In Mélusine, 1878

Contes créoles de la Guyane.
 

Fille de Guy

Photo F.P.

Les trois œufs1

Il y avait une fois un nègre et sa femme qui demeurient dans un village au bord de l'Oyapok. Ils avaient une petite fille qui était bien la plus gentille enfant qu'on pût voir. Obéissante, sage, aimant ses parents de toute son âme, elle était la joie et l'orgueil de son père et de sa mère toute la famille vivait du produit d'un petit champ de manioc et de patates qui entourait leur case.

L'hiver étant venu, des pluies torrentielles firent déborder la rivière, et quand les eaux se retirèrent, toute la plaine au loin n'était plus qu'un amas de gravier et de pierres. La disette désola le pays. Dans la maison du nègre, il n'y eut plus bientôt un morceau de cassave; la provision de patates diminuait de jour en jour.

— Après avoir causé bien des fois à voix basse de leur triste situation, après avoir bien pleuré, les pauvres gens résolurent d'aller perdre leur fille chérie dans les grands bois.

Ils se mirent en route un matin. Tout le long du chemin, la mère et son homme marchaient lentement les yeux gros de larmes; la petite fille allait en avant cueillant les baies qu'elle trouvait aux buissons. Tout d'un coup, n'entendant plus causer ses parents, l'enfant appela :

Maman ! Maman ! — Pas de réponse. — Hélas ! Pauvre petite, te voila perdue dans cette épaisse forêt. —

Plus elle cherchait son chemin, plus elle s'égarait.

— La nuit arriva; le feuillage était si épais qu'elle ne pouvait même pas voir pour se guider les étoiles ni la lune. Les bêtes féroces poussaient des hurlements terribles. L'enfant marcha, marcha toujours; ses petits pieds étaient en sang, ses dents claquaient de frayeur, elle succombait de faim et de fatigue.

Bientôt cependant les arbres se firent plus rares; une lumière brilla au loin. L'enfant se dirigea vers la lueur. Enfin elle aperçut une cabane. Elle frappa à la porte. Au nom de la bonne Vierge, ouvrez-moi, s'écria-t-elle.

— La porte s'ouvrit en grinçant. Une vieille Maman Diable toute ridée apparut sur le seuil.

— Que demandes-tu ? mon enfant, dit-elle d'une grosse voix.

— Je suis une pauvre petite fille qui a perdu ses parents dans le grand bois là-bas; J'ai peur d'être mangée par les bêtes féroces; permettez-moi, de me reposer cette nuit dans votre maison.

— La grosse voix répondit : Tiens, petite, lève les yeux. Vois-tu au-dessus de la porte ces trois gros potirons. Pour entrer chez moi il faut les recevoir un à un sur la tête.

— Hé, bonne maman, s'ils tombent sur ma tête, bien sûr ils m'écraseront ! je suis si petite, ils sont si gros ! Alors, mon enfant, c'est moi qui les recevrai pour toi.

— Maman Diable se mit alors à chanter d'un ton mélancolique :

Tombez, tombez, gros potirons !
Afin qu'elle entre en ma maison.

Puis elle avança sa pauvre vieille tête et reçut l'un après l'autre les trois gros potirons. Chaque fois, son corps pliait et ses genoux fléchissaient. Dès que l'enfant fut entré, elle demanda à manger.

— Ouvre ce buffet, petite, tu trouveras deux plats. Dans l'un, il y a de la bonne viande et du bon poisson; dans l'autre, il y a que des os et des arêtes. Mets-les sur le feu, et quand ce sera cuit, tu me donneras la part que tu voudras.

La petite alluma le feu, fit chauffer les deux plats et servit à Maman Diable le plat de viande et de poisson; elle garda pour elle les os et les arêtes.

Quand le dîner fut fini, Maman Diable mena l'enfant à son lit. Demain, quand tu seras bien reposée, dit-elle, nous irons nous baigner à la rivière.

— Avant de se coucher, l'enfant fit sa prière à genoux et remercia le petit Jésus de l'avoir sauvée de la nuit si noire et des méchantes bêtes.

