AU VISITEUR LUMINEUX
 
Plantes: savoirs, pouvoirs et transmission en Guadeloupe
 
par Myrtô Ribal-Rilos
Docteur en LCR
 

Toutes les sociétés, de l’Égypte antique à L’Asie et de l’Amérique précolombienne aux pays d’Europe du nord, ont attribué aux plantes un rôle essentiel, tant dans le domaine de l’alimentation que dans celui du magique et des soins. La société guadeloupéenne ne diffère guère des autres de ce point de vue. Héritière en la matière des savoirs caraïbes, africains et européens, elle les a refondus en les adaptant à ses besoins et à son environnement social, culturel et religieux. Les pressions liées à l’assimilation ont généré en Guadeloupe “l’attitude du détour” à propos des savoirs liés aux plantes. Ce mode de résistance a été salutaire puisqu’il a autorisé le maintien de quelques pratiques et traditions. A contrario cependant, les modes de transmission du savoir ont subi de sévères atteintes en raison du changement de mentalité en matière d’organisation et d’éducation familiale. Les enquêtes menées sur le terrain à propos de transmission permettent de constater qu’une adaptation au changement se fait jour lentement avec de nombreuses difficultés, mais le processus de transmission des savoirs est en marche avec des moyens aussi divers que les médias ou les écoles de médiums. Malgré ces dispositifs, une déperdition des données se fait jour, situation commune à toutes les sociétés qui entrent en modernité.

L’oralité dans le domaine de la transmission cède lentement le pas à la scripturalité, avec quelques conséquences. Si nommer les plantes en langue créole est chose faite depuis fort longtemps, l’écriture n’est pas toujours aisée pour des tradipraticiens. La complexité de certaines recettes exigeant d’eux une mémoire sans faille, ils recourent aux écrits. Des cahiers sont jalousement conservés dans les familles. La transmission dans ce cas ne concerne qu’une infime minorité.

De notre rencontre avec quelques tradipraticiens1 et autres informateurs, est née l’idée de présenter de façon succincte un corpus de quelques plantes autour desquelles existent des savoirs, des modes de transmission. Il n’est pas question ici de s’interroger sur l’origine de ces savoirs, mais leur classement en domaine public et en domaine des initiés2 appelle réflexions et illustrations.

Dans un premier temps il s’agira de présenter deux plantes tirées du corpus appartenant aux domaines public et de l’initiation.

Dans un second temps, quelques modes de transmission seront présentés.

Enfin, selon des informateurs, la présence de plantes en certains lieux était signifiante et permettait non seulement une lecture de l’espace aménagé, mais aussi la compréhension des relations entretenues par les Guadeloupéens avec le “sacré et le magique”.

Cinq plantes ont été sélectionnées en fonction des critères suivants: ces végétaux sont cités régulièrement dans le discours populaire, en des régions différentes, ensuite ils sont communs et également répartis sur l’ensemble du territoire, Enfin une rencontre avec des tradipraticiens a montré l’usage courant de ces végétaux dans le cadre de leur pratique.

Le tableau qui suit présente les plantes avec leur nom vernaculaire et scientifique, les lieux où il est possible de les récolter et les domaines d'appartenance de ces plantes.

 

Nom vernaculaire Nom scientifique Sites Domaine courant d’usage
Acacia Mimosa lutéa Terrain sec Public et initié
Immortel Erythrina corallodendron Haie Public et initié
Pied poule Eléusine indica Jardin Public
Bougainvillier Bouganvilléa glabra Haie Public
Menthe épaisse Mentha citrata Jardin Public

 

