Depuis que la controverse autour du projet
«Humanités créoles» mis en œuvre
par Bernard Alaric et quelques-uns de ses collègues inspecteurs
de l’Education Nationale, projet contesté par le Ministère
et qualifié de «communautariste», a pris de l’ampleur
(débats télévisés, articles de presse
etc…), on voit fleurir ici et là des contributions
pour le moins curieuses. La plus hilarante est celle d’un
collègue de B. Alaric qui se fend d’un long texte ressemblant
à la dissertation d’un élève besogneux,
bourrée de citations ou de références à
des auteurs/des ouvrages prestigieux. Ce texte est pompeusement
intitulé «A propos des humanités créoles
et d’un problème plus général»
et l’auteur, d’entrée de jeu, se pose «en
tant que philosophe». Il signe d’ailleurs son propos:
«docteur en philosophie». S’agit-il d’une
naïveté ou d’un désir d’en imposer
au vulgum peccus? Les deux sans doute car chacun sait qu’il
y a un monde entre un «philosophe» et un «professeur
ou docteur en philosophie». De même qu’il y a
un monde entre un docteur en littérature et un écrivain,
entre un professeur de mathématiques et un mathématicien.
N’est pas Camus ou Bourbaki qui veut! Ni, à plus forte
raison Heidegger cité par notre docteur en philosophie dont,
soit dit en passant, on ne connaît aucun texte ou ouvrage
de philosophie. Il y a donc au départ de ce propos - qui
écrit quoi? - une escroquerie intellectuelle qu’il
convient de démasquer.
Mais progressons, si vous le voulez bien et posons-nous la deuxième
question qui vient logiquement à la suite de celle qui vient
d’être évoquée à savoir: quel est
le statut du discours tenu par notre apprenti-Aristote? sur quels
fondements s’appuie-t-il? La réponse est là
aussi claire comme l’eau de roche: ce propos s’élabore
sur le socle de la culture occidentalo-universalisante sûre
d’elle-même et de son bon droit et acharnée à
imposer le culte de la Raison à l’Autre. Qu’un
tel discours soit tenu par un Occidental n’aurait rien de
choquant. Après tout la colonisation était faite aussi
pour ça: civiliser les Nègres, les Amérindiens,
les Arabes etc…Qu’elle vienne d’un colonisé
- même départementalisé ou régionalisé,
ou plus exactement ultrapériphéricisé - est
plus inquiétant. Ce monsieur affecte de croire qu’il
existe une Raison universelle, applicable à tous, quel que
soit le positionnement des uns et des autres dans le champ clos
de l’affrontement des peuples et des cultures que l’Occident
a appelé «l’Histoire». Heureusement qu’Aimé
Césaire, Frantz Fanon ou Edouard Glissant (que l’auteur
cite de manière tronquée et somme toute malhonnête)
n’ont point adhéré à cette Vulgate du
parfait petit colonisé et qu’ils ont, haut et fort,
ébranlé les assises du monde occidental, le premier
en poussant «le grand cri nègre», le second celui
des «damnés de la terre» et le troisième
celui de «l’identité multiple» qui, contrairement
à ce que croit notre philosophe sous les cocotiers, n’est
pas du tout la disparition des identités particulières.
Mais, sans doute, pour reprendre un mot qu’affectionne notre
auteur, Césaire, Fanon et Glissant sont-ils les victimes
de leur pathos. Au moins le pathos produit-il, chez les
colonisés, des œuvres de l’esprit mondialement
reconnues alors que la raison ratiocinante de notre philosophe du
dimanche n’aboutit qu’au vide et au creux.
Ensuite, Césaire, Fanon et Glissant ont écrit d’abord
«en tant que martiniquais», pas en tant que poète,
psychiatre ou romancier car ils étaient conscients d’être
les fils d’une histoire particulière, celle de la Traite,
de l’esclavage et de l’assimilation, alors que notre
homme qui écrit «en tant que philosophe» vit
sur un Olympe imaginaire, hors histoire, hors territoire, dans l’Eternité-Universalité
du logos ou ce qu’il imagine être tel. Il a semble-t-il
oublié d’où il sort, qui il est et porte avec
une arrogance pour le moins comique ce fameux masque qu’a
dénoncé Fanon.
