Potomitan

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Annou voyé kreyòl douvan douvan

Deuxième Genèse

Extrait de" Biblique des derniers gestes"
Patrick Chamoiseau

Biblique des derniers gestes
BIBLIQUE DES DERNIERS GESTES (2002)
Gallimard. ISBN 2070750191. 25,00 €.
Collection Folio (2003)
Gallimard. ISBN 2070304442. 11,20 €.
Cette évocation de la Traite des Nègres comme douloureuse Genèse permettait à M. Balthazar Bodule-Jules de dresser réquisitoire contre l'Occident colonialiste et de se relier de manière indéfectible à l'Afrique perdue.

Mais M. Balthazar Bodule-Jules se revendiquait aussi, avec la même emphase, d'une Genèse autre, et pour le moins inattendue. Elle était associée à la première et lui permettait de relever d'un Temps long de seulement quatre siècles. A l'évocation de cette Genèse, contrairement à ce qui se produisait auparavant, son corps devint une douleur. J'ignorai comment le sentiment de cette douleur me parvint soudain, car son visage demeura impassible, son corps d'une immobilité minérale. Il semblait pétrifié dans une décomposition dont la violence élimina tout signe de vie en lui. Sa respiration même sembla s'être suspendue. Ses yeux (déménagés) se mirent à glisser sur le monde. De temps à autre, son bras gauche se soulevait de sa cuisse comme une écorce aride, et sa main de soldat (soudain fragile) balayait à hauteur de ses yeux le voilage d'une nuit invisible. Alors, son corps irradiait d'un vrac de souffrances sans adresse. L'horreur aphone. L'incompréhension hagarde. L'hypnose silencieuse d'une mort sans rituels. Toute humanité engluée de ténèbres dans un roulis interminable. Je compris alors que son agonie l'avait transporté d'une étrange manière dans la cale d'un vaisseau négrier. La Traite des nègres à travers l'Atlantique. Le crime fondateur des peuples des Amériques.

En temps normal, M. Balthazar Bodule-Jules avait coutume de déclarer une de ses naissances dans le tombeau d'une cale. Celle d'un de ces milliers de navires occidentaux qui, par millions, charrièrent des nègres aux Amériques. Il citait même, de temps à autre, le nom délicieux du navire de cette naissance abominable. C'était souvent La Belle Pauline. Ou encore Le Contrat social, ou La Parfaite Union. Il parlait aussi de L'heure du Berger ou de La Bien Aimée. Ou encore (avec un sourire extatique) de La Reine des Anges. Les noms variaient en fonction de ses humeurs ou des glissements de sa mémoire. Il évoquait ces traversées épouvantables avec charge de détails terrifiants qu'il affirmait encore bien éloignés de la réalité. L'horreur étant engagée, disait-il, elle n'avait plus de limites. C'est ce qui caractérise la Traite des Nègres et l'esclavage aux Amériques: son absence de limites. Le pouvoir absolu du colon ou du maître face à la déchéance absolue du colonisé ou de l'esclave. Dans l'espace infini qu'ouvrent ces absolus, on peut tout imaginer en termes de tortures, de blessures, de misères, d'injustices, de désespoirs, d'actes de mutilation. On peut débonder son esprit sur les folies meurtrières dont l'imagination la plus dantesque pourrait se rendre capable, et cela sans pouvoir épuiser l'enfer de ces navires et de ces champs. Et ce crime a duré plus de trois siècles. Trois siècles durant lesquels les puissances occidentales ont déshabillé l'idée que l'on avait de l'Homme. O vous, héritiers de colons esclavagistes, oui vous descendants de leurs victimes esclaves, vous croyez l'avoir oublié mais, dans chacune de vos cellules, ce traumatisme majeur a déposé sa marque, disait M. Balthazar Bodule-Jules : il suffit d'écouter sa rumeur nous remonter les os.

