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Livret des Lieux du deuxième monde

Extrait de" Biblique des derniers gestes"
Patrick Chamoiseau

Biblique des derniers gestes
BIBLIQUE DES DERNIERS GESTES (2002)
Gallimard. ISBN 2070750191. 25,00 €.
Collection Folio (2003)
Gallimard. ISBN 2070304442. 11,20 €.

À mesure qu'ils progressaient, le jeune bougre eut l'idée de soumettre cette liste à sa chère Sarah-Anaïs-Alicia. Il espérait qu'elle pourrait leur indiquer les lieux imaginés sur la mappemonde. Il passa beaucoup de temps avec elle, à lui soumettre ce cahier rouge que j'allais retrouver bien des années plus tard dans les archives de la police. Sur place, je l'avais consulté pour tenter (mais en vain) d'y comprendre quelque chose. J'avais fini par le photographier, puis me le faire scanner pour le rendre accessible dans mon ordinateur. Je pus ainsi l'examiner à fond, en toutes tailles et manières. Déborah-Nicol avait tracé des phrases un peu curieuses, comme rédigées sous un mode hypnotique. Les verbes étaient rares, les prépositions, les conjonctions et les ponctuations étaient inexistantes. Quant à leurs sens même, en bien des fois ils me semblèrent mieux relever du délire que d'une description raisonnable. Je dus tout reprendre moi-même en une sorte de traduction, qui aplatissait tout, mais permettait d'imaginer cette fièvre qui happa le jeune bougre et l'ardente Déborah-Nicol Timoléon. 

Livret des Lieux du deuxième monde.

(Des endroits pour Sarah)

Principe : Il est un deuxième monde. La bestialité de la nature humaine nous le dissimule. Ce n'est pas un continent. Et ce n'est pas une île. Ce n'est pas un de ces endroits que les hommes ont cerclés de frontières et ombrés de drapeaux. Ce sont des Lieux .

Ce deuxième monde est fait de Lieux.
Et ces Lieux se composent de côtés.

Corollaire : Le côté est toujours en interface entre le premier monde et le monde deuxième. Cette interface est incertaine.

Un – Il est le Lieu de falaises silencieuses, creusé de niches d'oiseaux qui vivent au sol et s'envolent pour dormir. Il s'étale au bord d'un lagon de mer verte, où marcher dans l'eau devient une offrande à leurs rêves.

Ceux qui y vivent mangent des œufs de poisson. Des squales les leur déposent sur l'écume des marées. Ils en font des souskays et des soupes à base d'algues qui fécondent aux pleines lunes quelques-unes de leurs vierges.

Ils n'ont pas de langue à défendre. Ils ont dressé au centre de chaque case un autel où un dieu – que nul n'adore et dont on ne sait rien – est à jamais absent.

Le Lieu de falaises silencieuses se trouve peut-être à hauteur des mers chaudes; ou au débouché nourrissant des courants du Gulf Stream. Les grands pêcheurs doivent le connaître.

Sarah lisait la Bible sans y chercher un Dieu.

Côté : Ils ont planté une porte, grande ouverte sur les vents, en plein dans une savane de roche. Et ils s'y rassemblent pour fumer des vessies de requin desséchées au soleil.

Sarah parlait aux vents.

Côté : Les femmes, certains soirs, se mettent à murmurer, juste pour souligner l'immense silence des hommes. Elles possèdent le mystère du murmure.

Sarah parlait aux vents.

Côté : L'autel reste vide. Pas un ne le regarde. Sauf quand un de ces oiseaux qu'ils refusent de nommer, vient s'y protéger d'un coup de vent, ou d'une pluie phosphorescente dégringolée du Nord.

Sarah voyait toutes choses avec exaltation.

Côté : Ils apprennent aux enfants le sens de la marche. On ne marche pas pour se déplacer, explorer, conquérir: on marche pour s'installer en soi, et pour approfondir.

Sarah allait sans cesse et loin dans une libre fixité.

Deux – Il est le Lieu des grands arbres. Les peuples habitent en eux. Ils ont creusé leurs troncs, et arrangé leurs branches. Ils se nourrissent de leur sève et consomment en toutes sauces et manière leurs feuilles, leurs fleurs, l'éponge de leurs écorces.

