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Papa Sézè ni 90 Lanné!

Aimé Césaire a 90 ans! 

 

Négritude, créolité, indianité, mondialisation

par
Jean Bernabé

 

 

Bixa orellana, woukou. Les Amérindiens utilisaient les graines pour se colorer le corps. De nos jours, elles servent à colorer les aliments. Photo F. Palli

Bixa orellana

L’un des trois auteurs de l’ELOGE DE LA CREOLITE (1991), Jean Bernabé, linguiste et romancier, a rendu dernièrement hommage au Nègre Fondamental lors d’une conférence à l’Atrium.

Monsieur le Recteur,
Mesdames et Messieurs,
Chère jeunesse des Collèges et Lycées,

En la circonstance qui nous unit autour de l’anniversaire d'Aimé Césaire et de la célébration conjointe du cent-cinquantenaire de l'arrivée en terre martiniquaise des premiers engagés indiens, il m'est agréable de vous adresser quelques paroles, dont je voudrais qu'elles sèment et fécondent en vous les germes d'une nouvelle espérance, à contre-courant du pas dont semble aller notre planète.

Une vision fixiste de l'univers colonise nos représentations, hypothèque notre rapport à l'idée même de civilisation et actionne nos comportements. La civilisation n'a pas de centre, entendons pas là, un centre vivable, respirable, bref, un centre à la mesure de l'humaine condition. Elle est partout et de partout où l'homme se dresse. Mais l'ethnocentrisme, on le sait, a la vie dure. S'il lui arrive, ici où là, d'affecter de mourir un soir, c'est pour mieux renaître de ses cendres, le lendemain. L’ethnocentrisme qui est l’une des choses au monde les mieux partagées, apparaît avec plus d’évidence chez ceux qui, pétris de naïve omniscience autant que de perverse volonté de puissance, dirigent le cours du monde et prétendent en garder le contrôle, contestés en cela par la cohorte de ceux qui, pour d'identiques motifs, leur disputent la prééminence.

J'aimerais que vous réfléchissiez aux hasards très surréalistes de la phonétique qui font que les noms de Jules César et d'Aimé Césaire ont été réunis dans une même ressemblance, suggérant, d'un côté, un immense empire temporel, celui de la conquête et des armes qui blessent et de l'autre, un insondable empire imaginaire, celui de la quête, celui des «armes miraculeuses», celui de la poésie qui guérit. Poésie souveraine d'Aimé Césaire, poésie pour délivrer un peuple des ses chaînes mentales, poésie pour enseigner la beauté d'être soi-même, d'être Nègre " poreux cependant à tous les souffles du monde ". Au point que, dans leur effort pour secouer le joug de la domination anglo-saxonne, les écrivains québécois de la Révolution tranquille se sont proclamés nègres, précisément parce qu’ils se sont totalement reconnus dans le message césairien. C’est dire la force métaphorique et symbolique de la négritude qui, on l’aura deviné, est tout sauf une posture raciste.

Dans le Cahier d’un retour au pays natal, à côté de la mention de l’ «homme-juif» celle des fils de l’Inde, pour brève qu’elle soit n’en est pas moins significative: le poète se veut donc tout autant que’«homme-pogrom», «homme-Hindou-de-Calcutta». Il a fallu attendre le dernier tiers du siècle dernier pour que les descendants antillais des Indiens débarqués dès 1853 comprennent que ce même message césairien les sommait de renouer avec des racines ancestrales plus proches, en vérité, du Gange ou de l'Indus que du Nil ou du fleuve Congo. Ainsi donc, Aimé Césaire aura réussi, dans le même mouvement dialectique, à affirmer l'universalité de la négritude et l'ouverture de celle-ci sur la diversité du monde, sur ce que Chamoiseau, Confiant et moi-même avons appelé la "diversalité " dans notre essai intitulé Eloge de la créolité (paru en 1989, aux Editions Gallimard). Voilà pourquoi nous y avons proclamé que nous étions à jamais fils d'Aimé Césaire.