Cette évocation de la Traite des Nègres comme douloureuse Genèse permettait à M. Balthazar Bodule-Jules de dresser réquisitoire contre l'Occident colonialiste et de se relier de manière indéfectible à l'Afrique perdue. Il était, disait-il, un africain né aux Amériques, c'est pourquoi durant de longues années on le vit porter des djellabas et des boubous, et se déclarer prêt à regagner sans plus attendre le territoire perdu. Durant ses ardeurs juvéniles, il s'était imprégné des mythologies africaines avec lesquelles il essaya de négrifier son esprit orphelin. Il avait étudié chaque millimètre de cette mère lointaine, appris ses religions, ses peuples, ses fleuves, ses langues, ses arts, ses empires. Sur une mappemonde qui traversa ses âges, il avait effacé les frontières factices que les colonialistes avaient dressées entre les ethnies, et créé (dans sa tête de fils exilé) une Afrique de peuples fraternels où régnait, bien avant l'Occident, l'élévation philosophique et les fastes d'une civilisation. Ce vouloir identitaire africain prit une telle démesure, qu'il eut tendance à oublier cette terre des Antilles qui fut destination du Négrier de sa naissance. C'est en africain qu'il regarda le monde, et c'est en africain qu'il se jeta à corps perdu (durant les deux premiers tiers de sa vie) dans les combats où des hommes colonisés voulaient se libérer du joug de l'Occident. Mais là, durant cette agonie où son corps s'adressait à une assemblée qui ne comprenait hak, M. Balthazar Bodule-Jules plongea dans une douleur d'avant toute mémoire. Elle semblait le démantibuler, lui défaire l'esprit, l'anéantir au plus extrême. Son corps disait cette fois, qu'il y avait eu dans cette cale une explosion des hommes et une dilatation de leur être, semblables à ce qui s'était produit dans le vide du cosmos. Son corps, captif dans cette cale, se souvenait à peine de sa terre africaine. Ses frères (complices des négriers) l'avaient forcé à tournoyer sept fois autour du grand arbre de l'oubli, avant de le livrer, avec l'esprit brisé, aux chaloupes irrémédiables du navire mangeur d'hommes. Cette terre africaine avait achevé de s'épuiser en lui à mesure que le navire, quittant la barrière de corail, avait déployé en direction des terres nouvelles le désir de ses voiles. Ses chairs et son esprit s'étaient dissous dans un noir stomacal qui les digérait de secondes en secondes, à la manière d'un dragon sans manman. D'heure en heure, de jour en jour, de semaine en semaine, l'angoisse et l'incompréhension s'étaient mués en un ferment gastrique qui lui décomposait chaque atome de son être. Ce corps eut conscience de lui-même comme d'un chyme de chair et d'os, de langues tombées, de valeurs empêchées, de dieux pâlis, de traditions en effiloches qui peuplaient ses cellules tétanisées. Cette conscience fut d'abord une inconcevable douleur, puis un flottement hagard, puis un vouloir-vivre erratique. C'est avec cette nouvelle conscience (cette fraîcheur enfantine vieille d'une ruine de souvenirs) qu'il s'était éveillé dans ce noir sans passé, dans les crasses aveugles, les râles inhabités, dans la faim animale, la maladie de toutes les maladies, la peur primale sans avenir. Dans ce terrible berceau, tout contre lui, un cadavre inconnu, refroidissait éternellement. La chair glacée voulait lui aspirer son restant de chaleur, tentait d'entrer en lui, de l'avaler entier. Il avait voulu bondir pour briser ce contact. Le croc des fers fixés à son cou, ses poignets, ses chevilles, l'avait crucifié dans l'espace minuscule où il devait survivre. La chair morte était demeurée en ventouse contre lui, glaciale comme un abîme, et il dut se raidir en lui-même pour combattre son vertige. Il avait basculé en elle, elle s'était introduite en lui, et l'avait dispersé dans les chairs défaites tout au long de la cale. Alors, il avait senti ruer en lui les six cent cinquante-trois hommes, femmes, enfants qui commençaient à perdre leur âme dans cet enfer sans nom. Sa solitude fut soudain peuplée des présences de la Grue couronnée et de l'Hyène primordiale. Il avait entendu, tout autour et en lui-même, mêlé aux déhanchements de sorcière du navire, l'immémorial fracas de la vie et de la mort qui, une fois encore et à jamais, s'affairaient au fourneau des créations nouvelles. M. Balthazar Bodule-Jules se déclarait né là, au pile-exact de cette conscience. Le contact avec la chair glaciale du mort, l'avait éclaboussé d'une lucidité barbare, solaire et nocturne, en devenir imperturbable. Il put, sans un geignement, observer les allées-virées des marins qui portaient à ses multiples bouches une bouillie véreuse. Il put les voir, jour après jour, désenclaver les morts, les haler comme des sacs disloqués, les traîner dans le boyau ténébreux et les hisser vers le carré de lumière inexorable qui semblait une gueule. Il put entendre ce chant sourd, qui roulait dans la cale comme une onde invisible, une alarme et une promesse, et que pas un marin n'entendait : À té néfè Odono!.. À té néfè Odono!..

