Quand le crime insiste…

Marie-José EMMANUEL1
 

Un énième crime, un énième sacrifice, une énième femme mise à mort, dans la Cité, au cœur même  de la Cité, symboliquement au cœur même de l’espace public, devant une assemblée abasourdie et tremblante.

Aujourd’hui, que les clameurs se sont calmées et les douleurs anesthésiées, on peut s’aventurer à proposer des outils d’analyse pour tenter de rendre un petit peu intelligible ces événements qui peuvent paraître à beaucoup d’entre nous, hors de sens. 

Dans les anciennes cités grecques, lors des grandes fêtes religieuses, étaient jouées devant la collectivité assemblée, des pièces de théâtre  mettant en scène un héros en proie à une formidable crise de folie meurtrière, folie générée par des passions humaines, telles l’amour, la jalousie, l’orgueil, l’ambition, etc.. Les pièces se terminaient immanquablement dans un bain de sang et par la mise à mort du héros. C’était  aussi un genre très codifié, aux règles rigoureuses, soumis à la férocité de censeurs très stricts, gardiens de ses lois. On aura reconnu la tragédie antique.

La représentation théâtrale avait pour objectif  de susciter chez le spectateur deux émotions violentes: la terreur et la pitié. Si le mot terreur ne pose pas problème, celui de pitié mérite un éclairage.

Pitié vient du latin  pietas, - atis  et s’utilise suivant deux acceptions. Son  premier sens est synonyme de mépris, rejet; son second sens renvoie à compassion, compréhension, humanité. C’est ce second sens qui nous intéresse. On attendait implicitement du spectateur, qu’il reconnaisse l’humanité du héros tragique, qu’il reconnaisse son humanité au cœur même de la folie et de la solitude morale. Et les anciens grecs en faisaient les deux moteurs de la tragédie sans lesquels celle-ci serait restée un vain spectacle, une forme vide, un pur divertissement, quelque chose qui n’aurait pas permis d’atteindre le but ultime de la tragédie, qu’ils appelaient catharsis, et qui était la purgation des passions. Le spectateur de tragédie, purgé de ses mauvais instincts, de ses mauvaises passions, pouvait occuper avec plus de sérénité sa place dans  la Cité. Il allait donc sur les bancs du théâtre pour apprendre à se regarder, à regarder cet autre que chacun porte en soi; il y allait pour mieux se connaître et partant pour mieux vivre avec soi, et avec tous les autres. C’était un formidable moyen de mettre un frein aux jouissances mortifères,  en même temps de jeter les bases d’une nouvelle forme de vie en société  et surtout , enjeu capital, de poser les fondements de la démocratie.

Faire un détour par la tragédie antique peut permettre de voir un peu plus clair dans ce qui se produit, aujourd’hui, plus de vingt cinq siècles plus tard. Mais la différence entre ces deux époques est d’importance. En effet, la tragédie antique ne reflétait pas la réalité sociale, même si elle y était fortement ancrée, elle se contentait seulement de la questionner. Aujourd’hui, la «folie» s’inscrit dans le réel, défait le lien social, déchire la communauté et fait vaciller la démocratie.

Quelle est donc cette «folie», ce mal qui court dans la cité, qui déstabilise et fragilise la collectivité et s’en prend d’abord à la jeunesse? 

De quel  manque d’assises ces meurtriers  souffrent-t-ils? Qu’est-ce qui aurait dû leur  être dit et est resté sous silence? Qu’étaient-ils en droit d’attendre et qu’ils prétendent ne pas avoir obtenu?   

Parce qu’aussi bien, il ne leur a pas été suffisamment dit qu’on n’agit pas ainsi avec les êtres humains.

Et les femmes, cela ne leur a peut-être pas été suffisamment dit aussi, sont des êtres humains.

De quel orgueil fondamental, (l’hubris grec?)  se réclament-ils? De quelle suffisance?  Publiquement.  Assurés de leur bon droit. Aveugles en gloire.