Ils ont une écriture dont l'orthographe change au bon gré de leurs songes. Et cette écriture dit : Nous, gardiens de la terre et surveilleurs du ciel, et fils direct des sèves au cœur croisé des feuilles...

Leur inconscient est une fleur d'ombre connue du grand soleil. Aucune nuit ne s'ouvre en eux.

Rien ne les surprend et rien ne les effraye, car chacun de leurs rêves est ciselé à paupières grandes ouvertes pour qu'il demeure matière primale de toutes actions possibles.

Ce Lieu se trouve dans un sable de désert où les sources d'une eau fraîche sont extraites de racines. Ils appellent ces racines : Le fixe-qui-court.

Sarah vivait au rêve.

Côté : Ils vénèrent des bambous en riant aux éclats et en les frappant à petits coups de pieds. Cela les fait fleurir tous les soixante-dix ans.

Sarah célébrait toutes les plantes.

Côté : Certains se prennent pour des écorces. Les femmes sont apparentées à certaines feuilles. Les enfants sont inscrits dans les nœuds des hautes branches. Ils n'ont même pas à se faire arbre pour l'être à tout moment. Aucune lignée n'est instituée. Aucun père n'est à tuer. Toute mère dit : « Fraternité seulement ».

Sarah n'était ni mère ni fille Et son nombril s'était évaporé..

Côté : Ils entaillent des jointures de l'écorce et sanglotent à chaque goutte de la sève qui s'écoule. C'est comme un acte d'humilité, et c'est un geste de plongée dans l'essence de leur monde. Cette essence ne leur sert qu'à s'adresser au ciel et à comprendre les vents.

Sarah semblait une brume qui aspirait le monde.

Côté : Leur destin est de rejoindre la terre en compagnie de ces racines qui contemplent le soleil. Ils sont patients car ils n'attendent rien : ils se donnent à la vie sans reliques en compagnie de leurs avoirs. Ils se fondent dans ce don qui les fondent.

Sarah s'instituait en offrande.

Trois – Il est le Lieu d'une ville de terre. Les peuples ont fructifié là-dedans. Ils ont oublié leurs mythes des origines et vivent avec le sentiment qu'ils proviennent de partout.

Ils disent que le but de leurs routes est la route elle-même. C'est pourquoi ils ne les prennent jamais.

Ils vivent dans des lumières qu'ils élaborent avec des pierres limpides et des poignées de bêtes-à-feu. Mais ils considèrent ce métier inutile. Pour eux, seul le regard peut éclairer l'obscur.

Ils parlent des langages qui changent à chaque pleine lune, et qui rappellent de vieux lambeaux de langues. Ils ne connaissent pas ces langues: ils les désirent en les imaginant. C'est le désir-imaginant comme manière d'être au monde.

Ils se tiennent la main pour dormir, et le jour, ils exercent leur esprit à s'en aller très loin en rassemblant tous les endroits qu'ils peuvent imaginer. Ils errent sans fin, immobiles dans une fraternité qui les rassemble, et les libère. Pas frères de sang, mais frères dans la pratique du loin.

Les peuples bâtisseurs soupçonnent leur existence. Les peuples mystiques les devinent. Les peuples nomades les prennent pour des cousins.

Sarah semblait un petit arbre dont le feuillage serait le ciel.

Côté : Certaines de leurs villes possèdent de hautes façades de verre qui reflètent l'asphalte, et qui dessous la pluie acide, prennent des couleurs de terre. Toute ville leur est proche, où le promeneur rêve du noir sableux de la terre végétale.

Sarah se levait quand la pluie et la terre se mêlaient.

Coté : Ils mangent dans des assiettes de corail rose. Ces assiettes ne servent qu'une fois. Ils les entassent en bordure de leurs villes, pour obliger le vent à chanter comme la mer. Cette lisière est un seuil pour initiations qui ne conforment à rien, ni ne préparent à rien. Qui initient à l'initiation.

Sarah s'exposait à la foudre des orages et revenait de là avec un autre regard.

Côté : Certains d'entre eux s'en vont. On les appelle : «Les Immobiles». Ou: «Bon manger des routes».

Sarah disait que la beauté d'une route est de ne pas arriver.

