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Premier Kabar pou la kréolité: Actes

 

Histoire et Créolité

 

par Philippe Bessière  

En cette fin d’année 2002 nous avons bien évidemment une pensée pour ceux qui ont subi il y a juste cent ans la Nuée ardente1 à Saint-Pierre de la Martinique. Plus encore nous tenons à rendre un hommage appuyé à ce Martiniquais mort en Guadeloupe il y a maintenant 200 ans: Louis Delgrès. Cet officier noir de la Révolution a préféré se faire exploser, lui, sa faible troupe et ses assaillants plutôt que de devoir accepter le rétablissement de l’esclavage. Avant cela il avait lancé une Proclamation qui résonne encore aujourd’hui: La liberté n’est pas à vendre dit-il ! Aujourd’hui encore la mémoire de cet homme nous est précieuse.

Identité et histoire se sont longtemps ignorées à La Réunion. L’identité était considérée comme de l’ethnologie et donc une discipline inutile dans un département français. L’histoire était marquée par une vision hégélienne où l’accomplissement de l’Etat signait la fin des identités particulières. Alors l’histoire s’occupait de l’institutionnel tandis que l’identité était une affaire sacrée: chacun chez soi !
Il a fallu que se dessine la revendication de la créolité pour que l’histoire soit sollicitée dans différentes directions. Ce nouveau paradigme impose en effet aux historiens des réponses radicalement différentes suivant les options choisies:

  • les «éradicateurs»2 se contentent très bien d’une histoire ne prenant en compte que les évolutions statutaires et qui n’a pas beaucoup bougée finalement depuis André Scherer;3
  • les encenseurs que l’on a pris l’habitude (les tics de langages ayant du sens) d’appeler les partisans de la créolie qui ont des problèmes avec l’histoire et où l’on trouve des partisans de la culture de l’oubli;
  • les bâtisseurs dont certains se méfient par instinct d’un passé qu’ils connaissent comme étant explosif mais qui adhèrent de plus en plus à une conception de l’histoire comme réparation des crimes du passé et comme construction de la créolité.

Les éradicateurs: l’histoire est finie?

L’actualité offre malheureusement un magnifique exemple d’abolitionnisme identitaire en acte. La séance du mercredi 27 novembre 2002 à l’Assemblée nationale était consacrée à l’ «organisation décentralisée de la République». Le député maire de Saint-Denis proposa un amendement visant à supprimer de la Constitution la notion de peuple d’outre-mer. Voici un extrait de son intervention:

«De l’universalité du peuple français doivent naturellement faire partie les citoyens français résidant dans les collectivités d’outre-mer, auxquels on ne saurait reconnaître la qualité de peuples distincts du peuple français sans danger pour l’unité de la République. (…) Il est temps de mettre fin à cette discrimination constitutionnelle entre citoyens français.»

On devine bien dans une telle perspective comment peut être utilisée l’histoire de la République, «l’histoire de France». Et on reste confondu qu’un ministre puisse qualifier une telle proposition d’ «historique».4 Rose-May Nicole dans son roman Laetitia montre très bien comment dans ces conditions peut se dérouler une leçon:

«Les leçons d’histoire pour lesquelles l’institutrice montrait le plus grand intérêt, s’abattaient sur eux, entremêlées de dates et de personnages tombés du ciel. Le couronnement de Charlemagne, la défaite de François Ier, les exploits héroïques de Jeanne d’Arc, Crécy, Poitiers, Rocroi, les laissaient indifférents ; ils avalaient malgré eux les rengaines de Laetitia, au goût vomitif d’huile de ricin.»5

On sait que René-Paul Victoria est un ancien instituteur. A-t-il comme Laetitia fait une fixation sur le «blanc»?

«Au collège, Laetitia Fidélis menait une vie de psittacisme, avalant et répétant de son mieux ce qu’on y enseignait sans le moindre commentaire. Comme ses camarades, elle apprenait tout par cœur mais surtout s’ingéniait à ressembler à l’inoubliable et vénérée Madame Coubert.»6

Une telle attitude autophage de René-Paul Victoria révèle une utilisation perverse de l’abolitionnisme selon laquelle il faudrait se dissoudre dans la culture de l’autre. Mais un moi qui s’est liquéfié ne peut plus bien sûr y contenir l’autre. La personnalité ne tient debout qu’en suivant un modèle et en instituant une relation de dépendance. Sa position révèle un manque de confiance totale envers son pays et son histoire. L’absence de réactions à La Réunion traduit un déficit fort de créolité malgré ce que l’on peut entendre ci et là.