Il savait sans savoir mais il savait quand même. Cesse qu'on a dit kilikiki.

«Notre morceau de fer».
Cantilènes d'Isomène Calypso,
Conteur à voix pas claire de la commune de Saint Joseph.

Le navire battait en mer depuis deux-trois semaines. La cale digérait plus de six cents captifs. Une fois encore, le Capitaine avait dépassé les limites du transportable. Il avait entassé les captifs dans l'entrepont d'une hauteur d'un mètre trente, et laissé moins de soixante centimètres cubes à chaque corps enferré. Les pieds et les mains et les chaînes se nouaient et se renouaient dans les convulsions du navire, la chaleur, l'asphyxie, les vomissures, les excréments. De temps en temps, les marins balançaient des bailles d'eau de mer et parfumaient la cale de vinaigre bouilli. Cette savante précaution n'avait pas exorcisé les fièvres qui commencèrent à ronger les poumons, les gorges, les yeux, les cervelles, à les liquéfier en matières indescriptibles. Elles se répandaient sans frontières dans la cale, et chaque captif échangeait les siennes avec celles des autres. Le Capitaine avait pris le parti (par prudence) de ne pas les sortir sur le pont où les risques de révolte étaient exacerbés. Ils les avaient laissés dans le bloc de la cale, sans même oser ouvrir les écoutilles, abandonnant au chirurgien major le soin d'administrer ses magies et médecines, et de sortir des nœuds de la ferraille, les cadavres du matin et de chaque fin de journée. Un jour, au plein mitan de l'Atlantique, les vents avaient subitement disparu. Le navire s'était pétrifié comme sous l'effet d'une malédiction. Les voiles s'étaient flétries sur les cordes et les mâts. La barre avait molli. L'eau s'était muée en une plaque métallique, frappée d'un soleil fixe. Les ailerons de requins qui suivaient le navire semblèrent dériver comme des crocs de granit et déchirer sans conséquence cette tôle d'acier. Elle se recomposait derrière eux dans le silence d'une féerie sombre.

Le temps avait passé ainsi. Deux jours. Puis quatre jours. Puis une semaine. Puis deux semaines. Le Capitaine n'avait chargé de victuailles qu'au plus juste dans le but d'affecter le plus d'espace possible à son bétail captif; il se mit donc à manquer d'eau, à manquer de nourriture. Il diminua les rations journalières de son bétail. Il les diminua pour ses officiers et ses hommes d'équipage. Il les diminua encore, et encore, et fit prier pour qu'en la grâce de Dieu et de la Vierge très Sainte, les vents reviennent aux voiles. Bientôt, il lui fut impossible de désaltérer et de nourrir tout le monde, alors, afin de sauver ce qui pouvait l'être encore, il décida d'alléger le navire. Sous le regard de son dieu et de la Vierge Très Sainte, il fit jeter par-dessus bord une rangée de captifs enferrés l'un à l'autre. Ce chapelet d'une trentaine de nègres brisa la plaque d'acier et disparut dans un bouillon de sang et d'ailerons de requins. Le Capitaine se sentit mieux, et les marins chantèrent, comme si cette offrande aurait apaisé on ne sait quel démon tapi dans l'autre face de leur cœur. Une journée s'écoula. Les voiles demeurèrent mortes. Effrayé par la desapparition indéfinie des vents, le Capitaine fit balancer une seconde rangée. Puis une autre. Puis une autre. Les requins dévorèrent durant cette semaine là, plus de deux cents de ces rebuts de chairs, et, bien qu'ils furent innombrables, on vit flotter dans l'éclat métallique des icebergs de peau noire et de caillots de sel qui semblaient baliser un songe d'apocalypse.