Dès qu'il fit jour, Maman Diable et l'enfant allèrent à la rivière. Quand elles eurent pris leur bain, Maman Diable dit à l'enfant :

Petite, frotte-moi par tout le corps pour me nettoyer.

— L'enfant regarda alors le dos de Maman Diable, il était couvert de rasoirs, de couteaux, de clous pointus, de morceaux de verre cassé; pourtant elle n'hésita pas et frotta de son mieux le dos et les vieux membres de Maman Diable. Bientôt ses mains furent tout en sang.

Quand Maman Diable vit cela, elle s'écria :

Tu es une bonne petite file, tu as eu pitié d'une pauvre vieille; donne-moi tes mains.

L'enfant les lui tendit; alors elle lui cracha dans les mains et lui dit :

Maintenant, frotte-toi. Aussitôt les blessures disparurent. A présent, ma fille, il faut que tu partes pour retrouver tes parents. Voilà trois œufs. Quand tu rencontreras un obstacle sur ta route, tu n'auras qu'à casser un œuf, l'obstacle disparaîtra. Je ne te recommande qu'une chose: ne t'arrête pas un instant, et si d'aventure des jeunes gens viennent à toi et te font des compliments, ne les écoute pas et poursuis ta route sans faire attention à leurs belles paroles.

La petite embrasse alors Maman Diable, la remercia de sa bonté et partit. Après avoir marché quelque temps, elle arriva à une large rivière. Impossible de trouver un gué pour la traverser. Alors elle cassa son premier œuf. Un batelier parut sur la rive. Elle se mit à chanter :

Passez-moi donc, ô batelier.
Passez-moi donc, ô batelier.

Le batelier s'approcha, la fit monter dans son canot et la passa de l'autre côté de la rivière.

— Merci, bon batelier, de votre complaisance.

— Bonne chance, Mademoiselle.

— Elle continua ensuite son chemin.

— Elle marcha, marcha et se trouva à la fin arrêtée par une grande montagne toute pelée.

— Montagne, ouvre-toi, s'écria-t-elle en cassant son second œuf.

— La montagne s'ouvrit; un beau chemin la traversait. Des buissons fleuris bordaient la route; dans les arbres verdoyants chargés de fruits chantaient des oiseaux de mille couleurs.

— Tout d'un coup des cris joyeux s'élèvent; une troupe de jeunes gens s'approche en dansant et en riant.

— Oh ! la belle petite fille qui passe sur le chemin; voyez-donc les beaux cheveux, disait l'un; ah ! les jolis petites pieds, disait l'autre. Mademoiselle, venez donc jouer avec nous; nous vous mènerons dans notre maison, vous y serez la maîtresse absolue, vous ne ferez rien de toute la journée, nous travaillerons pour vous. Vous n'aurez qu'à vous regarder dans votre miroir, à vous peigner et à vous faire belle.

Mais la petite fille se souvenant des conseils de Maman Diable, ne détourna seulement pas la tête. Laissez-moi tranquille, dit-elle, j'ai promis de ne pas m'arrêter avant d'avoir retrouvé mes parents.

— Elle poursuivit donc sa route et arriva dans la plaine.

— Derrière elle, la montagne se referma et redevint comme avant: nue et désolée.

— Après avoir longtemps marché, la petite fille arriva enfin dans un village.

— La population était en grand émoi; la reine venait de mourir. Dès que les habitants virent l'étrangère, ils l'entourèrent, et, charmés de sa beauté et de sa grâce, ils lui proposèrent de la choisir pour remplacer la reine qu'ils venaient de perdre.

— Devant leurs instances, elle leur répondit: je ne puis accepter de régner sur vous qu'à une condition, c'est que vous preniez pour vos souverains mon père et ma mère dès que je les aurai retrouvés. Il n'est pas bon que l'enfant soit au-dessus de ses parents.

— Les habitants ayant accepté la condition, l'enfant cassa son troisième œuf.

A peine l'œuf était-il brisé qu'au bout du village on vit arriver le vieux nègre et sa femme, tout couvert de haillons, maigres, haves et courbés par le chagrin et la misère. En revoyant leur fille, qu'ils croyaient perdue à jamais ils versèrent d'abondantes larmes et voulurent se jeter à ses pieds pour lui demander pardon de l'avoir abandonnée. Mais elle ne leur en laissa pas le temps, et, sautant à leur cou, elle les embrassa tendrement.

