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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Oscillations
sur les trente-douze amours de son enfance sorcière.

Extrait de "Biblique des derniers gestes"
Patrick Chamoiseau

Biblique des derniers gestes
BIBLIQUE DES DERNIERS GESTES (2002)
Gallimard. ISBN 2070750191. 25,00 €.
Collection Folio (2003)
Gallimard. ISBN 2070304442. 11,20 €.

On nous disait: un morceau de fer va venir. Nous, on attendait sans trop savoir
de quoi il s’agissait. Comment imaginer que ça serait un bougre des
terres de Saint-Joseph, crié: M. Balthazar Bodule-Jules? C’est pourquoi,
croix en croix, on le titrait des fois: L’attendu pas attendu.

«Notre morceau de fer».
Cantilènes d’Isomène Calypso,
Conteur à voix pas claire de la commune de Saint Joseph.

 

Les grandes amours cosmiques - À l’en croire, M. Balthazar Bodule-Jules était né il y a de cela quinze milliards d’années. En ce temps-là, l’univers n’était qu’un infime point rêveur, constitué d’une matière dont la masse, la densité et la température resteraient inconnus à jamais. Il l’évoquait avec son pouce et son index promenés à hauteur de ses paupières plissées. Le point rêvassait tant qu’il explosa en cauchemars, en monts et en merveilles, en espace, en temps et en cosmos, et commença de se répandre à tout jamais dans la substance encore indéchiffrable du vide. Tandis que les nuages de gaz s’émotionnaient en galaxies, que les chants d’hydrogène des étoiles naissantes parvenaient à l’hélium, les quatre-vingt-douze briques de l’existant commencèrent un peu partout leurs fantastiques amours. Les quarks et les leptons s’agglutinaient en protons et neutrons, lesquels enfantaient des atomes. Ces atomes engendraient à leur tour des entités originales qui n’allaient plus finir de s’auto-féconder, jusqu’à la naissance des astres, des mondes, de notre système solaire, de la planète terre, de l’infinie diversité de ses espèces vivantes, et (entre autres finissements) de M. Balthazar Bodule-Jules  en personne, né sur un caillot d’archipel dans les petites Antilles.

C’est pourquoi, durant ses échanges amicaux ou l’envol de ses discours politiciens, avec un frétillement évocateur des doigts, M. Balthazar Bodule-Jules se disait porteur, dans chacune des cellules de son corps, de treize poussières d’étoiles et de miettes du soleil. Il ondulait des bras pour s’illustrer porteur des houles de dilatations, de contractions, de fusions, de refroidissements, d’accrétions, de répulsions, de chaos génésiques en œuvre depuis cette date dans les arcanes de l’univers. Et c’est avec ses poings mimant une vénérable machine, qu’il se déclarait fils aîné du soleil, lequel ne se situait sur le fil de cette création qu’à quatre milliards d’années. Ceci pour avancer que, là-même, sa sensibilité déborda de l’espace de son île, et que, souvent, ses rêves l’avaient presque initié à l’énigme de la matière et de l’antimatière, socle toujours inconcevable de l’univers connu.

Je suis plus vieux que la terre, affirmait-il aussi, qui n’aligne même pas cinq milliards d’années. Je garde le souvenir de ces poussières qui s’agglutinent en blocs, de ces blocs qui se fondent en planètes, de ces vents solaires qui s’allument toutpartout, des énergies totales qui se heurtent, se contredisent, se fondent et se construisent sans fin. Je vois encore cette épouvante alchimique qu’est notre terre qui naît. Je vois les condensations fabuleuses, les déluges initiaux, les océans qui naissent comme des mangroves furieuses où tout sera possible. Et, puis dans l’apaisement qui finit par se produire (là, il ouvrait les mains comme des oiseaux de mer en fin d’une migration), je vois les continents qui se cherchent, se devinent, se sédimentent. Je vois les îles naître de l’eau vivante comme des songes impossibles du temps géologique. Et puis, tout le reste relève de l’inouï désir copulatoire des molécules, des acides et des sucres, qui se mêlent et s’emmêlent, se repoussent ou fusionnent, s’agglutinent et s’augmentent, au rythme de cette force à jamais inconnue et qui ressemble à l’idée que les humanités ont pu se faire de Dieu. Ses mains se mettaient à grimper le long de son visage, puis semblaient proliférer dans l’espace au-dessus de sa tête : je connais ces végétaux qui surgissent du hasard des cellules; j’habite encore ces chairs qui se dessinent dans des bourgeons de vies et des creusements de morts jusqu'à produire l’infinie diversité des formes vivantes à milliards de cellules; et, croyez-moi inconscients, trois de mes cauchemars conservent leur résidence entre la fibre végétale et la chair animale, dans ces formes incertaines qui demeurent à tout jamais fanatiques du futur. De tous futurs possibles. Dites à mes ennemis que, quoiqu’il puisse m’arriver, j’ai de la famille dans cet incertain là!

