Le Mulatrisme
Culturel

Saint-John Kauss

À une époque où la question du créole versus français faisait rage, une école, un mouvement a vite surgi des lycées et collèges de la capitale pour mettre un frein aux querelles entre "docteurs et professeurs" et de là renaître ce que l'on croyait pour toujours oublier.

Le nom d'Adyjeangardy est totalement inconnu du grand public poétomane de la diaspora haïtienne. Cependant, dans les milieux spécialisés de la littérature port-au-princienne contemporaine, c'est une très forte majorité qui le connaît. Son nom est associé au Mulatrisme Culturel qui, dans les années 77-78, était si contesté et commenté dans la vieille capitale.

Dans une interview accordée à la Revue des Écoliers (janvier 1978), on l'entend dire :

"Le Mulatrisme Culturel se circonscrit autour d'une volonté de transformation littéraire et artistique pour une meilleure présentation du visage nègre en Haïti. (...)". C'est toujours là le souci majeur de tout vrai créateur. Cependant, cette école ou plutôt ce mouvement semble avoir été guidé par des ancêtres jusqu'alors inconnus1. Dans une étude parue dans Le Nouveau Monde (suppl. 18 février 1978), Roger Gaillard eut à le signaler:

"Il y a cent ans, sinon plus, un homme de lettres haïtien, comme nombre de ses amis sans doute, s'amusait déjà, au niveau du vocabulaire, à marier nos deux langues. L'histoire littéraire n'a retenu ni son œuvre, ni son nom. C'est Semexan Rouzier (...) qui, dans le Nouvelliste du 23 mai 1911, dans sa rubrique Anniversaires haïtiens, a rappelé l'identité de Chambeau Nelson (?-1880)."

Ainsi, près de cent ans avant Marabout de mon coeur d'Émile Roumer, un texte où les deux langues (français et créole) combinées a été publié. Il s'agit de Aux Zombis, poème de Chambeau Nelson2. Les poètes du Mulatrisme Culturel ont été, pour ainsi dire, les instigateurs d'un mouvement mais point d'une école. Leurs recherches n'ont pas été aussi originales qu'ils le faisaient croire. À la question selon laquelle qu'ils ont été tentés par un auteur haïtien et qu’est-ce à dire du devenir du style mulatriste: "Non (...) dans cette forme dialectale foncièrement différente des particularités gauloises, la tentation de suivre un prédécesseur haïtien, E. Roumer par exemple, ne m'a point poussé à embrasser le genre mitigé (...)."

"Je crois que les écoliers surtout vont saisir l'optique du Mulatrisme Culturel conforme à l'aspiration de nombre d'entre eux qui ont marre des expressions caricaturées et du traditionalisme de plagiat appliqué depuis quatre siècles, de St-Domingue à nos jours, malgré la bonne foi de certains radicaux. (...) L'Indépendance naît toujours du rejet de tout paternalisme, (...) et grâce au "ralé minnin vini" poétique, le devenir de ce style se dessine au-delà des écrits indigénistes jusque sur les sillons indéfinis de la vie haïtienne."

Le Mulatrisme, selon Adyjeangardy, "n'est ni une école, ni un "isme" arbitraire, c'est une manière d'écrire qui n'a aucune prétention bénézouelle". Quand on sait que le français est parlé et écrit par moins de 10% du peuple haïtien et qu'il s'acharne comme toujours dans la littérature contre le créole compris par 90%, on comprend bien l'importance d'une telle démarche. Il a été facile d'unir les deux langues, semble-t-il, mais défavorable à tous d'accepter ce compromis. Le degré de complexité de l'écrivain haïtien  ?

Le Mulatrisme culturel avait été surtout apprécié par de jeunes écoliers et universitaires et à la longue attirait des jeunes poètes de l'époque: Riollet Sénat Célestin, Bonard Jean Marie, Lyonel Germain, Marie Claude Guichard, Tchico le Printemps, Marie Marcelle Ferjuste, etc. Malheureusement, ce mouvement n'a pas eu long feu. Au grand regret. Contrairement à ce que pensait son principal promoteur, cette forme de pensée, d'écriture a eu peur des courants d'air et on n'entend presque plus parler à Port-au-Prince de "mulatrisation" de la délicatesse du français et de la vigueur du créole.

Il faut deux lignes pour faire un dessin, disait Ingres. Il faut aussi deux langues pour faire un poème, semblaient comploter ces jeunes dauphins. Toutefois, l'explosion si attendue n'a pas eu lieu. Et pour cause...


                          AUX ZOMBIS3

Quand vous irez dormir sous les assorossis,
Au cri lourd du coucou sous les verts bayahondes,
Vous vous demanderez : était-ce donc ainsi
Que nous devions mourir, nous, jaunes et griffonnes !
                                   O Zombis !

À la brume du soir, lorsque dans les pingouins,
On entend murmurer l'essaim des maringouins,
Vous vous rappellerez la joyeuse bastringue
Où le farandoleur fendait dans votre dingue.
                                   O Zombis !

À l'heure de midi, quand le vert mabouya
Sautille en frémissant sous le maribouya,
Vous entendrez des vers au milieu de la boue,
Traverser le bois sape pour mordre à votre joue,
                                   O Zombis !

À l'heure où le Hougan caché dans son Houmfort
Dit : Azibloguidi, appelle l'Assotor,
Et rempli de l'esprit du Houanga fantastique
Au mangé-Marrassa fait inviter sa clique.
                                   O Zombis !

À l'heure de minuit, lorsque le médcignin
Qu'au pays du soleil on nomme barachin,
S'incline tristement sur la tombe blanchie
Où chacun vient prier en posant sa bougie,
                                   O Zombis !

Vous vous ressouviendrez du brillant bamboula
Où la peau du cabrit si souvent vous héla
Et du danseur Bozor aujourd'hui tout en larmes
Dont le coeur fit zip-zip à l'aspect de vos charmes !
                                  O Zombis !

                                             (Chambeau Nelson)

MARABOUT DE MON COEUR...

Marabout de mon coeur aux seins de mandarine,
tu m'es plus savoureuse que crabe en aubergine.
Tu es un afiba dedans mon calalou,
le doumboueil de mon pois, mon thé de z'herbe à clou.
Tu es le boeuf salé dont mon coeur est la couane.
L'acassan au sirop qui coule en ma gargane.
Tu es un plat fumant, diondion avec du riz,
des akras croustillants et des thazars bien frits.
Ma fringale d'amour te suit où que tu ailles;
Ta fesse est un boumba chargé de victuailles.
                                              (Émile Roumer)

Notes

  1. D'autres poètes en ont fait de même dans le passé. Ignace Nau (1808-1845), de l'école de 1836, recommandait même d'en faire une règle d'écriture. De son côté, Émile Nau (Le Républicain, 1er octobre 1836) parlait d'une "littérature qui serait plus nationale, à coup sûr, que la littérature américaine".
     
  2. Carlos St-Louis et Maurice Lubin, dans Panorama de la poésie haïtienne (1950), ont attribué ce poème à Liautaud Éthéart.
     
  3. Ce poème a été auparavant attribué à Liautaud Éthéart (voir Panorama de la poésie haïtienne de Carlos St-Louis et Maurice A. Lubin, 1950).
Lotus