Le domaine d’appartenance des plantes

Plantes du domaine public

Mentha citrata ou menthe épaisse

Il existe en Guadeloupe une capacité d’identifier non seulement les plantes mais les circonstances d’utilisation de ces dernières. Ce savoir relève d’une volonté de répondre (ou de parer) à toutes les situations qui pourraient contrarier le projet d’atteindre l’objectif fixé: la réussite sociale pour soi et les siens. Les personnes interrogées utilisent le terme “pouvoirs des plantes” avec de multiples sens. Pour certains, les plantes possèdent de par leur contact avec la terre des vertus qui leur donnent le pouvoir de résoudre des difficultés physiques et mentales. Pour d’autres, les plantes n’ont en elles-mêmes aucun pouvoir, ce sont les officiants qui les chargent d’agir de telle ou telle manière sur les personnes, les choses ou les événements. Dans le premier cas, le savoir a été largement diffusé, l’usage de la plante est de notoriété publique et aucune initiation n’est nécessaire pour s’en servir. Dans le second cas, les officiants doivent acquérir un savoir-faire par le biais de l’initiation.

La menthe épaisse appartient au premier groupe, c’est-à-dire au domaine public, comme l’indique l’entretien qui a été réalisé en 1994 en Guadeloupe avec madame E. B.:

…Lorsque ma fille a décidé de s’installer avec son ami dans une maison, je me suis disputée avec elle, car je ne voulais pas qu’elle sorte de chez moi non mariée. J’ai vite compris que je ne réussirai pas à les convaincre de se marier. Pour ne pas perdre ma fille, j’ai accepté sa mise en ménage. Nous avons donc attendu que son ami trouve une maison. Lorsqu’il a effectué toutes les démarches pour le loyer, alors je me suis mise en branle. J’ai acheté chez la marchande de feuilles au marché les plantes dont j’avais besoin pour nettoyer la maison que ma fille habiterait. J’ai pris du balai doux, de la lavande et de la menthe épaisse3. Car c’est ce qu’on met pour préparer et parfumer une maison. J’ai écrasé le tout dans de l’eau dans laquelle j’avais préalablement mis quelques gouttes de lait d’iris pour que ma fille soit toujours blanche aux yeux de son mari. J’y ai ajouté du “ce que femme veut” (essence de parfum). J’ai récuré la maison d’abord avec du grésil et de l’alcali (ammoniaque) pour chasser toutes les mauvaises influences qui existaient dans cette maison et ce n’est qu’après, que j’ai utilisé le contenu de mon seau dans lequel il y avait mon bain composé…

…Voilà, ce que je dis, c’est quelque chose que ma maman avait fait pour moi aussi, lorsque je me suis mariée. Maman connaissait l’utilisation des plantes, mais elle n’était pas initiée pour autant. elle venait de la campagne de Trois Rivières.

Du discours de cette dame, il ressort qu’il est de notoriété publique que les maisons doivent être nettoyées avec des plantes avant d’en prendre possession. Et l’information relative aux plantes à utiliser peut être communiquée par toute personne ayant tant soit peu conservé un fonctionnement traditionnel et sans pour cela avoir subi la moindre initiation.

Cet entretien nous amène à quelques commentaires à propos des notions de savoir-être. S’agissant du statut de la jeune fille, celle-ci ne pouvait quitter la maison de sa mère sans être mariée. La mère avait un sentiment d’échec, le mariage était perçu par elle comme un moyen de promotion sociale. Il est important de souligner que dans l’entretien cité la fille de E. B. est âgée d’une vingtaine d’années et agit en accord avec la modernité. Quant à E. B., son désir de reproduire un modèle qu’elle connaît, la pousse à insister auprès de sa fille pour qu’elle se marie. La reproduction du schéma traditionnel apparaîtra cependant dans la préparation de la maison.

Les démarches et actions menées par E. B. pour la préparation de la maison peuvent faire penser à un souci de propreté, mais une telle interprétation ne prend pas en compte la dimension rituélique du bain. En effet, cette préparation pour la maison est une démarche qui concerne les croyances des créoles. Préparer la maison avec un bain, c'est faire en sorte que les vertus des plantes s'exercent et procurent aux utilisateurs du lieu bien-être mais aussi protection contre d’éventuels agresseurs tant physiques que spirituels. Ici le bain est une référence implicite à une cosmogonie créole qu’il serait bon d’aborder dans un autre contexte.