Et voilà le Vivant qui va de mille manières, tout essayer, tout élaborer, tout envisager. Voici la vie et la mort indissociables qui mènent leurs créations et leurs essais aveugles. Voilà la violence. Voici l’amour. Voici la concorde. Et voici la discorde. Voici les dominants et les dominés, celui qui mange et celui qui est mangé, celui qui prolifère et celui qui s’épuise. Celui qui a besoin de croire et celui qui ne croit en rien. Voici les fauves et les guerriers, et voici les agneaux et les cabris de sacrifice. Voici, disait M. Balthazar Bodule-Jules, d’un mouvement du bras gauche qui balayait la création, voici de quelle soupe je proviens et dans quel magma j’ai pagayé ma vie. Et on croyait le voir nimbé des mystères instables de l’univers. Or, peuples trop doux, l’amour est au départ de la vie. L’amour est dans ces poussières d’astres qui s’attirent et s’emmêlent. L’amour est dans ces bactéries qui (sans que nul comprenne) se mettent à se désirer ou à se détester, à s’avaler ou à se dissocier. L’amour ordonne à ces cellules qui s’embrassent, se liquéfient entre elles en des soupes passionnelles, il ordonne à ces gamètes qui s’offrent tout entières dans un don sans retour. Les biologistes vivent cette misère de ne pas comprendre que la vie est relation, et que l’amour est le moteur même de toute relation. Que son envers, la haine, n’existe que par sa vibration seule, ne se densifie que dans le creux de sa matière même, et relève du même feu. C’est pourquoi quand on aime, on est attiré comme ces poussières d’étoiles entre elles, comme ces acides, ces sucres, ces bactéries, ces cellules, ces gamètes, c’est pourquoi l’on veut se fondre à l’être aimé, et (avec sa chair même accordée à la sienne) s’y perdre pour créer du nouveau sans arrêt. Dans cet amour originel, seul ADN de mes cellules, j’ai trouvé force de refuser la mort que les colonialistes voulaient nous infliger. J’ai refusé la mort que transportaient leurs croisades civilisatrices. Et toute ma vie, je n’ai pu que me battre contre toutes espèces de morts, sans aucun autre choix que celui du rebelle, parce que (plus que vous autres, ô frères, cabris de sacrifice!...) je suis la force d’amour!

Son corps et ses silences parlaient. Ses mouvements de la tête, du pied, de la main, de la hanche, l’ondulation de ses vertèbres, faisaient parfois grincer le fauteuil d’osier. Cet homme d’action s’était toujours montré attentif à son corps. Il s’était toujours conservé une écoute de ses organes les plus insignifiants, comme s’il y avait eu là une mémoire particulière, une sapience, capable de l’orienter dans les événements qu’il devait affronter. J’essayai d’analyser le parler de ce corps d’agonisant, de relier ses mouvements aux interviews que j’avais pu lire de lui. De le reconstituer, lui tout entier, avec ce que j’avais entendu de ses discours et de ses déclarations qui amusaient tout le monde sans trop porter à conséquence. Chaque mouvement de son corps à l’agonie me renvoyait à des pans de sa vie. Ils m’arrosaient sans mot: le silence les compactaient avec une force bouleversante. J’avais l’impression, à chaque mouvement, de recevoir des blocs de significations plus denses et plus inépuisables que les textes fondateurs des peuples premiers. Beaucoup des effets de son corps me parvenaient comme des blocs d’une énigme insondable. Je tentai de les décrire avec soin, conscient que cette description n’en soulignait qu’une opacité pleine et achevait de me désemparer. J’avais accordé tant d’importance à la parole que là, en face d’un corps vibrant d’une destinée entière, un corps offert dans l’écrin d’un silence, mis à ma portée par sa mort imminente, j’abîmais toutes certitudes dans la sidération.

Patrick CHAMOISEAU

fleur

Autres extraits de "Biblique des derniers gestes":

Deuxième Genèse

Livret des Lieux du deuxième monde

Adressé aux jeunes drogues de Saint-Joseph

Viré monté