M. Balthazar Bodule-Jules dans sa nouvelle conscience, ouvrit les yeux et les oreilles dans cette apocalypse. Sa redécouverte du monde s'amplifia avec les chutes régulières de ces centaines de corps. Il entendit leur agonie que le gouffre-océan diffusait tout au long de la coque du navire, avec une précision spectrale. Ses oreilles neuves s'aiguisèrent (au-delà des cris de la cale, des grincements du navire immobile, du choc des requins contre le bois imprégné par les chairs, de la résonance adamantine de l'eau) sur les ultimes pulsations de ces corps qui s'enfonçaient sans fin dans l'Atlantique. Une détresse extrême, bouillonnante en chaque morceau de chair, transformait ces chapelets d'hommes déchiquetés en une musique aiguë. C'est alors qu'il avait entendu le cri de la femme.

On dit qu'elle commença par disparaître de sa vie
pour mieux s'y enchouker pour toute l'éternité. C'esse qu'on dit dikidi.

«Notre morceau de fer».
Cantilènes d'Isomène Calypso,
Conteur à voix pas claire de la commune de Saint Joseph.

Les femmes et leurs bébés étaient recluses à l'avant du navire, auprès des marins et des officiers. Le plus souvent, ils en faisaient leur chose durant la traversée. Elles accédaient au pont. Ne portaient pas de fers tant qu'elles restaient dociles. Toutes voyaient leurs bébés mourir les uns après les autres. M. Balthazar Bodule-Jules avait entendu les flops réguliers des petits corps dans la friture d'écume où les requins n'en faisaient qu'une gueulée. Les mères ne supportaient pas cet effondrement des vérités élémentaires et s'anéantissaient dans de fatals chagrins : certaines laissaient leur cœur se dessécher dans leur poitrine ; d'autres se basculaient par-dessus la rambarde, comme des fleurs coupées, des fruits mûrs achevés, et leur corps dans cette mer métallique, résonnait autrement. M. Balthazar Bodule-Jules avait perçu ce cri, cette chute d'un corps de femme, et (par extraordinaire) n'avait pas ressenti la charge folle des requins. Ces monstres avaient en grand mystère déserté l'eau dormante. Il entendit couler le corps sans que les cris de surprise des marins retentissent : exténués de famine et de soif, ces derniers demeuraient avachis dans les hamacs et dans les cordes. La chute de ce corps sembla dénouer la malédiction : les vents surgirent soudains, puissants, et le navire s'ébranla sur la mer en alarme. Les marins hurlèrent leur joie et déployèrent leurs frénésies dans la voilure devenue enthousiaste. Une pluie froide se mit à fracasser le pont, apportant au navire de l'eau et de l'espoir, plongeant dans l'océan les banians de sa force. Le navire bondit comme un fauve blessé échappant à un piège, puis, pour la première fois depuis ces trois semaines, se mit à fendre les vagues ressuscitées. Dans cet envol général, M. Balthazar Bodule-Jules avait perdu trace du corps de la femme, et crut l'avoir perdue à tout jamais. Mais soudain, il entendit, ou plutôt, il sentit une présence juste de l'autre côté de la coque du navire, là où d'habitude ne se percevait que le glissement du tirant d'eau. La femme s'était accrochée là. Á un rebord. Une avancée de sabord. Un cordage oublié. A un nœud des filins de la barre ou à la chaîne de l'ancre. M. Balthazar Bodule-Jules ne le sut jamais. Elle était là, étirée comme une algue par l'écume impétueuse. Vivante et morte en même temps. Raccrochée au navire qui filait. Ses ongles avaient peut être pénétré le bois. Son corps s'était sans doute dissocié de son esprit : dans une crispation aveugle, il s'accrochait à ce bateau. Son esprit, anéanti par une douleur informulable, n'était qu'un vent de désarroi. Il lui parla immédiatement. Murmura des sons rassurants. Gratta le bois. Le frappa avec ses fers de la manière douce et rythmée d'une berceuse. Il poussa vers elle une exaltation de tendresse et de compassion. Il la prit sous sa protection impuissante. Il l'enveloppa de boucliers mentaux inefficients. Malgré cet impossible que dressait la paroi, il la serra contre lui, la rassura, apaisa ses sanglots, adoucit le vif de sa désolation, but son fleuve de détresse, aspira son malheur, lui fit offrande d'une chaleur vitale. La femme semblait l'entendre. Sa présence impossible s'était faite un rien plus attentive. Elle sembla même s'abandonner à lui, se confier, attendre qu'il dénoue ce mal extraordinaire qui défaisait l'ordre du monde. Il l'imaginait belle dans un déploiement inconcevable de force et de faiblesse, d'abandon et de refus, de vie barbare et de mort orgueilleuse. Elle demeura ainsi, accrochée auprès de M. Balthazar Bodule-Jules, n'ayant plus que lui dans l'univers maintenant indéchiffrable.