Abordons maintenant l’un des points évoqués
par notre philosophe, à grands renforts de citations (quelle
tête bien pleine à défaut d’être
bien faite!), celui de l’identité. Il conteste que
l’école ait pour objectif premier de participer à
la construction identitaire des élèves et renvoie
donc dans les cordes et le projet «Humanités créoles»
de B. Alaric et allii. et le manifeste «Eloge
de la Créolité» de J. Bernabé, P.
Chamoiseau et R. Confiant. Quand on examine l’histoire du
système scolaire, ne serait-ce que français, et cela
simplement à partir de la fin du XIXe siècle,
lorsqu’elle commencera, avec Jules Ferry, à se généraliser,
on comprend que l’affirmation de notre Aristote des Hauteurs
de Terreville (lieu où, contrairement au Parthénon,
souffle peu l’esprit, du moins pour certains tels que lui),
est une pure et simple ânerie. Pourquoi? Parce qu’en
fait, c’est dès l’époque de la Révolution
française que s’est mis en marche le rouleau compresseur
de l’unification linguistique et culturelle de l’Hexagone,
c’est-à-dire de la domination du Nord sur le Midi suivi
de l’éradication de la culture de ce dernier. Dans
ce processus ethnocidaire, l’école en est venue à
jouer un rôle fondamental. C’est l’école
qui a construit ce qu’aujourd’hui on appelle l’identité
française, notamment par le biais d’une langue unifiée
par la force. En réalité, hormis chez les peuples
qui vivent de manière encore tribale (dans la forêt
amazonienne par exemple) où l’identité est transmise
de manière collective et générationnelle, partout
ailleurs dans le monde, c’est l’école qui a pris
le relais de la grand-mère ou du grand-oncle. Et pas seulement
l’école à l’occidentale mais tout aussi
bien la medersa arabe ou l’école chinoise.
Mais bon, les promoteurs du projet «Humanités créoles»
sont assez grands garçons pour se défendre eux-mêmes,
venons-en aux attaques portées contre l’«Eloge
de la Créolité». L’auteur reproche
d’abord à ce texte sa faiblesse philosophique comme
s’il s’agissait d’un traité de philosophie!!!
Il n’est même pas capable de distinguer un manifeste
littéraire - ce qu’indique clairement dans le titre
le mot «Eloge» - d’un ouvrage brassant concepts
et théories qui, dans ce cas précis, se serait alors
appelé «Traité de la Créolité»
ou «Discours sur la Créolité».
Par exemple en intitulant l’un de ses livres, «Le
Discours antillais», Glissant affichait une volonté
clairement philosophique alors que les rédacteurs de l’«Eloge
de la Créolité» visaient deux objectifs:
- réveiller chez nos artistes (écrivains, peintres,
sculpteurs, musiciens, cinéastes etc…) le sens du
Beau ou plus exactement de la beauté créole: beauté
anti-exotique, anti-doudouiste-colibri-mer-bleue-peau de sapotille,
beauté des bidonvilles que sont le Morne Pichevin ou Texaco.
Grandeur des djobeurs, des ramasseurs de tinettes, des combattants
de damier, des marchandes de poissons ou de légumes, des
quimboiseurs, des Koulis d’Habitation etc…Beauté
de la langue créole toujours considérée par
certains comme un vulgaire patois.
- faire prendre conscience de la chance inouïe que nous
avions, nous Créoles, en dépit de notre histoire
tragique, d’avoir créé cette identité-mosaïque,
multiple, qui est en train de s’imposer partout à
travers le monde aujourd’hui.
Et les rédacteurs de l’«Eloge»
d’exemplifier ces deux points forts dans leurs productions
littéraires, cinématographiques, musicales (Chamoiseau
a écrit des chansons pour Tabou Combo notamment) ou scientifiques
(à travers tout le travail de défrichage du créole
que fait Jean Bernabé sur le créole en s’aidant
de la linguistique). Donc, après le Manifeste, l’Action!
