais oublier, quand on analyse un conte antillais, que la plupart d’entre eux ont été créés au temps de l’esclavage, et qu’ils représentent une réaction, une défense masquée contre les maîtres.

Lapin, en refusant l’esclavage, cristallise en partie le désir de libération des esclaves, mais son mépris de la masse servile lui permet d’accepter le rôle de «commandeur», même s’il ne feint d’accepter cette tâche que pour se moquer du béké.

On ne trouvera jamais Crapaud commandeur. Crapaud refuse, conteste, se bat et… meurt.

Dans la tradition psychologique de ces îles traumatisées par l’esclavage, ce n’est pas la victoire qui vient récompenser la lutte et le courage (cette conception est malheureusement entérinée par les faits historiques: répressions atroces, lors des mutineries sous l’esclavage et meetings sanglants, encore à l’heure actuelle). Il faut noter que la tradition orale, de façon significative, a choisi le crapaud, animal unanimement méprisé et réputé pour ses disgrâces, pour symboliser l’aspiration à la liberté sous sa forme la plus noble.

Lapin, pervers, ambigu et révélateur des contradictions de classe, deviendra le véritable héros d’une psychologie où la ruse a connu plus de réussite flagrante que le courage ou la révolte.

Le personnage du Compère trouve un alter-ego humain dans le populaire héros de la tradition orale antillaise: Ti-Jean.

La «Geste» de Ti-Jean

Ti-Jean l’horizon
Ti-Jean l'orizon, photo faite en août 2005 du feuilleton du journal LA PAIX.

Le personnage de Ti-Jean semble être un héros plus «moderne» que celui de Compère Lapin. Nous disons bien «semble», car il est quasiment impossible de dater un conte.

Les nombreux récits qui relatent les hauts faits de ce personnage le mettent souvent en opposition avec son frère aîné (Grand-Jean), son faire-valoir et son opposé complet.

Au début de tous les contes qui le concernent, le héros est un enfant (parfois même, il vient tout juste de naître) dans une situation tragique (misère ou mort des parents). A la fin, il deviendra un adulte riche et respecté.

Il y parviendra grâce à des moyens peu classiques: le vol, l’escroquerie, l’ingratitude, l’insolence, le crime. Ti-Jean est une sorte d’anti-héros, à l’opposé de son frère qui apparaît comme un brave benêt qui applique la stricte observance des règles sociales.

Or, c’est bien Ti-Jean, malgré toutes ses exactions, que le conte rend sympathique.

Souvent, d’ailleurs, le frère obéissant aux normes disparaît au cours du conte sans que personne ne se demande ce qu’il est devenu.

C’est que l’attitude agressive de Ti-Jean est vue comme une attitude positive, car Ti-Jean n’est gratuitement méchant qu’apparemment. Son attitude n’est qu’une réaction, parfois illogique, à une agression de base qui est tout simplement l’agression du destin traduite par sa condition misérable.

Loin de se contenter du peu qu’il a trouvé à sa naissance, comme son frère, il le détruit volontairement, craignant, semble-t-il, de s’abandonner sans lutter au sort tout tracé qui devrait être le sien: un sort de misère.

Le départ et le voyage jouent un rôle considérable dans les contes où intervient Ti-Jean. C’est en fuyant le lieu où il a souffert que le héros se dégage à la fois de la misère et de l’enfance.

Souvent, dans les contes, la fuite hors de ce monde réel l’entraînera dans le monde du merveilleux, «celui — dit le conte — où les animaux parlent, où les chiens jappent à l’envers, où les vieilles femmes mettent leur tête sur leurs genoux pour se coiffer».

Cette insertion dans le monde du merveilleux n’est pas systématique, mais elle est fort courante1. Le monde du merveilleux, c’est aussi, pour Ti-Jean, celui de la nature permissive opposée à celui de la société contraignante. Dans ce monde permissif, il pourra laisser libre cours à ses instincts de destruction sans avoir à rendre compte de ses méfaits à la société.

Dans un conte connu, intitulé «Ti-Jean-La-Fortune», Ti-Jean, pauvre et démuni, parvient, grâce à une série d’échanges qui sont autant d’escroqueries (escroqueries dont les victimes sont ceux qui l’accueillent avec la plus grande hospitalité), à faire fructifier son maigre pécule jusqu’à la richesse.

La moralité implicite (et admirative) affirme nettement que la fortune attend celui qui agit contrairement à la morale en vigueur. Encore une fois, dans ce conte, la réponse sociale à la pauvreté est la débrouillardise et la ruse, mises au service d’un évident arrivisme. Le héros manifeste une totale absence de scrupules qui — loin de lui nuire — lui apportera la réussite complète.

La «morale» du conte peut paraître inexplicable si l’on refuse de lier cette attitude psychologique à la société coloniale subie par les Antilles. Le héros est asocial dans une société qui le refuse ou le relègue dans un statut inférieur.

Cette curieuse morale se confirme dans un autre conte célèbre, «Ti-Jean l’horizon», où le héros que le béké, las de ses escroqueries, a tenté de noyer, parvient à assassiner le riche propriétaire, puis à hériter de tous ses biens.

Là encore, la moralité tacite dit sans ambages qu’il est bon de se défaire de qui vous exploite. C’est seulement lorsqu’on a révélé la moralité sous-jacente de ce conte qu’on peut comprendre l’apparent immoralisme qui fait d’un voleur et d’un assassin, justement grâce à ses vols et à son crime, un homme riche et heureux.