Quatre – Il est un Lieu ouvert aux quatre vents. C'est un plateau de calcaire et de palmiers royaux. Les peuples y vivent en regardant les horizons, et disent voir en même temps le soleil et la lune, l'eau dormante et le feu. Ils fondent l'avant avec l'arrière, ils soupèsent le futur en soulevant le passé, et ils célèbrent leur vie dans la pénombre des tombes.

Ils prétendent rassembler leur esprit en le maintenant toujours dans une grande dispersion.

Sarah mariait les fleurs contraires et maintenait les bougies sous la pluie.

Côté : Leurs temples sont des îles. Elles sont peuplées de vieilles tortues, éternelles comme des pierres. Dès leur naissance, ils les traitent comme si elles devaient mourir dans les secondes qui viennent, et ne font pas de différences entre elles et les personnes humaines.

Sarah saluait toute vie.

Côté : Pour eux toutes choses sont causées par d'autres et génèrent des milliers d'autres. C'est pourquoi les femmes rêvent en boucles, et les hommes en spirales.

    Sarah ne regardait que pour voir.
Sa vision la plus large fixait un seul détail.

Côté : Ils mettent les enfants à la fin, et les vieillards au commencement. Et chaque enfant se choisit un vieillard comme dieu personnel. Et chaque vieillard se trouve un dieu dans un petit-enfant.

Sarah savait se faire très jeune et très vieille en même temps.

Côté : Ils disent que pour lier les effets et les causes, il faut nouer le désordre dans l'ordre, et l'impossible dans le possible; il faut créer des dieux.

Ils créent des dieux à tout instant, juste pour mieux compliquer toutes choses. Et ce sont les dieux eux-mêmes qui sont chargés de ne pas s'oublier.

Sarah laissait briller les Bêtes- à-feu.

Cinq – Il est le Lieu d'un désert de pierres pétrifiées par le sel. Les peuples qui y survivent sont des fils de nomades; ils ont connu des savanes aux herbes jaunes, des routes sans horizon et des mers aspirées par les fureurs du ciel.

Ils ont creusé leurs gîtes dans la fraîcheur du sol. Leur vie se passe à structurer le vide qui les entoure par les architectures de leurs rituels.

Ils sont tout en solennité mais ils se moquent de la solennité. Autour de leurs morts, ils peuvent rire ensemble comme on fredonne un hymne, ou pleurer comme on mène bacchanale.

Ils disposent partout les signes du sacré mais n'ont aucune église. Leur sacré est de sacraliser les signes du sacré. Et dans ce jeu de signes, ils fondent leurs équilibres entre le bien et le mal, entre le juste et le bon. Ils ne connaissent ni les lois ni les règles : juste les signes.

Ils étudient le monde pour demeurer émerveillés par ses mystères. Leurs sciences les rajeunit et leur savoir les rend légers.

Sarah était un étonnement constant.

Côté : De vieilles églises, réinventées dans des cultes et rituels qui n'ont plus de mystères, et qui fondent des alliances de choses diverses, célébrées l'une par l'autre.

Côté : Chaque homme apprend les rituels qui divinisent la féminité. Et chaque femme, ceux qui divinisent la condition des hommes. Et chaque couple est une célébration d'échange qui s'exerce chaque jour.

Sarah se levait à l'approche de tout homme.

Côté : Les rituels ne confortent aucun système, ils assurent juste la prolifération incessante des rituels, l'un induisant l'autre, l'un comptable des plénitudes de l'autre. C'est pourquoi leur sacré ne craint aucune réalité, aucune science, aucune saillie de leur conscience, et n'obscurcit aucune âme généreuse.

Sarah avait des gestes.

Côté : Ils disent que le rite agence l'obscur et la lumière mieux que toute mathématique. Ils gèrent l'indéchiffrable des conditions humaines, l'in-dénoué du temps, la lumière incessante de la mort.

Sarah savait des gestes et gardait les postures.

Six – Il est un Lieu enfoncé dans la terre comme une âme de racine. Les peuples qui y résident ne lèvent jamais les yeux au ciel.

Ils déchiffrent les poussières, sacralisent des pierres noires qu'ils jettent dans des abîmes. Ils boivent des thés d'une herbe noire de cavernes et un alcool tiré du venin d'un serpent.

Ils disent scruter des horizons en s'endormant dans des trous sans lumières. Seul le silence sans clarté de la terre construit pour eux de grands espaces. Ils se disent pourtant, grands voyageurs et bien connus des arpenteurs de routes et des driveurs en mer.