Sans m’enfermer le moins du monde dans les polémiques et controverses d’école, je ne puis m’empêcher de rappeler le propos d’Aimé Césaire selon lequel la Créolité est un département de la Négritude. En cela, il a raison. Raison au plan de la filiation. Cependant au plan logique, c’est plutôt l’inverse qui est recevable: tout comme l’Indianité (ce que certains, politiquement peu corrects, commencent à appeler la «koulitude», décidant d’assumer par la même le crachat et les stigmates du mépris), l’Afrique, est une des composantes de la Créolité, c’est à dire d’une vision du monde qui articule les cultures dans un incessant dialogue, dans une relation où interagissent divers héritages ancestraux. Il s’agit d’une composante majeure, assurément, mais certes pas unique de notre réalité anthropologique. Du coup, toute distinction d’ordre départementaliste perd tout intérêt dès lors que l’on prend en considération la dimension fondatrice de la démarche césairienne. La négritude n’est pas dépassée. Elle sera à l’ordre du jour tant qu’il y aura des Nègres. Et il y aura des nègres tant qu’il y aura des êtres méprisés, rabaissés, ravalés, exclus d’eux mêmes et de leur authenticité.
À l'échelle des Antilles, qui sont une préfiguration encore brouillonne du monde à venir, le partage des Ancêtres, est la condition d’une cohabitation nouvelle des peuples et des cultures. Il faut cesser de magnifier la racine unique pour célébrer l'origine multiple. Car n’étant ni Africains, ni Européens, ni Asiatiques, nous sommes tout cela à la fois. Notre identité n'est pas négative mais positive, elle n’est pas soustractive mais cumulative, agrégative.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous n'avons pas seulement un devoir de mémoire mais aussi un devoir d’oubli. Mais le devoir d’oubli ne sera possible que lorsque nous aurons accompli celui de mémoire et ce, à travers une exaltation des lieux et des opportunités les plus adéquates. L’impérieuse nécessité où nous sommes de nous penser suppose un ancrage dans le passé et une projection dans le devenir. Si nous sommes sûrs de nos diversités passées et présentes, nous n’avons aucune garantie de les conserver. Car nous sommes désormais au monde. Dans le plein du monde, dans le risque et la chance du Tout-Monde, pour reprendre l’expression d’Edouard Glissant.

Il n'est certes pas question d'épiloguer sur ce qui est en train de devenir une réalité incontournable, à savoir que l’univers rationnel et logiciel qu'on nous fabrique confine autant à l’absurde qu’à l'invraisemblable. Mieux encore: à l’inacceptable! Dans cette condition et dans le refus de cette dernière se trouve le fondement d'une posture, que pour aller vite, il me plaît d’associer au réalisme merveilleux. Non point surréalisme, mais réalité drue et pourtant fantasmagorique, à l'aune de laquelle nous voilà sommés de vivre l'existence qui nous est concédée. Là se trouve encore la pulsation de nos êtres. Là se trouve le secret de la créolisation, mouvement continu et imprévisible que je n’aurai garde de confondre avec le métissage pur et simple et qui se caractérise par ce que j’appellerais le partage des ancêtres.

Le partage des ancêtres, telle est la vraie exigence moderne. Les conditions intellectuelles, politiques et idéologiques d’un regard sur nous mêmes ont changé. Nous ne sommes plus au temps où l’assertion «nos ancêtres les Gaulois» stigmatisée, dénoncée par la sarcastique rhétorique fanonienne de «Peaux noires, masques blancs» constituait une marque – plutôt grotesque – de notre aliénation culturelle et psychologique. Aujourd’hui, nous sommes en mesure d’accéder à une vision plus dialectique des choses, vision au terme de laquelle il nous importe de reconnaître et d’assumer aussi «nos ancêtres les Gaulois». À une condition toutefois: que tous les Antillais, Békés compris, puissent aussi proclamer: «nos ancêtres les Bambaras, les Malinké, les Dogons, les Tamouls et j’en passe …».

Le partage n’est ni imposition, ni octroi d’ancêtres, ces démarches fussent-elles empreintes de générosité républicaine. Le partage est et ne peut être que reconnaissance de l’autre et fruit d’un libre dialogue des cultures. Mais comment faire dialoguer toutes les cultures? C’est là une question grave et difficile. Qui ne se résout pas par des envolées lyriques et des phrases creuses. Il y faut plus qu’un atelier, un véritable chantier, mieux encore: une forgerie. C’est une exigence absolue que de développer nos capacités imaginaires et symboliques, instruments irremplaçables de la culture, notre seule patrie. Et ce qu’il nous faut, ce n’est pas la culture du métissage mais bien le métissage des cultures. Je veux, par un tel paradoxe emprunté à Glissant, dénoncer les séquelles raciologiques qui entourent certaines conceptions de la créolisation confondue avec un simple mécanisme biologique: bien des stéréotypes, dans la plus grande naïveté et la meilleure conscience, infestent l’exaltation du métissage censé créer des êtres plus beaux, plus doués que ceux issus du non-métissage. Qu’on y prenne bien garde: remplacer l’idéal de la pureté raciale par celui du mélange n’est assurément pas un progrès. Ni dans l’ordre de la pensée, ni dans celui de l’éthique.

Non, le métissage biologique ne saurait être une valeur en soi. À cet égard, l’histoire ancienne et plus récente des Etats-Unis est, très éloquente. Les pères fondateurs de la nation américaine (étasunienne, devrais-je dire) avaient pour idéal d’en faire un «melting-pot», c’est à dire un creuset. Mais entre l’idéal abstrait et la réalité historique un immense fossé s’est précisément creusé. Car, le pays supposé du melting-pot est justement celui où la discrimination, s’est imposé sous des formes sociales et politiques extrêmes, pas très éloignées de celles de l’apartheid sud-africain. Les Etats-Unis sont souvent pris comme exemple du communautarisme. Mais ce communautarisme-là, il importe d’en analyser les caractéristiques. La nature de ce dernier reste foncièrement incompréhensible si on ne met pas en évidence une donnée capitale: aux Etats-Unis, on rencontre sous une représentation de microcosme l’éventail complet des groupes ethniques du monde. Ces groupes vivent tout à la fois relativement séparés et puissamment mis en cohérence au travers de l’hégémonie politique instaurée par la logique WASP (White Anglo-Saxon Protestant)..