Il ne s’agit plus là d’une question morale, mais de l’expression des tensions entre deux partenaires sociaux aux intérêts incompatibles. Mais là encore, Ti-Jean n’oppose à l’exploiteur qu’une révolte individuelle.

Loin d’être un révolutionnaire qui tenterait, par l’organisation d’une action collective, de changer l’ordre des choses, c’est un révolté, au sens léninien du terme, qui ne conçoit son projet que dans la situation qu’il subit. Il ne se révolte que parce qu’il est au bas de l’échelle sociale et qu’il veut accéder au niveau le plus élevé.

Cette attitude peut certes être considérée comme un certain niveau de contestation, mais c’est d’un niveau très largement entaché d’invidualisme qu’il s’agit là.

En fait, la geste de Ti-Jean est psychanalytique avant la lettre. Le voyage du héros dans le monde non socialisé lui permet un véritable défoulement.

A son retour dans le monde normal, son agressivité sera enfin canalisée contre ses agresseurs et non plus contre ceux qui lui tendaient la main. Il conservera néanmoins son extrême insolence qui est un refus de tout paternalisme et de toute pitié.

Ti-Jean est le type même du personnage qui veut tenir son propre sort entre ses mains. Il accueille bienfaits et récompenses avec le même mépris.

A un roi lui offrant la main de sa fille, il répondra insolemment qu’«il est trop jeune pour se marier».

Il n’éprouve aucun respect particulier pour les anciens (ce qui est presque aussi mal vu aux Antilles qu’en Afrique). Il ne demande rien à personne, il prend ou il oblige à donner sous le poids de la menace. C’est un individu inquiétant, qui peut aller jusqu’à insulter ou à tuer ses bienfaiteurs parce que l’envie lui en a pris.

Les lois ne le concernent en aucune manière. Il refuse de s’y plier même lorsque sa vie est en danger. Ce qu’il y a de caractéristique, c’est son mélange de courage et d’inconscience, qui fait qu’il n’a aucune peur de la mort. Ses attitudes peuvent même apparaître comme nettement suicidaires.

D’ailleurs, dans plusieurs contes, il est tué puis ressuscité. Ti-Jean meurt, puis, à la fois lui-même et un autre, il se relève et continue une quête qui est une véritable quête du bonheur. Généralement, à partir de cette nouvelle naissance, le personnage perd la plus grande partie de son caractère négatif.

L’agression de base qui en avait fait un orphelin misérable semble être conjurée. C’est un personnage neuf qui va terminer le conte. Parce que, étant enfant, il a été refusé par la société, ce héros se caractérise par une violente attitude de refus:

  • refus de sa situation sociale;
  • refus du statut d’orphelin;
  • refus du monde socialisé injuste;
  • refus des normes sociales;
  • refus de l’affectivité et de la sociabilité.

Tous ces refus n’ont qu’un but, le faire accepter dans le monde socialisé régénéré qui devient le sien a la fin du conte. Il est évident que, pour Ti-Jean, la société idéale est celle où il est enfin le Maître.

Ces constatations nous font déboucher sur ce que l’on peut appeler «l’idéologie de la débrouillardise».

En effet, individualisme, débrouillardise et arrivisme sont les principales caractéristiques psychologiques de ces deux personnages essentiels du conte antillais.

Le conte est bien l’un des reflets de la réalité sociale: ce ne sont pas seulement les héros imaginaires qui illustrent cette attitude incluse dans une certaine tradition de pensée antillaise. «Débouya pa péché» (se débrouiller n’est pas un péché), dit le vieux proverbe. Et comment s’étonner de cela? Ce n’est pas ce qu’il pense qui fait agir l’homme (et les héros de nos contes, reflets de nos structures psychologiques n’échappent pas à cette règle), c’est ce qu’il vit — et comment il le vit — qui oriente sa pensée.

C’est ce que veut exprimer Marx quand il écrit: «Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est leur existence qui détermine leur conscience»2.

Ainsi, l’arrivisme des «Compères Lapins» et des « Ti-Jean » antillais ne peut être considéré comme un pré-supposé, mais comme une conséquence de leur mode de vie inhérent à une société coloniale. Il n’y a certes rien d’étonnant à ce que les personnages des contes traduisent la persistance d’une idéologie qui — comme toutes les idéologies — se perpétue en raison de causes matérielles précises.3

Notes

  1. Le merveilleux n'est pas, aux Antilles, inclus uniquement dans les contes. Il est aussi dans l'attitude politique. L'utilisation de la magie lors des révoltes organisées par Boukman en Haïti (1790) et Lacaille en Martinique (1870) est, à cet égard, significative.
     
  2. In Préface à la contribution à la critique de l'Economie Politique. Editions sociales.
     
  3. En Martinique, par exemple, la classe des producteurs directs (prolétariat et paysans pauvres), voit son importance numérique (partant son importance politique et sociale) régresser.
    En même temps que l'ancienne colonie d'exploitation se transformait en colonie de marché, on a assisté à une réduction considérable de la production agricole (canne et banane).
    D'autre part, il est indéniable qu'à l'heure actuelle, des forces vives du pays sont vouées à l'émigration.
    La classe ouvrière, porteuse d'une certaine idéologie de partage, sinon de solidarité, étant en train, en Martinique, de disparaître, il est explicable que se perpétue l'idéologie individualiste de la débrouillardise.

Viré monté