Territoires: Saint-John KAUSS se révèle
grand prêtre de la poésie du genre surpluréaliste

par Bel-Ami Jean de Montreux

Territoire

Ce texte de Bel-Ami Jean de Montreux a paru dans Utah Foreign Language Review, University of Utah College of Humanities, Department of Languages and Literature, Salt Lake City, Special Issue, vol. 1994-1995.

Sans fanfare – peut-être même avec sa modestie innée, Saint-John Kauss, le poète lauréat haïtien au Canada, vient de publier un troisième recueil de poèmes dans moins de cinq ans. Si vous avez lu son livre, Pages fragiles (Humanitas,1991), qui a fait sensation dans plusieurs cercles littéraires de Montréal et qui lui a apporté la palme distinctive de second lauréat du prestigieux prix de poésie Air Canada décerné par la Société des Écrivains Canadiens, vous vous êtes sans nulle doute posé la question qui brûlait les lèvres de chaque lecteur: D’où lui vient cet élan créateur?

Mais gare à ceux qui inféraient dès les Pages fragiles que le poète ne pourrait concevoir de séquelles ou même en surpasser l’esthétisme. Surprise suprême! Kauss, relativement vite, nous a offert un Testamentaire (Humanitas, 1993) à la fois surprenant tant en poétique qu’en richesse d’images attendries. «Il est magicien du langage», a avoué enfin un collègue naturellement jaloux du don sémantique de Kauss à sélectionner et, semble-t-il, à lisser les mots et leurs attributs qui sont lumières et ombres, pour convoyer des images qui s’inculquent dans la mémoire du lecteur épris. «Ça y est. Il en est fait», s’était trompé mon ami. «Il ne pourra jamais surpasser Testamentaire», avait-il prédit.

Sacrilège! Il ne faut jamais ni deviner ni prédire l’essor poétique chez Kauss. Apparemment, les deux premiers livres n’étaient qu’une prélude. Kauss, taraudait-il le lecteur avide? A dire la vérité, alors qu’on comprenait à peine les ramifications de Testamentaire sur le monde littéraire, l’artiste, on ne le devinait guère, n’avait fait que se pencher sur l’ébauche d’une grande carrière jusque là. N’était-il déjà à ses pinceaux et sur sa toile tandis que Testamentaire quittait à peine les Imprimeries Veilleux à Québec. Le type est possédé par les muses! Et voilà, de son cœur de troubadour, de sa plume heureusement loquace et de son humble parchemin s’est engendré Territoires1, à peine sorti de chez son éditeur de longue date, les Éditions Humanitas.

Dans Territoires, nous redécouvrons un Kauss ayant atteint une apogée littéraire, où il explose tel un volcan à l’approche de l’éruption. Je dis bien une apogée ici, puisque Kauss se promène nonchalamment dans une apothéose perpétuelle, de 1979 jusqu’à ce jour.

Territoires est un chant composé de maintes inspirations. Quel critique impartial classifierait toute œuvre de Kauss de par une interprétation fixe. Je ne saurais l’essayer. D’abord Territoires, c’est l’ornière de l’exil:

je prononce mal les mots de guerre
les mots souffrants sans pays
les mots persécutés
les mots-regards d’asphalte
les mots-sourires de cuir

Territoires, c’est l’épopée d’un peuple biblique fuyant vers l’Afrique-Eden, mais égaré dans un désert sans manne avec un pharaon cruel en poursuite:

la terre                       mon ami
la terre d’Afrique qui mâche
amante des lunes et des gazelles
l’étoile-femme au lit des grands fleuves
l’Afrique des tambours qui râlent parmi les échos

Territoires, c’est la liberté d’hier avant le carcan de l’exil:

cette terre lunée
de ma nostalgie fripée
source première de mes pieds nus
trempés au bain-marie

Territoires est aussi un talisman d’amitiés et d’amours éternelles:

j’avais rêvé d’amitiés pleines de lendemains
des maîtresses d’eau au cœur sauvage
des papiers peints au coin des rues

