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Profil d’un Nominé

Saint-John Kauss,
poète, métaphysicien et critique littéraire

 par Réginald O. Crosley, M. D.

Ce texte de Réginald O.Crosley a paru dans Haïti-Observateur, 5-12 mai 1999.
 

Dans les deux dernières décades du 20e siècle est apparu dans le monde littéraire haïtien et canadien un homme doué de multiples talents manifestés dans les disciplines scientifiques, dans la poésie, la métaphysique, la critique littéraire et la critique d’art. Il est un épigone du génie de notre race. Je veux parler de Saint-John Kauss.

A notre époque, avec l’explosion des connaissances dans presque tous les domaines, on a tendance à se cantonner dans les spécialisations. En jurisprudence et en médecine, les généralistes sont devenus très rares. L’homme de la renaissance est sur la liste des espèces en voie de disparition. Cependant, nous avons encore de ces esprits curieux qui s’aventurent dans bien de domaines apparemment antagonistes ou contradictoires. André Breton, le chef de file du mouvement surréaliste, était médecin. Jean Price-Mars, l’oncle de l’indigénisme et de la négritude, était psychiatre. Albert Einstein et Neils Bohr, à côté de la physique moderne, s’intéressaient aussi à la métaphysique. Carl C. Jung, le célèbre psychiatre et neurologue, s’occupait de parapsychologie et de mysticisme.

Saint-John Kauss, un Haïtien originaire de Hinche, a relevé le défi en assumant la responsabilité de chercheur en sciences médicales au Québec, de critique littéraire et critique d’art dans le monde insulaire et continental. De plus, dans la recherche de l’ultime réalité, il a étudié profondément les présocratiques et les grands initiés de l’histoire. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est son don de créateur en tant que poète d’un souffle cyclopéen. Il a publié, d’après le compte de Levaillant B. Adolphe, quinze recueils de poésie de 1979 à 19981 .

Saint-John Kauss a une vision holistique de la réalité. C’est ce qui l’a conduit à produire avec deux autres poètes «Fer-de-Lance» - St-Valentin et Alix Damour - le manifeste du Surpluréalisme, le 12 avril 19801. Ce manifeste est plus qu’un testament d’école littéraire. C’est la Grande Charte d’un humanisme et d’un mouvement artistique.

Dans le Weltanschauung du surpluréalisme, la production littéraire et artistique est le résultat des interactions entre les synapses des deux hémisphères cérébrales. C’est une démarche «bicamérale» qui permet à la raison et au subconscient de créer ensemble. Elle veut maintenir la maîtrise de l’art et la liberté d’une écriture automatique.

Après la levée de tomahawk contre la poésie engagée et l’indigénisme noiriste instiguée par certains de ses aînés, Saint-John Kauss, dans sa version de post-modernité, tient à exalter son haïtianité ou créolité. Tout en tenant compte des potentialités d’évolution, il veut enrichir et exploiter le patrimoine culturel. Un homme du tiers-monde ou du quart-monde ne peut pas se permettre de vivre dans l’aliénation imposée par la culture occidentale. Pour lui, la survie de l’Haïtien dépend de lui-même par une prise de conscience de soi, de sa valeur, de son unité.

Nouveau prométhéen, le surpluréalisme annonce «la réinvention d’un nouvel homme à l’intérieur des sociétés écartelées du tiers-monde». Il nous apporte le feu sacré qui vous révèle que «l’homme doit être créateur de l’homme»3. Pour ce qu’il s’agit de la critique littéraire, les écrivains haïtiens dans le pays et dans la diaspora, de même que les écrivains canadiens, ont trouvé leur héraut en Saint-John Kauss. La critique littéraire de Saint-John Kauss ne s’adresse pas seulement aux théoriciens et aux initiés de la critique universitaire, mais aussi au grand public. Il pratique une critique multidisciplinaire, utilisant les acquisitions laissées par les prédécesseurs, tels que Gustave Lanson, Albert Thibaudet et Charles du Bos de la première moitié du 20e siècle et par les contemporains tels que Roland Barthes, Jacques Lacan et Jacques Derrida.

Saint-John Kauss ne cherche pas à imposer ses propres problématiques, mais vise à découvrir ou exposer les problématiques des auteurs et leur esthétique. Dans son approche, nous retrouvons ce que Josué Harari4 présente comme une complémentarité entre structuralisme et post-structuralisme. C’est une formule holistique et réductionniste ou de «déconstruction», par laquelle la sémiologie s’enrichit des apports de la sémioclastie, pour reprendre les termes du révisionniste Roland Barthes5.

Saint-John Kauss reconnaît que le public veut aussi une critique qui lui permettra de jouir du «Plaisir du Texte». Dans ce sens, il a rejoint Jules Lemaitre, critique du début de siècle qui a retenu de ses propres prédécesseurs l’aptitude à tout pénétrer, tout accepter, pourvu que «l’art de jouir des livres» y trouve son compte. Saint-John Kauss a utilisé son approche pluridimensionnelle dans ses études de la poésie d’Anthony Phelps, de Serge Legagneur, de Roland Morisseau, Davertige, Clément Magloire Saint-Aude, Carl Brouard, d’Etzer Vilaire et d’un nombre très large de jeunes écrivains-poètes haïtiens et canadiens.