— Ils furent ensuite proclamés les souverains du pays et vécurent heureux dans la suite avec leur fille.

— Ils furent bons et charitables aux pauvres gens, car ils avaient été pauvres eux-mêmes.

La nouvelle de cette aventure se répandit bien vite. Elle parvint dans le village où habitait jadis la bonne petite fille.

— Tous leurs voisins furent enchantés; seuls un nègre et sa femme en conçurent une jalousie extrême. Ces gens avaient une fille méchante, acariâtre, tout le portrait de sa mère d'ailleurs.

— Ma fille, je veux que tu sois reine aussi. Je vais aller te perdre dans le grand bois; tu vaux bien cette petite mijaurée, et quand tu seras reine tu me feras venir aussi avec ton père, afin que le reste de notre vie nous puissions passer notre temps à dormir et à ne rien faire.

— Ils allèrent donc dans la forêt et y laissèrent leur fille. La nuit venue, voilà les bêtes féroces qui commencent à hurler. Ma foi, l'enfant avait bien peur; mais, reprenant courage devant le danger, elle chercha à sortir du bois. Alors elle aperçut la lumière de la cabane de Maman Diable.

— Elle se dirigea de ce côté et arriva auprès de la porte.

— Ouvrez-moi, dit-elle, en cognant de toutes ses forces avec ses pieds et avec ses poings. Je ne veux pas passer la nuit dehors.

— La grosse voix répondit: Voyez ces trois énormes potirons; pour entrer dans ma demeure, il faut les recevoir sur la tête.

— Eh bien, recevez-les vous-même, afin que je puisse entrer.

— Maman Diable sans rien dire chanta sa chanson et reçut les potirons sur sa pauvre vieille tête. A peine entrée, la petite s'écria: J'ai faim, donnez-moi à manger.

— Maman Diable mit alors sur le feu deux plats: l'un de bonne viande et de bon poisson, l'autre ne contenant que des os et des arêtes.

— L'enfant, sans la remercier, prit pour elle tout ce qui était bon et ne s'occupa pas de ce qui resterait à la vieille.

— Quand le matin, on alla à la rivière et qu'elle vit le dos de Maman Diable, elle se mit à dire : Comment, vous croyez que je vais frotter votre vieux dos ! il est tout plein de verres cassés et de tessons de bouteilles.

— Maman Diable se rhabilla sans se plaindre; et quand vint le moment du départ, elle donna trois œufs à l'enfant. —

Mon enfant, suivez mon conseil; ne vous arrêtez pas en chemin avant d'avoir retrouvé vos parents; sinon il vous arrivera malheur. Quand vous rencontrerez un obstacle ou que vous désirerez quelque chose, cassez un des œufs, vous aurez toute satisfaction.

Sans remercier seulement Maman Diable, qui avait été si bonne, l'enfant prit sa route. Parvenue à la rivière, le premier œuf cassé lui fit trouver le batelier qui la passa sur l'autre rive.

— La montagne s'opposa ensuite à son passage.

— Alors elle cassa son second œuf et la montagne s'ouvrit. Un beau chemin bordé de fleurs se présenta devant elle. Elle s'y engagea.

— Alors les jeunes gens s'approchèrent.

— La belle enfant, voulez-vous venir jouer avec nous? vous trouverez dans nos habitations des miroirs où vous vous verrez tout entière. Nous serons vos esclaves; quand on est jolie comme vous l'êtes, on ne doit pas travailler, mais vivre à ne rien faire et ne songer qu'à s'amuser.

Rouge de plaisir et de vanité, l'enfant s'élança vers les jeunes garçons; mais à peine eut-elle franchi la route bordée de fleurs que la montagne se referma avec fracas et l'engloutit.

Elle ne fut plainte que d'une seule personne: de la bonne petite fille.

— Mesdemoiselles, que cette histoire vous serve de leçon !

Loys BRUYERE

  1. Ce conte peut-être rapproché du conte des Antilles : La Cruche de Nacre, inséré dans le Journal des enfants (1856), t.1 p.242); le conte est de Philibert Audebrand.