Les encenseurs: la méfiance envers l’histoire

L’histoire en pays créole est-elle dangereuse, bonne à remiser au placard aux horreurs? On pourrait faire un florilège des réactions de rejet et cela à tous les âges, de la Primaire à l’Université. Cette science humaine aurait-elle pour effet d’ouvrir la boîte à malices des mémoires revanchardes? En définitive cette discipline n’est-elle pas l’apanage des nations assises sur leurs archives écrites et leur tradition d’Etat?

Beaucoup de formules esquivent l’histoire. Pour Monique Séverin nous serions une fleur poussée sur un tas de fumier.7 Boris Gamaleya cache un radicalisme volcanique derrière un hermétisme opaque. Et Gilbert Aubry explique que la créolie «prétend contribuer à porter au grand jour une conscience collective réunionnaise qui est celle du peuple réunionnais.8 » Ce qui signifie bien que cette conscience est déjà construite. Rideau !

Sommes-nous le résultat du « miracle créole »? Cette expression est apparue autour du 150° anniversaire de l’abolition de l’esclavage à La Réunion. Elle fut défendue par Mario Serviable puis par Sudel Fuma. Mais quelle est sa consistance historique en dehors du souhait de ses auteurs? Ne retrouve-t-on pas plutôt une position d’esquive souvent adoptée par les chantres de la créolie où la poésie sert de dérobade.

Cette position n’est tenable que parce que les historiens de la place s’en confortent. «L’identité c’est une mauvaise problématique!» entend-on dans les séminaires de recherche. «Sois belle et tais-toi !»? Ici l’histoire est importée clef en main (de l’Union européenne bien sûr !). A une liste déjà longue où l’on trouvait entre autres «l’affaire Dreyfus», «la Guerre Mondiale », etc., il faut maintenant rajouter les dernières problématiques de la fac.: «le Front Populaire», «les Années Soixante»… Et bientôt peut-être une Histoire du Temps Présent à contre-emploi où l’on prend bien soin de gommer tous les effets, toutes les traces du temps long.9

Cette histoire-là qui construit délibérément un objet nationalement correct est coloniale parce qu’elle participe à l’écrasement culturel, au déni de mémoire.10 Il est normal qu’en réaction se soient développées des histoires-mémoires. Mais dans ce pays de secret et de violence (symbolique et réelle), les mémoires ne s’entendent pas entre elles. Et comment les faire communiquer du moment qu’elles sont sacralisées? C’est pourquoi Christian Barat crie casse-cou:

«La créolisation permet aujourd’hui aux Réunionnais de vivre ensemble dans une relative harmonie culturelle. La Réunion peut encore être idéalement définie île-carrefour où des personnalités singulières interprètent le pluriel de la culture. Un symbole fort. Les Réunionnais auront-ils la sagesse de maintenir cette harmonie ou inventeront-ils de nouvelles formes de racisme qui les pousseront à s’entre-déchirer dans une guerre des cultures?»11

Après le chantage au largage, le chantage à l’ancrage? Ne faut-il pas s’interroger quand un universitaire fait l’éloge de l’ignorance? A trop vanter une créolité imparfaite voire oppressante pour beaucoup12, on court le risque de voir les Kaf grossir les rangs des abolitionnistes voire fuir dans toute autre direction.

Les bâtisseurs de la créolité: l’histoire en héritage.

Retourner dans le passé de l’île conduit certainement à briser certaines images d'Epinal. Mais quelle est donc cette identité construite dans les sables de l'imaginaire? Sans doute plus dérangeante encore, l’histoire oblige à quitter une posture narcissique pour interroger chacun dans ses choix. Difficile en effet d’échapper à la question coloniale qui voit le peuple qu’évoquait Monseigneur (voir plus haut) se scinder entre colons et colonisés, avec les coloniaux en plus.