Il n’y avait pas, et il n’y a toujours, aucune ambition
philosophique derrière tout cela et le reproche que nous
fait notre Aristote tropical tombe complètement à
plat. Nous sommes jugés, et nous le seront dans l’avenir,
sur nos œuvres, nos réalisations concrètes, non
sur des concepts philosophiques que nous n’avons jamais eu
l’intention de créer. «Créolité»
et «Diversalité», les seuls termes s’apparentant
à des concepts figurant dans l’«Eloge»,
sont tout juste désignés par nous comme étant
des «notions». Contrairement à notre contempteur
que la modestie n’étouffe pas - alors qu’il n’a
jamais créé un seul concept lui-même - , nous
avons le sens de nos limites et nous nous sommes défini dès
le départ des objectifs clairs que nous nous sommes donnés
les moyens d’atteindre. La traduction de nos ouvrages dans
27 langues (dont le japonais et le coréen), le fait qu’ils
soient étudiés dans maintes universités des
USA et du Canada (tant dans les «Département de «French
Studies» que dans ceux des «Black Studies») ainsi
que l’accueil du lectorat antillais nous prouve que nous n’avons
pas eu totalement tort d’avoir fait l’éloge de
ce que nous sommes. Au moins savons-nous ce que nous sommes: des
Martiniquais avant tout, des Nègres, des Créoles,
des Caribéens etc…avant d’être des écrivains,
des linguistes ou des anthropologues. Tout comme Césaire,
Fanon ou Glissant, dont nous sommes les héritiers, nous avons
écrit à partir d'une histoire précise et d’un
lieu précis.
Notre contempteur nous reproche ensuite le flou de notre définition
de la notion de Créolité. En parfait nègre
gréco-latin, il est persuadé que l’identité
est quelque chose de net, de clair, de rationnellement définissable
alors même que dès le XIXe siècle
avec Freud, puis au XXe avec les philosophies de la «déconstruction»
le fameux «Sujet» de la philosophie classique a été
mis en question, sinon mis à mal. En Occident même,
seul lieu de la Pensée selon notre auteur (il ne cite que
des Occidentaux), on est peu à peu revenu des certitudes
cartésiennes et d’autres modes de pensée ont
vu le jour. Mais ne nous embarquons pas sur ce terrain car, répétons-le
l’«Eloge de la Créolité»
n’est pas un ouvrage de philosophie mais un manifeste littéraire.
La Littérature, contrairement à la philosophie, n’a
pas pour objectif d’expliciter le monde, de poser les bases
d’une vision logique de ce dernier mais bien d’en explorer
le vécu. Ah voilà un terme qu’abhorre notre
homme! Le vécu! Cela lui rappelle trop de choses, cela l’oblige
à se rappeler qu’il est un nègre-martiniquais-créole-colonisé.
Se présenter comme un philosophe désincarné
lui convient mieux: c’est plus rassurant. Les concepts n’ont
ni histoire ni lieu, n’est-ce pas? Ils sont éternels.
Encore que! Encore Heidegger disait que «la philosophie parle
grec». Mais bon…
Il nous reproche notre «obscurité» alors que
nous n’avons fait que nous aligner sur la notion d’«opacité»
d’Edouard Glissant qu’il semble porter aux nues. Oui,
l’identité est quelque chose d’opaque, de diffracté,
de contradictoire, d’imprévisible et selon nous, la
littérature (et tous les arts en général) ont
vocation à la prendre en charge, à l’assumer,
à la donner à lire (littérature), à
voir (peinture, sculpture), à voir et entendre (cinéma,
théâtre) ou à entendre (musique). Plus que toute
autre identité au monde, de part même ses conditions
de naissance, l’identité créole comporte de
larges pans d’opacité que la simple pensée rationnelle
ne saurait expliquer, sauf à la réduire à quelques
poncifs hérités d’un cartésianisme mal
assimilé.
Nous aurions pu continuer longtemps à décortiquer
le tissu d’âneries assimilationistes de notre contempteur
si le jeu en valait la chandelle mais il nous semble avoir mieux
à faire: continuer à écrire nos œuvres
d’une part et à produire de l’autre un savoir
autour de notre culture créole qui puisse être transmis
en premier lieu par l’institution scolaire et universitaire.
Raphaël CONFIANT
5.07.03
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