Il n’est pas possible d’ignorer la remarque à propos du lait d’iris, en effet, pourquoi chercher à rendre blanche la jeune femme? L’introduction de cette couleur renvoie à des représentations particulières au niveau des couleurs et en particulier au rapport au blanc. Bien entendu, cette couleur est synonyme de pureté, mais il s’agit bien ici de métaphorisation. La fille lavée avec ce lait deviendra, de façon métaphorique, blanche, donc pleine de vertu et d’attraction aux yeux de son compagnon. Il faut noter au passage la symbolique des couleurs. En effet, les bains de chance sont réalisés avec des fleurs rouges, couleur représentant la victoire.

Un autre point suscite l’attention. D’après E. B., l’essence de parfum intitulée “ce que femme veut”, aurait le pouvoir d’obliger le compagnon de sa fille à céder à cette dernière. Cette attitude souligne la représentation du mariage ou de la vie en couple; en effet, la femme est censée obtempérer aux ordres de son époux, ce qu’elle fait en apparence; en réalité, elle met en place des stratégies qui lui permettent de toujours mener à bien ses entreprises, tout en donnant à l’homme l’impression d’avoir tout organisé. A ce propos, les femmes qui évoluent dans le roman kôd yanm de Raphaël Confiant, et notamment la femme du héros, sont des cas exemplaires.

Enfin, la conclusion de E. B. tend à montrer un mode de transmission de savoir lié à l’observation. Lorsqu’elle cite sa mère, elle dit qu’elle l’a vu faire, il est donc normal qu’elle reproduise ce schéma. Il faut souligner qu’E. B. habite les grands-fonds de Sainte-Anne, qui géographiquement constitue une unité loin des grands axes routiers, particulièrement tournée vers l’agriculture. Malgré une ouverture due à la pression foncière, les modes de vie demeuraient protégés à l’époque de l’entretien. Il est probable qu’aujourd’hui la situation a évolué et que la modernité soit tout à fait installée dans cette partie des grands-fonds, rendant caduques les représentations, les conduites de reproduction, et inopérante la transmission des savoirs en place dans ce groupe social.

Le cas de Mimosa lutea ou Acacia

Voici, à propos de cette plante, une partie d’un entretien qui a été mené en 1992 dans la commune du Moule en Guadeloupe.

En visite dans la maison de M. C. P., il a été observé au-dessus de la porte d’entrée une croix formée par deux épines d’acacia, le tout était surmonté d’un objet de forme allongée ressemblant à de la corne.

Interrogée sur la présence de cet étrange assemblage, M. C. P., sage-femme en chef dans un grand hôpital, nous présenta les faits suivants:

A la suite du décès de mon compagnon survenu de façon subite et inattendue, j’ai été incommodée par l’impression d’une présence du décédé jour et nuit. Dérangée par ces retours intempestifs et ne pouvant obtenir de résultats satisfaisants par les prières, je décidai de me déplacer (je me rendis chez un gadèdzafè). Ce dernier m’expliqua que mon compagnon avait été empoisonné et n’acceptait pas sa propre mort. Sa présence était une manière de demander de l’aide, car l’heure de son décès n’avait pas réellement sonné. De ce fait, il ne trouvait ni place ni repos.

Le gadèdzafè me proposa alors de me prémunir contre cette invasion et ces sensations désagréables qui, disait-il, pouvait entretenir chez moi une certaine morbidité. Il réalisa donc pour moi un montage avec des épines d’acacia surmonté d’un os de poisson qu’il vint lui-même poser sur la porte afin que le mort ne pénètre plus jamais dans les lieux. Puis il me proposa de placer mon ami afin qu’il n’erre plus, ce que j’ai accepté car c’était le dernier cadeau que je pouvais lui offrir.