Elle demeura ainsi durant une éternité puis son corps se détacha — ou alors, les requins halés par le mouvement l'avaient repérée, et leurs gueules s'étaient mises à cogner le navire à l'endroit où elle s'était trouvée. Il avait hurlé. Malgré le labourage des fers, il avait cogné la paroi pour la défoncer, et lui tendre la main. Quand elle disparut à jamais, M. Balthazar Bodule-Jules, anéanti, comprit qu'il l'avait (durant cette fulgurante éternité) aimé de toute la force et de toute la révolte dont il sera capable durant son existence.

Il s'était toujours dit tracassé par la cale négrière. Mais je fus surpris de découvrir, dans les aveux de son corps, cette histoire à la fois irréelle et sincère. Elle fluait de son torse immobile, telle une chimère obsessionnelle. Par une répétition inlassable durant près de cinq cents ans, elle avait laissé dans ses muscles, dans son esprit, une émotion inextinguible. C'était un rêve vrai. Une vérité imaginaire. C'était un impossible dont les traces subjuguaient le réel. Je ne pouvais que l'accueillir ainsi : la mémoire charnelle relevait d'une autre mesure de la réalité. Mille furent les rêves de M. Balthazar Bodule-Jules pour imaginer le visage de cette femme, composer le timbre de sa voix, reconstruire son histoire africaine, sa capture, et son suicide sur le bateau. Il fut désormais obsédé par cette présence. Je la devinais dans les oasis émotives de son corps. Ce qu'il avait pu reconstituer d'elle demeura un mystère ; pour le reste, il raconta en maintes audiences, la fin du Négrier de sa naissance. La révolte éclata juste après le suicide de la femme. Le Capitaine découvrit avec effroi qu'il avait un guerrier à bord. Il ne sut jamais comment ces nègres se libérèrent des fers, se répandirent dans les coursives, abattirent les cloisons, bloquèrent le gouvernail, obligeant le navire à tournoyer sur lui-même comme une toupie mabiale. Les captifs recherchèrent vainement des armes, et demeurèrent bloqués dans l'entrepont, buvant des liquides fermentés, dévastant des ballots de marchandises. Le Capitaine fit balancer des baquets d'huile chaude et de la mitraille de plomb à travers les écoutilles. Les rebelles affrontaient cette mort avec une foi sauvage, mais ils durent refluer au profond de la cale, hors d'atteinte des foudres de l'équipage. Ils patientèrent ainsi, le navire tournant-fou, et les marins épouvantés. M. Balthazar Bodule-Jules prétendit avoir lancé l'assaut lors d'une nuit propice, de lune pleine, où la mer diffusait une impassible clarté. Sa charge avait surpris les marins affectés aux bombardes qui protégeaient le gaillard d'avant. Il s'était trouvé, après vingt-sept blessures, en face du Capitaine. Il l'avait égorgé d'un coup de sabre sans même lui dire un mot. Pris d'une sainte fureur, il lui avait tranché la tête, arraché le cœur, coupé les mains, et levé ces trophées au-dessus de ses troupes hagardes. Les captifs avaient forcé les marins survivants à faire demi-tour en direction de l'Afrique. Ces derniers avaient maintenu le cap en direction des îles où la marine française avait, finale de compte, arraisonné le navire et restitué la cargaison aux survivants de l'équipage. Comme les autres survivants, M. Balthazar Bodule-Jules fut vendu à un planteur sur un marché de port. C'est ainsi qu'il devint, dans l'exercice de ses cauchemars, esclave dans les plantations antillaises.

