Conte de l'Île Maurice
Il y avait une fois des Bourbonnais qui s'étaient réunis pour chasser le cabri; il y avait longtemps qu'ils en cherchaient sans en découvrir, lorsque l'un deux aperçut un beau cabri qui était sur la pointe d'un rocher escarpé, et paraissait ne se méfier de rien. Il fit signe aux autres de se taire, et, s'avançant avec précaution, il tira sur le cabri; celui-ci fut atteint mortellement; mais au lieu de tomber sur le rocher et d'y rester, il glissa tout du long, et alla tomber dans le fond d'un vallon où il demeura étendu sans mouvement.
Comment faire pour l'avoir? Les Bourbonnais étaient bien embarrassés; car l'animal était tombé dans une espèce de gorge dont les côtés étaient escarpés comme mur, et il n'y avait pas moyen d'y descendre. Aller chercher une corde, cela aurait pris du temps.
Un des Bourbonnais dit aux autres:
— Si vous voulez m'en croire, voici comment nous allons nous y prendre. Je resterai en haut et tiendrai avec les mains celui qui descendra le premier, un second le suivra, et un troisième, jusqu'à ce qu'on soit arrivé au cabri.
Les chasseurs battirent des mains en entendant cette proposition, et ils se mirent en devoir d'exécuter la manœuvre.
Le chasseur qui avait parlé le premier s'arc-bouta de son mieux, l'un des compagnons lui prit les mains et se laissa prendre le long du précipice, un autre glissa tout au long de son corps, lui saisit les pieds et se laissa pendre. Il y en avait plusieurs qui étaient ainsi suspendus, et ils étaient sur le point de toucher au cabri, quand celui qui était en haut s'écria:
— Camarades, je n'en puis plus, les mains me glissent, je vais lâcher tout.
— Crache dans tes mains, lui cria un des chasseurs, tu auras plus de force pour te reprendre après.
Le chasseur ouvrit les mains pour cracher dedans, et mieux se reprendre; mais comme vous pensez bien, les autres qui étaient suspendus dégringolèrent les uns sur les autres, et je ne sais comment ils firent pour se retirer de là.
PAUL SÉBILLOT
Je dois ce récit à une dame créole de Maurice. Elle m'a assurée que les Bourbonnais passaient pour n'être pas des plus fins, et qu'on racontait sur eux beaucoup d'histoires facétieuses analogues à celles-ci.
Cet épisode du sot qui lâche son point d'appui est extrêmement répandu. Il a été étudié par M. Nyrop (Romania, t. IX, p. 137-140) qui cite des similaires indiens, danois, romains, allemands etc.; M. G. Paris y ajouta une variante d'un récit entendu par lui dans l'est.
Je l'ai retrouvé en Haute-Bretagne (Contes Populaires, 1 re série, n°XXVII). On a pu voir qu'il était populaire en Belgique (cf.; p. 276), et qu'à l'île Maurice, colonisée il y a deux siècles à peine, il s'est aussi implanté avec une adaptation un peu différente, mais, comme toujours, satirique. |