Après avoir écouté ce témoignage, il a été demandé à M. C. P. quel résultat elle avait observé après la pose du montage. Elle répondit qu’elle n’avait plus jamais été incommodée.

Il faut noter, à la suite de cette relation, que le mode opératoire de l’acacia n’a pas été révélé à M. C. P. Il n’y a donc pas de transmission du savoir. De ce point de vue, l’usage de l’acacia relève du domaine des initiés. Il est utile de noter par ailleurs que la santé mentale des patients n’est pas indifférente au gadèdzafè, puisqu’il prend en compte les risques de morbidité qu’entraîne la promiscuité avec le monde des morts. La décision qu’il prend de “placer le mort” dénote la prétention de proposer des solutions non seulement pour les vivants mais aussi pour les morts. A ce propos, il est remarquable que la gestion des décédés et de la mort dans la modernité créole diffère de plus en plus de celle qui pendant longtemps a eu cours en Guadeloupe.

Enfin, force est de s’interroger sur la pratique de ce personnel de santé, qui, théoriquement, du fait de sa formation professionnelle, devrait replacer son trouble dans le cadre d’une pathologie mais qui s’engage sur une autre voie, témoignant d’une vision du monde sensiblement éloignée de la science et du cartésianisme.

C’est précisément cette dernière considération qui conduira à s’interroger sur les modes de transmission des savoirs; en effet, si la Guadeloupe est entrée de plein pied dans la modernité avec tout ce que cela suppose de moyens techniques, industriels et de diffusion, comment expliquer que des sondages révèlent que la population, tout en usant de la modernité, continue à se tourner vers des référents traditionnels, surtout en matière de croyance et de plantes, et ce chaque fois que les modes opératoires de la modernité sont tenus en échec?

Quelques modes de transmission

La prégnance du modèle européen a été telle que les référents des créoles ont été sinon effacés mais souvent disqualifiés. Cependant, lorsqu’il y a échec du modèle dominant, les créoles ont comme dernier recours les modalités traditionnelles, c’est dans un tel contexte que survit et s’inscrit la transmission des savoirs.

En Guadeloupe, il existe plusieurs types de transmission des savoirs; certains relèvent du domaine public, c’est-à-dire que les pratiques peuvent être menées par n’importe qui sans qu’il n’y ait une formation particulière de celui qui agit; d’autres savoirs relèvent d’un mode initiatique. Dans le domaine public, il est aisé d’observer, d’une part, la transmission familiale et d’autre part, celle faite par le voisinage. Dans le domaine de l’initiation, on remarque une transmission qui est élective des divers intermédiaires entre le monde humain et les puissances invisibles: prêtres, devins, chiropracteurs.

Selon Van Gennep, il existe trois phases dans l’initiation: la séparation, la marginalisation, l’agrégation. La transformation initiatique implique la division du champ social en un dedans et un dehors.

Transmission familiale

La famille en Guadeloupe est le plus souvent de type matrifocale. La mère “poto-mitan” est tentée par un interventionnisme important auprès de ses enfants, même lorsque ces derniers sont adultes. Il s’agit souvent, du point de vue de la mère, de “sauver des situations”. C’est ainsi que pour des maux simples qui ne relèvent pas du “gadèdzafè”, elle conseillera à sa fille telle ou telle démarche usant des plantes dont les pouvoirs sont publiquement connus. Il est toujours possible à la fille ou au garçon en difficulté de se tourner vers un oncle, une tante ou un aïeul qui donnera des recettes pratiques; il y a donc un véritable réseau de transmission interfamilial. Un tel comportement est plus aisément observable dans les milieux ruraux. En ville, outre que ce type de démarche se raréfie à cause de la modernité, les réseaux familiaux sont plus distendus, et la transmission est donc moins importante.