Celle-là était une et nombreuse car nous la portons tous. Mais lui la devina.

«Notre morceau de fer».
Cantilènes d'Isomène Calypso,
Conteur à voix pas claire de la commune de Saint Joseph.

L'accouchée - Il était capable de produire d'interminables récits sur les résistances qu'il mit en œuvre dedans les plantations, sabotant les outils, empoisonnant les chevaux et les bœufs de labours, déraillant les chaudières et moulins. Il prétendit s'être fait spécialité de l'incendie des champs juste avant les récoltes, ruinant ainsi bien plus d'un maître esclavagiste. Il prenait aussi un solennel plaisir à raconter comment il devint nègre marron, poursuivi pendant sept jours sept nuits par trois dogues sanguinaires qu'il parvint à semer. Il prétendit, de toute éternité, avoir vécu dans les bois et crevasses de la Montagne Pelée, s'alimentant de racines, de graines-bois, d'écrevisses cuites dans des feuilles-balisier, mangeant les crabes à la manière de ces amérindiens dont il devint un ami perpétuel. Il prétendit que ces derniers l'initièrent aux secrets des grands bois, et qu'il apprit d'eux les modes de la survie dans ces mélanges d'eau et de feuilles où la force du soleil n'arrive qu'en ficelle de lumière. Il donnait tant de précisions qu'on eut pu le croire né pour de bon à cette époque maudite que les gens du pays essayaient d'oublier. Mais il n'y avait là que le folklore verbal des résistances réelles ou poétiques que nos romanciers, en mal de héros, avaient scribouillé à loisir. Son corps n'avait gardé pièce traces de ces histoires et aucun de ses muscles n'articulait un geste venu de ces époques que sa parole détaillait goulûment. La vraie parole des résistances à l'esclavage s'était dissimulée, et n'avait témoigné de son existence que dans la structure même et la thématique (toujours obscurs) de nos contes et proverbes. Je m'apprêtais donc à consigner son fracas verbal dans les marges d'une parole ivre d'elle-même, quand son corps s'agita. Ce fut son ventre qu'il se mit à tenir à deux mains, comme affrontant les affres d'un accouchement fatal.