L’histoire est d’autant plus corrosive qu’il y a ici une continuité quasi permanente de la colonisation et que maintes Institutions et personnes morales ont été fondées au temps de l’esclavage sans pour autant qu’elles se sentent concernées le moins du monde par le travail de mémoire. Citons l’Eglise, la Justice, la Banque, la Ville, l’Industrie, le Foncier…

Comment construire un pays citoyen? Nous disons, et c’est un engagement fort, que ça ne peut pas être dans l’ignorance et la dépendance. Nous pensons que si l’histoire nous a légué cet héritage, c’est dans ce passé que nous devrions trouver les ressorts de notre action aujourd’hui. L’histoire n’est pas monochrome. Il faut partir à la recherche des créolisations (l’attachement à cette terre), des marronages, des métissages à toutes les époques. Faisons-le sans idées préconçues sans vouloir à toute force y voir la Révolution française13 ou une libération nationale comme en Haïti. C’est l’écriture de cette histoire-là qui permettra de mettre à jour notre patrimoine commun. Car il convient de le réaffirmer: Notre histoire a été enterrée. Il y a eu, et il se manifeste encore, une véritable volonté d’enfouir la mémoire, de détruire les traces du passé. Face à l’histoire certains se trouvent des «présumés»14 c’est-à-dire dénués de toute identité.

C’est pour répondre à cette situation que huit associations se sont regroupées pour intégrer le programme de l’UNESCO intitulé «La Route de l’Esclave ».15 Il s’agit de se donner les moyens d’amplifier le travail de mémoire qui n’en est qu’à ses débuts et qui nécessite de gros moyens. L’exemple mauricien est là pour nous montrer en grandeur nature la voie à suivre, «lo somin la limièr».16 Il faut déterrer l’histoire pour construire la créolité. «C’est dans les pierres, dans les arbres, dans les escarpements, les ravines, partout où nos anciens sont passés qu’il faudra dénicher la mémoire qui sommeille17

Notre histoire réunionnaise ressemble à un poème de Carpanin Marimoutou: elle dénote, elle détonne. Elle dékap.net18, elle Kaf en tôle19. Plus qu’irrévérencieuse elle est provocante. Elle est ce gigantesque kabar auquel nous voudrions convier la population. Nous pourrions y dire:

«Voilà pour nous la seule façon d’arriver à une réconciliation: Que les descendants des esclaves avec les descendants de maîtres se retrouvent ensemble et commencent point par point à rouvrir le dossier de l’esclavage. C’est le prix que le peuple réunionnais doit payer pour parvenir à son unité, pour se construire, uni autour d’une même vérité, uni autour d’une même nécessité.»20

Josette Falope nous disait que ce travail de deuil avait été accompli depuis longtemps aux Antilles. Ici la guerre des ombres continue. Tous les Mémoriaux érigés depuis le 150° ont été profanés: tagués, renversés, brisés, incendiés… Une chose est frappante: on s’attaque aux noms des affranchis de 1848 comme si l’on voulait détruire une réalité. J’avoue qu’en faisant visiter le Mémorial de Saint-Denis à Christiane Taubira j’avais trop honte.21

Construire le passé pour donner un sens à l’Ile ne peut pas se faire sans résoudre le problème laissé par tous ces esclaves morts laissés sans sépultures. Bien sûr nous ne sommes pas les premiers à nous en préoccuper. Le cas de «granmèr Kal » est intéressant. Cette âme errante réputée s’en prendre la nuit aux enfants: qu’est-ce qui pourrait bien l’apaiser? L’étude de Rose-May Nicole nous paraît pertinente. Voici brièvement ses conclusions:

«Cette sépulture donnée à Kalla est une démonstration du devoir des Blancs d’associer les Noirs à leur famille et à leur histoire.22 (…) Il semble (…) que la légende soit un stratagème utilisé pour mettre fin à l’angoisse des grandes familles et à leur peur de vengeance.»23

Conclusion.