Transmission par le voisinage

Au lendemain de l’abolition de l’esclavage, ainsi que le dit Lawson Body, “l’émergence à la socialité, c’est-à-dire l’invention des formes élémentaires du collectif, de la communauté conjugale, parentale, de voisinage, a préalablement exigé non seulement la rupture avec la condition de réification et d’anonymat, mais aussi celle, plus difficile, avec les stratégies excessivement égocentriques de protection, que les rapports d’exclusion dictaient aux individus dans les ateliers d’habitation”.

Cette étape franchie, une progression constante vers une société autoproductive s’établit, les anciens esclaves devenus salariés, colons ou petits propriétaires, à l’orée de leur socialisation, gardaient cependant les traces de savoirs qu’ils avaient acquis sur l’habitation, ce qui suscita de nouveaux modes de transmission de ces savoirs.

Aujourd’hui relativement au mécanisme de transmission, on observe qu’outre la famille installée de longue date sur des terres, il y a des voisins qui sont eux aussi en système familial. Certes, il n’existe pas de liens de parenté entre les deux groupes, mais les deux familles ayant évoluées côte à côte, nouent des liens de voisinage, se soutenant mutuellement au moment où apparaissent des difficultés de tout ordre (accidents, décès, cyclones, tremblements de terre) mais également participant à des travaux d’agriculture et de construction en commun lors des “convois4”. C’est au cours de ces rapports que s’effectue la transmission des savoirs à propos des plantes relevant du domaine public.

Transmission initiatique

Des enquêtes montrent qu’il existe plusieurs types d’initiation liés aux croyances en Guadeloupe à propos des plantes. Ainsi des personnes prétendent être initiées par les rêves, d’autres par les morts ou les saints. Enfin des écoles se chargent d’apporter ces initiations. A cela s’ajoutent les “dons héréditaires”.

S’agissant des écoles et de l’initiation volontaire, il existe en effet des lieux de formation où des initiateurs ont pour but de renouveler le groupe des personnes qui “travaillent”, qui sont chargées d’effectuer le lien entre le monde des morts ou l’invisible et celui des vivants.

Les rêves peuvent être aussi source d’initiation, de nombreux témoignages l’attestent. Par ailleurs, Tessonneau confirme l’existence de ce mode d’initiation et souligne qu’il suscite dans la communauté un grand respect. En effet, il y a une sorte d’élection du récipiendaire par une transcendance. Ce choix fait de lui un personnage redouté et respecté et ce d’autant qu’il n’est pas possible de le payer, seules les offrandes sont tolérées. Ainsi, il fait de ses patients des obligés.

L’initiation par les morts ou par les saints demeure très proche de celle par le rêve, mais l’identité du formateur est ici clairement définie. De surcroît, cette initiation pourra s’étendre sur plusieurs jours, alors qu’elle est brève et non répétitive dans le cas du rêve.

Quant au don, il provient de sources fort différentes: il s’agit de la décision de telle ou telle divinité de faire d’une personne un serviteur ou une servante. Selon les enquêtes, la transmission du savoir par le don, d’un point de vue populaire, relève d’un hasard qui peut être heureux, si l’individu s’y soumet ou contrariant, si l’individu décide de ne pas s’y “soumettre”.

Sans prétendre avoir fait le tour des moyens de transmission des savoirs à propos des plantes, force est de constater que leur nombre et leurs modalités (fort diverses) révèlent une volonté de ne pas laisser disparaître totalement et définitivement une relation particulière, fondatrice, avec les plantes et leurs “pouvoirs”.

Plantes et espaces: signification

L’histoire de la localisation des plantes est étroitement liée à celle des lieux d’habitation des bossales puis des créoles. Il sera fait ici brièvement allusion à la case et au jardin créole, puis aux plantes et à leur localisation dans le jardin.