Et il y eut cette nuit durant laquelle il descendit des bois, lui, nègre marron, poursuivi par toutes les confréries de chasseurs de Saint-Pierre. Il pénétra cette nuit-là sur une plantation florissante, à la recherche d'outils pour ses nègres des bois. Il n'avait aucun contact avec les esclaves de cet endroit, qui semblaient tous avoir admis cette fatalité, et accepté leur condition. Aucun acte de résistance ne s'était signalé là, et M. Balthazar Bodule-Jules, y pénétrant, craignait surtout de se faire empoigner par les nègres eux-mêmes. Donc, il se faufilait par-ci, rampait par-là, s'immobilisait pour zinzoler dans telle ombre épaissie. Mais en se coulant aux abords d'une case, il entendit ces gémissements qu'il ne devait plus jamais oublier. Une femme. Seule dans sa case. Qui accouchait et pleurait en même temps. Il contempla le spectacle de cette femme qui se serrait le bas du ventre. Elle avait fermé les yeux mais les larmes semblaient traverser ses paupières, lui sortir du front, du nez, des joues et du menton. Des larmes totales qui ruisselaient sur son ventre convulsif. Elle retenait ses cris et les éclats de son corps comme dans une bordée de contrebande. M. Balthazar Bodule-Jules ne voyait d'elle qu'un ombrage incertain, pâli de ci de là par le clair-obscur qui tombait des étoiles. Elle était sans doute très jeune, le cheveu coiffé de boulettes qui transformaient son crâne en un casque de guerre. Son corps semblait une sculpture de douleur et de force, d'eau tremblante et du granit des déterminations. Elle réussit à extirper l'enfant de son ventre et à couvrir son cri. Il sentit son cœur se tordre à la vue de cette naissance tragiquement silencieuse. Il éprouva le sentiment absurde que c'était lui qui naissait là, de cette manière obscure, avec cette mère d'ombre inconnue à jamais. L'accouchée prit le bébé entre ses bras. M. Balthazar Bodule-Jules crut ressentir la chair moite de son corps, ses tremblements, la peur glaciale qui labourait sa peau. Dans la pénombre, il crut voir qu'elle coupait le cordon, ou qu'elle le nouait d'une étrange manière. Puis il la vit se redresser puis soudain se pétrifier. L'accouchée serrait le bébé contre elle en un geste maternel. Elle semblait vouloir le faire rentrer dans sa poitrine, dans son cœur, dans son âme, elle le serrait, le serrait, le serrait. Balthaz se sentit oppressé. Une charge terrible lui brisait la poitrine. Il comprit flap, en un hoquet d'horreur, que l'accouchée était en train de l'étouffer. D'étouffer le bébé. Il bondit dans la case, pour la retenir, et pour sauver l'enfant. L'accouchée ne fut même pas surprise de le voir. Son visage baigné d'ombre et de clarté brumeuse demeura d'une sérénité incroyable. Elle le regarda. Un regard empreint d'une certitude inébranlable et d'une fatale absence. C'est ce regard qu'il n'oublia plus jamais. C'est dans ce regard qu'il découvrit le drame. L'accouchée ne voulait pas que son fils naisse esclave. Elle l'avait libéré d'un monde qui n'avait plus de sens. M. Balthazar Bodule-Jules évoqua tout au long de sa vie, ce drame de la chair que l'on tue au nom de la liberté. C'est l'acte de guerre le plus épouvantable que je connaisse, pleurait-il, car il invoque l'emmêlement de la vie et de la mort, il détruit le rebelle et le libère en même temps ; la mère fait don de la mort à son fils, mais elle lui offre sa propre vie aussi ; elle demeure non pas vivante mais desanimée dans le bloc d'une rancune totale. Il sortit à reculons de cette case. Il emporta le visage de cette femme vivante et morte. Il révéla n'avoir pas eu le courage de chercher les outils qu'il était venu prendre. Il repartit vers les bois après avoir incendié les champs, tout saccagé sur sa route avec la fureur sainte des nègres marrons devenus fous. Cette femme devint un des songes de sa vie. Ma manman, disait-il, avec une compassion infinie et une culpabilité inexplicable. La nuit et la douleur, sa détresse et sa détermination, avaient modifié ses traits et dissimulé à jamais son visage. M. Balthazar Bodule-Jules n'avait en tête que le casque à boulettes et le sombre abîme de ses pupilles. Il ne sut pas si c'était de l'amour filial, ou de la compassion, ou l'émoi d'une totale admiration. Parfois le visage de cette femme se confondait avec ce qu'il imaginait de la femme du bateau. C'était sans doute la même, revenue vers lui avec la même force et la même faiblesse, le même désir de vivre qui la projetait dans les remous impassibles de la mort. D'autres fois, les deux femmes se dissociaient. Elles étaient sœurs, et complices, de même nature, de même courage, de même révolte, de même beauté. M. Balthazar Bodule-Jules les sentaient vivre ensemble à l'intérieur de lui, il les appelait quand sa détermination perdait de sa vigueur, les imitait quand son courage tombait en crépuscule. Les invoquait quand il lui fallut, lors des guerres ultérieures, fixer la mort en face pour deviner la piste d'une liberté.

