Saint-John Kauss, une voix
qui impose désormais son autorité littéraire

par Joseph Thévenin

Cet article de Joseph Thévenin a paru dans le journal Haïti-Observateur, 6-13 septembre 1995.
 

Le docteur Gérard Étienne nous avait déjà, dans Les figures savantes de la diaspora, présenté l’écrivain Saint-John Kauss; il en avait parlé avec beaucoup de respect et d’enthousiasme, car, ce qui l’avait impressionné chez ce jeune auteur, c’était une abondante production scientifique et littéraire.

Pour ceux qui l’ignorent, nous rappelons que Saint-John Kauss fait partie des trois ou quatre personnes haïtiennes qui exercent aussi bien le métier de scientifique que d’écrivain. Outre un doctorat en biochimie, Saint-John Kauss est mondialement connu par des articles de recherche que publient les revues savantes arbitrées. Ce qui ne l’empêche pas de contribuer au patrimoine littéraire de son pays en publiant, chez plusieurs éditeurs, plus d’une quinzaine de titres (dont plusieurs sont traduits en roumain, en espagnol, en anglais, etc.) et un manifeste intitulé Le Surpluréalisme aux éditions Guérin Littérature. Mais ce qui nous intéresse aujourd’hui , c’est sa dernière publication aux éditions Humanitas, Territoires1.

D’entrée de jeu, disons que Territoires représente un univers accessible non pas à l’esprit de critique, mais à l’esprit de séduction. Nous sommes effectivement dans un monde où la communication poétique, différente en essence de la communication courante, se fait au niveau de l’émotion et de je ne sais quoi de classique qui «fait froid dans le dos et qui vous donne chaud quand tout le monde a froid». Nous parlons ici de l’émotion et non pas de rationalité artistique, car, pour nous, toute logique (aristotélienne) succombe à l’envoûtement esthétique d’une œuvre de création.

Après les soubresauts du formalisme occidental auquel, hélas, tant de compatriotes au Canada auront adhéré, nous avions perdu tout espoir quant à la renaissance d’une poétique qui rappelle les grands vents du large d’Haïti, ainsi que les courants d’air symphonique de la Caraïbe. Or, voici que Saint-John Kauss nous rappelle que la grande poésie, celle héritée de Roussan Camille, de Jean F. Brierre, de Léon Laleau, de Gérard V. Étienne, et de chantres étrangers comme Yvan Goll, Pablo Neruda, Saint-John Perse, Paul Eluard, Louis Aragon, voici, disons-nous, que la grande poésie réapparaît sous la plume de l’auteur de Territoires. Et ceci surtout par l’esthétique de l’œuvre.

Car, ce qu’on attend d’un poète, c’est la construction d’un monde original avec des matériaux qui lui sont propres et une organisation de signes.(lisons les mots ou les expressions) qui transcendent toute architecture mécanique. C’est ce qui amène le poète à ré-écrire des réalités selon sa perception des choses et des phénomènes de la vie. C’est ce qui permet aussi à Territoires d’occuper tous les espaces, de représenter tous les êtres (quelle que soit leur morphologie), tous les pays, tous les continents puisqu’avant tout le poète est celui qui «porte le monde sur ses épaules depuis le premier matin».

Mais ce qui nous impressionne chez Kauss et qui nous incite à le placer à côté des grands mentionnés plus haut, c’est son pouvoir (ou sa capacité) de jouer avec les gammes d’un vers ou d’une séquence. De sorte que chaque mouvement d’un poème se présente comme un chant et Territoires comme une symphonie. Car les temps forts et les temps faibles sont marqués non par une hauteur forcée de gammes, mais par une sorte d’équilibre voulu qui met en relief le parallélisme des sons-sens. Écoutez:

«mais j’ai frappé à ta porte
avec mes rêves d’enfant
rêves de bambin nu au milieu
d’un fleuve
rêves de fille à marier qui fertiliseront
la terre et le neige insoumise»  

Ou encore :

«mais puisque je chante
l’exil et la victoire certaine
de ma parole et de mes gestes d’eau folle
j’avale donc mes syntaxes passées et futures
dans un geste fou d’elle»

Ce qui constitue à nos yeux l’originalité de Territoires, c’est ce que Cohen appelle dans La structure du langage poétique, la substance sonore de la poétique. Cette substance, certes, prend la dimension d’un vers dérivé de l’alexandrin ou des vers de quatre à douze syllabes de la poésie moderne. Mais Kauss va plus loin. Pour la première fois, un jeune poète haïtien utilise le verset comme forme d ‘innovation. Et il le fait avec une espèce de rigueur pour bien établir une démarcation entre sa poétique et la prose littéraire.

Nous ne pourrons conclure cette brève étude sans mentionner la perfection des figures chez Kauss. Sur ce point, tous les grands critiques de la nouvelle école de Paris, Genette, Cohen, Todorov, Adam, insistent sur la fonction des figures comme opérateur d’une poétique. Dans Territoires, les figures ne sont ni forcées, ni artificielles. Qu’elles entrent dans l’ordre de la métonymie, du synecdoque (particularisant ou généralisant), de la métaphore, du trope, de la litote, etc., elles confèrent à chaque vers ou à chaque mouvement une structure musicale, structure qui se révèle à la lecture comme une surprise, c’est-à-dire une construction inattendue tellement elle est simple, pourtant profonde.

Nous étions un peu découragés à l’idée que la poésie dans la diaspora (non en Haïti où elle connaît des moments exaltants) était devenue un lieu où les mots étaient «parqués» dans une sorte de boîte à plomb. Mais Territoires vient confirmer le génie de l’Haïtien à transcender les querelles de courants pour imposer une œuvre qui restera indépassable, à moins que l’on possède le talent fulgurant de Saint-John Kauss.

Note:

  1. Saint-John Kauss, Territoires, poésie, Humanitas, Montréal, 1995.

 

fleur

Saint John KAUSS

 

 
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