A l’époque des premières arrivées d’esclaves en Guadeloupe, des recommandations avaient été faites aux colons relativement à l’entretien de ceux-ci. Debien tout comme Thoisy mentionnent qu’obligation est faite, en 1646, aux maîtres de nourrir leurs esclaves. Dès 1786, le jardin ou lopin de terre concédé à l’esclave afin de se nourrir, est officiellement autorisé. Les maîtres distribuaient une quantité réduite de nourriture aux esclaves. En revanche, l’esclave disposait d’un jardin dans lequel il cultivait des légumes et élevait quelques volailles. L’arrêté du 22/4/1803 concernait la nourriture des esclaves. La pratique du jardin y fut officiellement rétablie: un douzième de carreau pour chaque individu, pour être cultivé en vivres et en légumes à son usage.

Les esclaves titulaires de cet espace, l’aménageront. Bien que les lopins de terre et les cases n’appartenaient en aucun cas aux esclaves, c’était un espace où ils mettaient en œuvre (malgré les interdits) leur représentation du monde, leurs coutumes et leurs rites.

Il est important de distinguer deux lieux fort différents: d’une part, un espace en campagne, “jaden” (jardin) où les esclaves cultivaient les ignames, le manioc et autres tubercules nécessitant des travaux du sol conséquents, et d’autre part les quartiers d’habitation où un espace autour de la case était alloué à l’esclave (jaden bò kaz). Un chemin divisait cet espace en deux: ainsi, les cases se faisaient face de part et d’autre du chemin central.

On peut observer à travers les descriptions littéraires de quartiers, relatives à la période entre 1848 et 1950, chez Zobel ou Schwartz-Bart, l’agencement de terres précédant la case ou l’entourant. La construction était souvent posée sur des pierres et, au lendemain de 1848, elle resta en l’état. Avec l’apparition d'une main d’œuvre salariée, de nouveaux rapports marchands naquirent, ainsi qu’une nouvelle socialisation. Les plantes dans cette conjoncture, entreront dans des rapports marchands. Mais pendant et après l’esclavage, les végétaux auront en outre des fonctions de “balises” spatiales, avec des signifiés que leur assigneront les esclaves puis les libres.

Des informations relatives à l’espace et à la localisation des plantes ont été recueillies lors d’entretiens avec une informatrice de Morne-à-l’eau, et avec une autre de Basse-Terre.

S’agissant des jardins entourant la case, marquant la limite avec la route ou la parcelle voisine, on pouvait trouver “l’immortel” ou “l’arbre borne”, au-delà duquel il valait mieux ne pas s’aventurer car il marque un territoire. Aujourd’hui, il arrive que cet arbre soit au cœur de litiges à propos du parcellaire. Selon l’informatrice de Morne-à-l’eau, son rôle est également celui de protection. Servant de haie ou de “barrière”, des épineux: raquettes plates ou cierges (plantes xérophiles).

Toujours dans l’espace autour de la case, on trouvait une bande de terre vide. Selon les régions, cette bande servait à enterrer les morts. Ces espaces étaient souvent matérialisés au sol par des coquillages provenant du lambi. On trouve aujourd’hui des exemples de cette disposition à Néré (Abymes) et dans les grands-fonds de Morne-à-l’eau. ces pratiques ont rapidement disparu avec l’accession à une concession au cimetière et en raison des pressions juridiques et administratives. Plus tard, cet espace fut consacré à la décoration avec des plantes ornementales.

Derrière la case, on trouvera des cultures vivrières légères (malanga, patate) puis quelques arbustes de rapport (pois d’angole, pois savon). Des plantes aromatiques (persil, cives, thym, piment, citronnier) sont installées sur le même espace.

Dans certaines régions, sur le côté de la case on trouvait des petites plantations de “zépiante”5, café, tabac, et arachide. Toujours sur les côtés, (en fonction de l’orientation de la case), les plantes médicinales et à usage magique étaient installées.

D’autres plantes étaient disposées de façon stratégique par rapport à la maison et à son entrée principale, par exemple la lavande rouge, une touffe de canne, et une plante à piquants dans un coin. “Plus fort que l’homme”6, le “sang-dragon” et le “pied de six heures” étaient placés stratégiquement dans la cour, afin de baliser des espaces particuliers qui seront autant de défenses avant d’atteindre la case et ses occupants. Ces deux plantes sont censées détourner les esprits. Certaines plantes devaient respecter une distance par rapport à la case, à cause du symbolisme attaché à ces végétaux.