M. Balthazar Bodule-Jules le savait: cette histoire de négresse esclave qui libère son bébé par la mort, dans la solitude et le noir d'une case, apparaît de manière récurrente dans les romans d'Edouard Glissant. Il les avait sans doute lus, et cela lui avait imprégné l'esprit de cette manière. Je le savais aussi. Mais de la retrouver inscrite dans sa chair, exprimée par ses postures d'agonisant, me troublait tout bonnement. Il y avait là, dans cette scène du romancier, la vision prophétique du passé dont ce dernier s'était fait une opaque esthétique. Et je pouvais maintenant la comprendre. C'était le témoignage visionnaire d'une mémoire collective qui nous habitait tous, dans toutes les Amériques, et qui, au gré des presciences et des divinations, surgissait en nous, n'importe où, n'importe comment, selon les modalités imprévisibles d'une mémoire obscure. M. Balthazar Bodule-Jules se déclarait ainsi, fils de cet obscur et fils de ce silence. C'est paradoxalement, disait-il, la force de l'oubli et du non-dit qui me transforment en être conscient, désespérément conscient. Les ombres du passé sont les énergies de ma vie et les ferments de mes combats. J'avais devant moi, vraiment, le corps silencieux d'un homme qui fut longtemps esclave et de tout temps rebelle.

Abobo sept bobos!
La diablesse fut comme son ombre portée
et sa nuit de chaque jour.

«Notre morceau de fer».
Cantilènes d'Isomène Calypso,
Conteur à voix pas claire de la commune de Saint Joseph.

Yvonnette Cléoste - L'histoire de l'accouchée entraînait toujours M. Balthazar Bodule-Jules vers les légendes de sa propre famille. Sa mère, son père, son temps, sa naissance au pays. Sa manière de se tenir le ventre, déclencha dans l'assemblée (faussement inattentive autour de l'agonie) des murmures de souvenance. Les madames surtout, Man ceci, Man cela, tantantes et cousines, commères ou alliées de ses défunts parents, se livrèrent à ces songeries où s'attisent les braises de la langue indiscrète. Certaines désordreuses imitaient sa manman Manotte, fille de Félicité Jean-Luce qui mourut dans les cannes d'un béké; d'autres maquerelles affectaient la voix trop aiguë du papa (Limorelle Bodule-Jules, à l'ascendance très incertaine à cause d'une branche amérindienne dépourvue d'âmes chrétiennes, et des secrets sans écriture d'un ancêtre venu de la Rochelle). La naissance de M. Balthazar Bodule-Jules s'étoilait ainsi dans des sillons de confidences, parmi les canaris bouillants et le fracas des dominos brisés. Tambouyés, conteurs, pacotilleuses, pêcheurs, quimboiseurs attardés, tous semblaient la connaître d'une manière unique, sans les variances coutumières qui sont le sel de la parole. Leurs macaqueries indéchiffrables, hochements de tête, petits sourires, jeux d'épaule, paupières en véranda, laissaient à croire qu'ils goûtaient au récit d'un parleur invisible qui serait le même pour tous. Moi, j'en étais réduis à capter par-ici et par-là quelques bribes de murmures; eux semblaient recevoir, de demi-mot en demi-mot, le bloc entier d'un dit qu'ils connaissaient déjà: En fait, gens de la compagnie…

Patrick CHAMOISEAU

Viré monté