Sarah embrassait de vieilles pierres.

Côté : Ils disent que tout système devient pâle, et blanchit, et que seul reste dense, d'un sombre lumineux, le mystère de la vie.

Sarah saluait toute vie.

Côté : Quand ils perçoivent un essoufflement de leurs rêves, ils fêtent le cycle des voyageurs, et sans bouger de leurs lieux, ils célèbrent ceux qui vont et viennent par le monde, comme s'ils étaient des dieux.

Ces dieux de passage doivent leur laisser un mot de leur langue, un ustensile de leurs bagages, un poème, une idée, un sentiment qui leur soit propre. Eux, sans essayer de les comprendre, installent ces dons dans leur vie.

Sarah offrait des choses aux visiteurs.

Côté : Ils accueillent ceux qui viennent vers eux, pas avec le regard que permet la transparence du jour, mais avec cette vision que les oiseaux développent face aux splendeurs obscures – et lumineuses – de la nuit. Si bien qu'ils ne disent pas: Bonjour étranger. Ils disent, comme le plus beau des compliments: Bonjour, beau-chant-de-la-nuit.

Sarah chantait la nuit.

Côté : Ils disent que le jour est rencontre , et que la nuit est relation. Que le jour tolère, et que la nuit accepte. Que le jour intègre, et que la nuit accorde.

Sarah chantait la nuit.

Sept – Il est le Lieu qui vit dans un poème. Il se tient tout entier dans un texte écrit sur de vieux parchemins tirés des peaux de marmotte ou d'oreilles de cabris. Ce texte se voit multiplié à l'infini, chacun renvoie à tous les autres, et ces renvois tissent une géographie sur l'ensemble de la terre.

Ceux qui disposent d'une copie, le lisent dans des rituels consacrés à chaque aube ; ils se disent frères, sans se connaître de père ou de mère.

Ils vivent en solitaires, qui dans un désert, qui en dessous des arbres, qui dans une case d'où jaillit une source, qui sur un caillou soulevé en pleine mer, qui dans les boulevards clignotants des grandes villes.

Mais sans se voir, ils avancent comme un peuple, sur cette terre tissée de petits parchemins, dans ce cosmos de mots, de verbes et de syllabes, dans l'univers minuscule du poème.

Ceux qui pourraient les désigner n'ont plus de territoire et ne connaissent aucun des mythes des origines, et ne se soucient jamais d'eux.

Sarah ne semblait jamais seule.

Côté : Ils disent que l'alliance se fonde dans le geste répété, ensemble, peu importe le moment, peu importe la distance, peu importe l'origine.

Sarah dansait sur des choses qui ne se dansent pas.

Côté : Ils disent que c'est en construisant sa solitude comme une beauté que l'on apprend à être ensemble, car l'on peut alors en peser la valeur.

Sarah vivait seule mais existait dans une multitude.

Côté : En leurs terres, les enfants ne deviennent des personnes que lorsqu'ils ont éprouvé jusqu'au délire l'orage violent des rêves d'enfance. Et c'est riches de ce vertige qu'ils entrent en créateurs dans la raison des hommes.

Sarah pratiquait une folie juvénile.

Quand le jeune bougre lui lisait la description des Lieux (avec l'idée qu'elle les désigne sur la mappemonde) Sarah-Anaïs-Alicia éclatait d'un rire de tourterelles. D'autres fois, elle souriait à d'invisibles fleurs de mandarines. Elle ne semblait pas prendre l'affaire très à cœur. On aurait pu croire qu'il lui exposait une lubie d'enfant. Encore plus douce que d'habitude, elle lui disait ne pas savoir où se trouvait Sarah, et que le savoir ou ne pas le savoir n'avait pièce importance. Il lui demandait si Sarah aurait pu vivre dans un de ces Lieux. Elle lui répondait, en zieutant ses miroirs, que Sarah pourrait vivre n'importe où, et que ça non plus n'avait pas d'importance. Puis, d'un air de Vierge-Marie, elle se penchait sur le Livret, le déchiffrait lentement, et lui disait (avec sa voix de petit-vent-dans-feuilles et un sourire malin multiplié dans les miroirs) :

- Pour vraiment vivre dans un de ces Lieux, il faudrait être partout…

Patrick CHAMOISEAU


 

Viré monté