Mais surtout, Territoires est pour nous les haïtiens. Il est nôtre puisque Kauss nous le donne généreusement. Il nous exhorte, disert, mais sans parti-pris et sans haine. Il est Moïse et nous ramène chez nous, sur le char de Territoires, dans la luxure magistrale de la parole:

le brouillard alarmé
entend venir l’orage
l’empire fou de mon peuple

Territoires est un journal non-exclusif connotant misères et espoirs, tribulations et triomphes, amours perdues, amours fraternelles et amours reconquises. Ces variations vont des premiers vers de la page de conception sans point final puisque, que ses amis le sachent bien, Kauss ne se repose jamais sur ses lauriers. Il n’a jamais été eunuque de la muse. Il en est l’amant infatigable. Je parie que déjà Kauss est à son charbon ardent modulant d’autres épreuves.

Durant cette période de désordre effrénée et de totale incurie administrative dans une Haïti où la presse ne rapporte que sur des sujets révolutionnaires tels Lavalas et son Coq Qualité qui livrent bataille au zenglendoisme du lougawou (loup-garou) Toto Constant, où des puissances étrangères pseudo-fonctionnent une institution, un pays à la politique et au contrat social honteusement ratés sinon ruinés, aucune ombre culturelle n’a l’air de se mouvoir dans l’atonie intellectuelle et le perpétuel frimas étreignant la nation persécutée.

En Haïti, tout semble être pris dans la canicule d’un cruel démon-comédien à épaulettes – les démons se sont toujours décorés dans ce pays. N’est-ce pas salutaire donc de savoir que des jeunes poètes formés en Haïti ont pris avec eux en diaspora le flambeau créateur des Félix Morisseau-Leroy, Alix Damour, Roland Morisseau, René Philoctète, Paul Laraque et Anthony Phelps. Même si ce ne sont que de bribes des nouvelles œuvres qui parviennent au peuple alangui à l’intérieur surtout grâce aux journaux Haïti en Marche et Haïti Progrès qui, de temps en temps, publient un ou deux poètes, la belle vérité c’est que: la persécution politique ne peut longtemps atténuer ni bâillonner l’âme poétique. La poésie haïtienne est bien vivante et épanouissante, s’il-vous-plaît. Saint-John Kauss en est la preuve, tout comme le docteur Maurice Lubin, lui-même exilé en Floride, en est le curateur.

D’où nous vient-il, ce Saint-John Kauss à la poétique soignée et au lyrisme captivant? Un condisciple de feu le poète Alix Damour ? Il est né en 1958 à Hinche, Haïti, à l’aube de la tempête duvaliériste qui allait sceller la puissance de sa malédiction jusqu’aux entrailles du pays pour des générations. Il fut baptisé tout simplement John Nelson. Plus tard, avec Damour et d’autres jeunes à talents, il a animé un nouveau mouvement littéraire promoteur de la poésie du genre surpluréaliste. Damour est mort trop tôt, ou ainsi le croyaient les critiques de l’époque à l’analyse limitée. La vérité, Damour n’avait point rendu l’âme à l’aphasie où se coincent certains ancêtres-poètes qui ne font plus d’échos. C’est Kauss qui avait attrapé le souffle poétique de Damour à mi-vol. Celui-ci vit dans l’âme surpluréaliste de Kauss. Et la magie se perpétue.

En Haïti, d’ailleurs, Kauss ou Docteur John Nelson – puisqu’il est biologiste et chercheur scientifique (en psychiatrie) de profession – était vastement connu et respecté dans les milieux connaisseurs de belles lettres. Il y a publié recueils après recueils de poèmes aux éditions Choucoune. Il avait même fondé sa propre maison d’édition pour satisfaire sa prolifération littéraire. Maintenant, comme tout vrai artisan qui a fait et refait son œuvre jusqu’à la perfection, Kauss est grand prêtre de son genre, digne et distingué membre de la société des grands poètes haïtiens éparpillés dans l’immense diaspora.

  1. TERRITOIRES. Saint-John KAUSS, 130 pg., poèmes, Humanitas, Montréal, mai 1995, ISBN: 2-89396-111-8.

Salt Lake City, Utah
29 mai 1995

fleur

Saint John KAUSS

 

 
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