La recherche du surpluréalisme a conduit Saint-John Kauss à une production poétique prolifique. Citons, entre autres, pour illustrer notre brève présentation: Pages fragiles (1991). Testamentaire (1993) et Territoires ( 1995).

En parlant de la poésie de Saint-John Kauss, le docteur Gérard V. Étienne6 reconnaît que ce prodige est «un poète dont l’art est travaillé selon les exigences de l’esthétique modern». Joseph Thévenin, parlant de Territoires, signale que «la grande poésie réapparaît sous la plume de l’auteur… et ceci surtout par l’esthétique de l’œuvre…  Territoires représente un univers accessible non pas à l’esprit de critique, mais à l’esprit de séduction»7. Le Vaillant Barthélemy Adolphe nous assure que Saint-John Kauss «de sa plume, … se sert pour pleurer l’épaisse tristesse de la gente humaine; de sa conscience pour apaiser la névrose de l’animal pensant»8.

En effet, dans Territoires se concrétise le code structural kaussien de l’exil, qui est un leitmotiv affectant presque tous les poètes de la diaspora haïtienne. Le poète est magnétisé par le champ vibratoire de l’exil qui s’étend au-delà de son île jusqu’aux autres continents, en particulier l’Afrique où les autochtones sont souvent en exil dans leur propre territoire.

Saint-John Kauss est le coryphée de l’exilarchie haïtienne qui idéalise Port-au-Prince, le cœur de l’île sibylline. Dans sa vision, elle devient prêtresse, déesse, terre lunée, «terre des nuits frappées du ciel»:

J’avais rêvé de Port-au-Prince
belle
aux yeux arqués uniques et
vastes
pleine de chansons
(Territoires, p. 32)

Parfois, l’accent de Saint-John Kauss résonne sur une octave davertigienne:

Port-au-Prince
étoile fêlée à ma démarche
        de cigale
faite de mombins et de verveines
de femme sucrins de cerf-volants
et pluie d’étoiles
(ibid, p. 39)

Dans son exil, il a exposé aux enchantements de la ville tentaculaire, énigmatique, qui est New York, «maîtresse des maux et des idoles / sibylle qui fut réelle et noble… carcans de flammes… profils de fleurs… femmes pourboire… terre saurienne». (ibid , pp. 64-66)

Appliqué aux Pages fragiles (1991) qui lui a valu la distinction de second lauréat de poésie Air Canada, décerné par la Société des Écrivains canadiens9, le code révèle les angoisses métaphysiques de l’exil qui se perpétueront dans les textes ultérieurs à Territoires et Testamentaire.

En bref, voici l’homme, le poète surpluréaliste Saint-John Kauss. Il s’est aventuré sur bien de paliers de la réalité multidimensionnelle de l’être, allant, d’une part, vers la recherche scientifique, la critique littéraire et la critique d’art, et, d’autre part, en poursuivant la voie de l’intuition dans la poésie, l’esthétique, la connaissance extra-sensorielle provenant de ces deux âmes Sémedo et Sélido, révélées par la science ésotérique de l’Afrique ancestrale10. Il se propose de publier bientôt Mes dits manichéens, suivi d’un essai ésotérique, La géométrie mystique et Cabinets de peintres, études sur les grandes figures de la peinture haïtienne au 20e siècle. Ces œuvres révéleront au public le métaphysicien à côté du métacritique.

Bibliographie et références:

  1. Le Vaillant B. Adolphe, «Bons Baisers Scientifiques» (H-O, 6-13 mai 1998, p.11).
     
  2. Alix Damour et Saint-John Kauss, «Le Manifeste du Surpluréalisme» (première version), Le Petit Samedi Soir, no 332, 11-18 avril 1980, pp 21-22.
     
  3. Alix Damour et Saint-John Kauss (deuxième version), «Le Manifeste du Surpluréalisme», Présences des îles, no 105, juin 1998, pp 12-13.
     
  4. Josué Harari (éd), Textual Strategies (Ithica, NY, Cornell University Press, 1986).
     
  5. Roland Barthes , Le plaisir du texte (Paris, éditions du Seuil, 1973).
     
  6. Gérard V. Étienne, «Les figures savantes de la diaspora haïtienne: Maître John Nelson» (Haïti-Observateur, 8-19 avril 1992, p. 12).
     
  7. Joseph Thévenin, «Saint-John Kauss: Une voix qui impose désormais son autorité littéraire» (H-O, 6-13 septembre 1995).
     
  8. Adolphe , op. cit.
     
  9. Saint-John Kauss, «Autoportraits», Lettres Québécoises, no 66, été 1992, p. 3.
     
  10. Lilas Desquiron, «Racines du vodou» (Port-au-Prince: Henri Deschamps, 1990).
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Saint John KAUSS

 

 
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