Toutes choses égales par ailleurs, la société étasunienne est, on le sait, une pyramide faite de stratifications qui résulte d’éliminations successives, comme en témoigne le terme WASP que je me propose d’analyser brièvement:

  • white: malgré la philosophie idéalistes des pères fondateurs, les non Blancs n’ont pas eu voix au chapitre (les peuples premiers, les Amérindiens ont été écrasés, quasiment conduits à l’extinction, les Noirs importés, réduits en esclavage, n’ont acquis la plénitude des droits civiques que depuis quelques décennies).
  • anglo-saxon: même au sein du groupe d’origine européenne, il y a eu prépondérance de l’élément anglo-saxon sur l’élément latin.
  • protestant: il y a eu une prépondérance du groupe religieux protestant sur tous les autres.

Si melting-pot il y a aux USA, il procède à l’évidence non pas d’un brassage génétique des communautés mais bien d’une imposition politique et culturelle organisée par la communauté la plus puissante et en mesure de généraliser l’ «american way of life». L’imaginaire des descendants d’esclaves a été capturé et lors même qu’ils étaient libérés de leurs chaînes physiques et institutionnelles, ils étaient installés dans un esclavage encore plus insidieux que par le passé et dont il n’est pas sûr qu’ils puissent jamais s’affranchir. Aimé Césaire avait déjà pressenti cela en disant que de tous les impérialismes l’impérialisme américain était celui dont on ne réchappait jamais.

Le processus qui se déroule aux Etats-Unis est en train de s’étendre à l’ensemble de la planète dans le cadre précisément de ce qu’il est convenu d’appeler la mondialisation. Ce type de mondialisation n’est pas une fatalité en soi, mais on voit mal quelle forces pourraient concrètement la dévier de sa trajectoire initiée aux USA, en complicité plus ou moins conflictuelle, plus ou moins assumée avec les puissances satellisées par ce géant. En fait, si vous me permettez ce jeu de mot, cette mondialisation confine à l’immondialisation. Il n’est point besoin d’être membre du mouvement ATTAC pour s’en convaincre. Une logique altermondialiste s’impose dont nous n’avons pas encore trouvé les configurations mais qu’une réflexion sur la créolisation ne peut que mettre en exergue.

L’exemple étasunien, dont je viens de décliner les caractéristiques essentielles, nous prouve bien que les logiques politiques ne sont pas purement et simplement superposables aux logiques d’appartenance raciologiques (qui sont des logiques essentiellement idéologiques). Si on n’admet pas cela, on ne peut pas comprendre, par exemple, que le général Colin Powell soit un pur produit étasunien, au service d’une vision étasunienne et WASP, vision non seulement dominante mais encore structurante de la nation. Toute autre vision pouvant exister dans ce pays ne peut être que marginale, marginalisée. Dès lors, la notion de African American n’est que rhétorique. Elles n’a aucun contenu pertinent. En d’autres termes, le fait d’être des Noirs ne fait pas des descendants d’esclaves des Africains. L’identité n’a donc rien à voir avec le profil génétique des groupes.

Si le métissage, en tant que donnée biologique, ne présente en soi aucun intérêt, en revanche, il ne faut pas croire que je minimise les effets culturels et politiques des métissages biologiques, qui en restent rarement au pur plan biologique. Car si les peuples se rencontrent, se connaissent, se reconnaissent et convivent sur la planète, cela ne peut pas être de nulle conséquence sur leur devenir politique et culturel. Mais il y a une différence entre le fait qu’ils s’apparient selon les lois de l’amour (avec «a» majuscule ou minuscule) ou selon celles des identités proclamées ou préétablies de castes ou de clans étiquetés selon une logique dite identitaire. En ce sens, le concept d’identité, tout à la fois utile et dangereux, doit être interrogé, interpellé, remis en cause.

Ces propos tranchent d’avec les élucubrations modernes sur le métissage et ses vertus salvatrices, mais aussi sur le conformisme unitariste. Contre tous les racismes, contre tous les impérialismes, la poésie Césaire nous aide à tenir le cap. Il n’est d’ailleurs pour s’en convaincre de relire la fin du Cahier:

«… lie ma noire vibration au nombril même du monde
lie, lie-moi, fraternité âpre
puis, m’étranglant de ton lassso d’étoiles
monte,
Colombe
monte
monte
monte
Je te suis imprimée en mon ancestrale cornée blanche.
monte lécheur de ciel
et le grand trou noir où je voulais me noyer
l’autre lune
c’est là que je veux pêcher maintenant la
langue maléfique de la nuit en son immobile
verrition!»

Je vous remercie de votre sympathique attention.

Jean Bernabé, Professeur des universités

 

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