Ce jardin qui entoure la case présente donc des plantes qui auront pour but de marquer les bornes de la propriété, de défendre les habitants contre les esprits, contre les mauvais voisins; certaines plantes sont encore chargées de satisfaire des besoins spécifiques (chance, argent, amour) et selon les informateurs, chaque plante entre dans la composition d’un bain.

Ainsi, l’espace est marqué et délimité par des plantes qui sont censées avoir des pouvoirs et qui, par leur simple présence en un lieu, permettra à un regard averti de déduire de ses observations, des conduites à tenir vis-à-vis des plantes et des habitants de l’espace en question.

En conclusion, il est possible d’affirmer que dans la communauté guadeloupéenne il existe autour de quelques plantes, des savoirs. Des modes de transmission se perpétuent, d’autres se créent. Loin de disparaître totalement, des savoirs demeurent (même altérés) malgré la modernité. Enfin, les plantes, par leur seule présence dans un espace, sont signifiantes.

En raison d’un syncrétisme religieux et magique ancré dans les esprits depuis la période esclavagiste, en raison d’une pluralité de modèles, les Guadeloupéens sont, en fonction de leurs urgences et de leurs besoins, en phase avec la raison scientifique ou en phase avec leurs croyances particulières, alternativement ou, parfois même, en même temps.

Notes

1 Le tradipraticien n’est pas seulement celui qui soigne en frottant le corps des patients ou en lui imposant les mains, c’est aussi celui qui connaît les plantes et les utilise pour des bains, tisanes et autres cataplasmes; le tradipraticien est également en mesure d’effectuer des séances de voyance et d’avoir une fonction de conseiller dans des domaines aussi divers que les problèmes matrimoniaux ou professionnels. Ce tradipraticien aux multiples fonctions disparaît lentement avec la modernité. Par mimétisme peut-être, des spécialisations apparaissent: les frotteurs sont censés n’effectuer que ce type de service, tandis que les voyants se cantonnent dans la divination. Il existe quelques rares cas de tradipraticiens complets à Marie-Galante, en Basse-terre et en Grande-terre.

2 Initié prend ici le sens large de celui qui sait, qui est spécialiste, et pas seulement de celui qui a subi un rituel permettant de l’introniser dans une fratrie.

3 “Balai doux”, nom vernaculaire pour Scopénia dulcis.

“Lavande rouge”, nom vernaculaire de Guillania purpurata Viel.

4 “Convoi”: terme créole désignant une aide apportée par la communauté à une famille pour effectuer des travaux agricoles ou de construction.

5 “Zépiante” est en fait le terme créole qui désigne une plante appelée herbe puante et qui était utilisée comme succédanée du café.

6 “Plus fort que l’homme”: Polyscias prinata.

“Sandragon”: Dracéna massangéana.

“Six heures”: Phyllanthus subglomeratus Poir.

Références bibliographiques

BEBEL-GISLER D., Léonora ou l’histoire enfouie de la Guadeloupe, Seghers, Paris, 1985.

BERNABE J., CHAMOISEAU P., CONFIANT R., Eloge de la créolité, Gallimard, Paris, 1989.

BOUGEROL C., La médecine populaire à la Guadeloupe, Karthala, Paris, 1983.

CONFIANT R., Kôd yanm, K.D.P., Fort-de-France, 1986.

ELIADE M., Images et Symboles, gallimard, paris, 1965.

FOURNET, Flore et phanérogame, Inra, Guadeloupe, 1978.

LAWSON-BODY, Le Couple ici et ailleurs, Guadeloupe, Colloque février 1993, doc. ronéoté.

MONDER Kilani, Introduction à l’Anthropologie, Payot, Lausanne, 1992.