Ce rapide tour d’horizon a permis de montrer, nous semble-t-il, comment l’intervention de l’histoire dans la question identitaire a contribué à clarifier les choses. Avec Joseph Ki-Zerbo nous sommes intimement persuadés que:

«Vivre sans histoire, c’est être une épave ou porter les racines d’autrui. C’est renoncer à être soi-même racine pour d’autres qui sont en aval. C’est dans la marée de l’évolution humaine, accepter le rôle anonyme de plancton de protozoaire. »24

L’actuel « harmonie » tant vantée entre les communautés est bien silencieuse. Il n'y a pas de fausse note tant que le créole est bâillonné, pas de faux pas tant que les gens vivent dans la crainte et dans la honte. On développe l’ANPE, l’ASSEDIC, les bureaux du loto, en attendant de construire un hippodrome. Mais pardon: on ne parle pas la bouche pleine ! Chacun constate jour après jour combien la société se délite. En réalité, tout ce béton qui a été coulé sur nos ancêtres disparus a pu créer un monde de déni, de secret. Mais la résistance, cette force de survie léguée par les anciens, a permis à la mémoire de survivre.

C’est pourquoi, à la suite d’un Jorge Amado, l’histoire se rehausserait en rendant à sa part kaf toute la place qu’elle mérite:

«C’est aux noirs que nous devons quelques-unes de nos caractéristiques populaires les plus puissantes, comme notre capacité à résister à la misère et à l’oppression, à survivre aux conditions les plus dures et les plus adverses, à vivre et à aimer la vie.»25

C’est pourquoi nous restons optimistes et nous parions sur les retrouvailles tellement nécessaires entre la mémoire et la production culturelle, entre fénwar é féklèr, entre histoire et créolité.

Notes

1 Raphaël CONFIANT, Nuée ardente, Mercure de France, 2002, 321 p.

2 Je reprends un mot de Mickaël CROCHET.

3 André SCHERER, La Réunion, Que sais-je? , P.U.F., 1980, 125 P.

4 Brigitte Girardin en réponse dans la même séance: «J’émets donc un avis très favorable à cet amendement sans doute historique.»

5 Rose-May NICOLE, Laetitia, Editions UDIR, Saint-Denis, 1999, p.71.

6 Idem, p.35.

7 Conversation privée.

8 Gilbert AUBRY, Pour Dieu et pour l’homme réunionnais, Océan Editions, Saint-André, 1988, p. 297.

9 Hubert Gerbeau n’est pas tombé dans ce panneau. Sa communication s’intitulait: «Permanences, rémanences et réminiscence de l’esclavage».

10 Philippe BESSIERE, «Vingt Décembre: le jour où La Réunion se souvient», L’Harmattan, Paris, 2001, voir le chapitre sur l’histoire, pp.149-191.

11 Christian BARAT, «L’harmonie interculturelle: mythe ou réalité?», Région Réunion, Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise: «Diversité culturelle et identité réunionnaise», Graphica, Saint-André, 2002, p.82.

12 Lucette LABACHE, «La question de l’ethnicité à l’île de La Réunion: vers un melting-pot?», thèse de doctorat en anthropologie sociale et culturelle, E.H.E.S.S., 1995, cinq volumes, 959 p.

13 Voir Claude WANQUET, Histoire d’une Révolution: La Réunion (1789-1803), trois tomes, éd. Jeanne Laffitte, 1980.

14 Christian JALMA, Le testament du vent, p. CXXVII-CCXXVIII, repris du journal Témoignages du 13 décembre 1999.

15 Ankrake, ARTACADA, C.D.P.S, Lantant Pikan, Moulin kadèr, M.R.I.C.R., Pain et Parole, Rasine Kaf.

16 Lire Le Quotidien du lundi 16 décembre 2002, pp. 20-21.

17 RASINE KAF, Sur les chemins de la mémoire (p.37), @ntik, Le Port, à paraître, 252 p.

18 Site de l’association Art’Senik.

19 Titre d’une exposition de William ZITTE.

20 RASINE KAF, opus cité, p.38.

21 Les encenseurs n’étaient pas là ce jour là, bien évidemment.

22 Rose-May NICOLE, La légende de grand-mère Kalle dans «Eudora» de Marguerite-Hélène Mahé, ADER océan Indien, 2001, p. 72.

23 Idem, p. 78.

24 Joseph KI-ZERBO, «Introduction générale» à l’Histoire générale de l’Afrique.

25 Jorge AMADO, Le Courrier de l’UNESCO, 609° numéro (dernière parution du mensuel), décembre 2001 (54° année), pp. 26-27.