Des hors-la- loi à qui il n’a pas été signifié qu’il ne peut y avoir de société sans lois et sans  la première et la plus essentielle d’entre elles, celle à laquelle nul d’entre nous ne peut prétendre échapper, à moins de sortir de la communauté des hommes, celle qui exige le sacrifice des instincts et des passions mauvaises, condition nécessaire pour prendre sa place dans la grande famille humaine, celle-là même que les anciens grecs, abasourdis et tremblants, allaient entendre  au théâtre lors des fêtes sacrées.       

Nous savons qu’il ne suffit pas de naître pour être un homme. Il y faut d’être pris en charge par la communauté humaine qui assigne à chacun une place. Et cette assignation ne va pas sans dire.

Par la communauté humaine en effet,   sans exception,  et pour commencer, par les pères et les mères parce que c’est leur travail d’apprendre à leurs enfants, à vivre et à grandir, c’est leur travail de les inscrire dans la culture et dans la loi, de les assigner à résidence dans l’espèce humaine. Ils l’ont appris de leurs pères et mères qui eux-mêmes l’ont appris de leurs parents, qui eux-mêmes l’ont appris…etc2 ... et l’expérience  nous apprend que si le monde change autour de nous, certaines valeurs  ne changent pas et que ce sont celles-là qui se transmettent de génération en génération et que  c’est sur elles que se fondent la société humaine. Certaines paroles sont nécessaires aux enfants, des paroles de père et des paroles de mère, des paroles de père soutenues par des paroles de mère. Des paroles qui disent la loi humaine et donc les interdits qui structurent et qui rendent libres.

Ensuite le voisinage, la parentèle, avec ses mots de voisinage, de parentèle, qui sont des mots de lien,  de solidarité,  de fraternité.

L’école aussi, les maîtres, les professeurs, qui ne transmettent pas seulement les savoirs mais aussi les mots essentiels de respect,  de tolérance, de liberté,  qui transmettent aussi et surtout ce qu’ils sont, c’est-à-dire, leur humanité, parce qu’ils  sont  d’abord les enfants de leurs parents et qu’ils partagent cette humanité avec l’ensemble de leurs élèves.

Il y a aussi ceux qu’on nomme «les politiques», ceux qui ont consenti librement à mettre la totalité de leurs compétences au service de la collectivité et à s’y s’engager journellement, en personnes libres et responsables et à s’en porter garants. Qu’auraient-ils à dire sur le sujet?

Et puis il y a moi-même, vous autres, tous les autres.

Où la parole a-t-elle failli, où a-t-elle manqué, pour que ces hommes en viennent à exhiber le visage terrible de la fureur, de la folie et de la mort,  qu’ils en viennent à porter leur affolement sur la place publique, sous nos yeux horrifiés, l’arme au poing, le briquet du sacrifice à la main?

 Pour commencer la réflexion collective, d’abord pitié, puis, parole et raison.

Némésis, déesse de la vengeance dans la mythologie grecque ne laissait nul crime impuni et assurait un juste retour à l’ordre. Elle était présente dans le système des personnages de la tragédie et venait à la fin quand tout avait été dit. Aujourd’hui, ce rôle est dévolu aux tribunaux, aux Assises. Ces hommes affronteront la loi,  payeront pour leurs crimes. Mais peut-être convient-il  de reconnaître, de consentir à reconnaître,  dans cela qui insiste, une parole à déchiffrer, puis à délivrer. 

                                                                       Marie-josé EMMANUEL
                                                                       Fort-de-France, août 2005

  1. Professeur de lettres dans un lycée du Lamentin en Martinique, doctorante en littérature comparée, après un DEA sur les récits d'enfance Antillais.
      
  2. C’est vrai qu’il y a eu dans nos filiations la rature lancinante  de la Traite, ce transbordement funeste à nos généalogies, mais nous demeurons désormais.
     
 
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