Travaux du GEREC l'Ewop
 
Le conteur guadeloupéen - traversée paradoxale d’un siècle
 
 

L’oraliture reste, aujourd’hui encore, la preuve même de la richesse de langue créole et le conteur demeure l’une de ses figures emblématiques. Auparavant, il était reconnu par tous les membres de la communauté qui lui accordait, la nuit, le droit à la parole dans des conditions déterminées. Désormais, la «société moderne» n’accorde plus d’importance aux règles qui régissaient la parole créole et accorde encore moins d’importance au rôle du conteur.
En Guadeloupe, pour sauvegarder et perpétuer la tradition orale des contes, certains conteurs se sont adaptés aux nouveaux moyens de communication. D’autres, des chercheurs, des écrivains, des enseignants, qui n’étaient pas à l’origine des conteurs, ont transcrits, créé ou re-créé par écrit des contes créoles. Pour s’inscrire dans la modernité, le conteur a du s’adapter à de nouvelles règles. Observons, de manière concise, les problèmes auxquels il est confronté et les solutions envisagées.

1) Les occasions du conte: L’ espace, le temps et la légitimité attribué au conteur d’antan

Autrefois des règles bien précises entouraient les occasions du conte. Les anciens interdisaient formellement aux membres de la communauté de raconter des contes le jour, sous peine de terribles malédictions. Selon Jean Bernabé:

La sanction en cas de transgression de cet interdit, est la métamorphose du coupable: en bouteille (Guadeloupe), en panier (Martinique), en cadavre (Haïti). On notera qu’il s’agit chaque fois de contenant vide, vidé de son contenu liquide (Guadeloupe) ou solide (Martinique), immatériel (l’âme, pour ce qui est d’Haïti). (2001: 36)

De nombreux chercheurs ont déjà analysé cette restriction qui entourait le conte traditionnel. On ne saurait dire si l’aspect nocturne des contes créoles provient du contexte socio-historique de l’esclavage ou des traditions africaines1 sauvegardées par les esclaves. Jean Bernabé avance:

Dans les pays créoles marqués par une organisation sociale liée originellement à l’esclavage, on doit établir une distinction fondamentale entre les activités diurnes et nocturnes. Les premières sont consacrées au travail servile de la plantation, sous une discipline de fer imposant des cadences particulièrement pénibles, notamment dans les champs de cannes. A la tombée du jour (qui arrive relativement tôt en pays tropical), aucune activité n’étant guère plus possible, l’esclave de plantation (surtout par opposition à l’esclave domestique requis au service des maîtres, même tard dans la soirée), pourra enfin s’adonner à certaines formes de loisir (danses et chants au son du tambour, contes, devinettes, etc.) (…) La parole nocturne est de nature à rassembler le groupe à un moment qui est le plus favorable à une communion culturelle et spirituelle. (2000: 637)

Non seulement, le conteur ne parlait pas à n’importe quel moment de la journée, mais il avait aussi des espaces, des événements qui lui étaient réservés. Nous pouvons distinguer, à l’instar de Raphaël Confiant (1998: 10), au moins deux espaces dédiés au conte:

  • L’espace intérieur- familial- privé où tous les membres de la famille pouvaient, à tour de rôle, prendre la parole pour raconter des contes, poser des questions ou dire des blagues.
  • L’espace extérieur –public réservé aux spécialistes de l’oraliture qui se rencontraient dans les rassemblements de quartiers ou lors des veillées mortuaires. On leur aménageait un abri lors des veillées ou on leur réservait la meilleure place, les marches de la véranda par exemple, lors des rassemblements de quartier.

L’espace extérieur- public donnait lieu à l’expression de la langue créole sous toutes ses formes. C’est ainsi que la veillée mortuaire2 demeura pendant une longue période, un espace de création, de transmission, d’apprentissage de la parole créole. Bien souvent les enfants comme les adultes présents lors des veillées répétaient, confrontaient à leur tour, les divers éléments de l’oraliture qu’ils avaient entendus. Cette parole se donnait - s’échangeait- se transmettait selon des règles précises entre le conteur et l’auditoire. L’espace familial et les veillées mortuaires étaient, donc, des circonstances propices à l’émission de la parole créole.

De nos jours force est de constater que les règles qui régissaient le conte ont été totalement bouleversés. Les adultes et les enfants ne prennent presque plus le temps pour raconter des contes au sein de l’espace privé.

Benzo explique dans sa biographie, Lavi lontan pa bò kaz an mwen- Ma campagne d’Autrefois3 (à paraître) comment le coucher du soleil devint, non plus le signal des contes, mais le début du programme télévisé. Je vous propose l’extrait suivant:

Pendant mon adolescence, dans les années soixante, arriva une distraction qui provoqua une destruction de nos modes de vie sans même que l’on s’en aperçoive. Vers sept heures et demie, tout le quartier se dirigeait vers la maison de monsieur Roger Narayanin pour voir une petite boîte à l’intérieur de laquelle des personnes parlaient et bougeaient (…). Au bout de quelques années, la télévision se propagea dans le quartier. Le programme télévisé commença plus tôt, à dix huit heures. Il empiéta du même coup sur l’heure du conte. Cousin Albert lui-même aimait regarder les choses comiques à la télévision. C’était une curiosité. Les contes eux s’effritaient. L’heure du conte devint peu à peu l’heure de la télé.

Pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, selon nos informateurs, le soir, était le moment propice aux contes. Entendons le témoignage4 de Jo Clémence (57 ans), animateur de veillées culturelles et notre «informateur» pour la circonstance:

Ma mère et d’autres personnes de ma famille racontait des contes où j’habitais auparavant à Dupuis, dans la commune de Baie-Mahault. On était quatre ou cinq familles à habiter ensemble. Le soir, il n’y avait pas de télé, on se rassemblait et on racontait des contes. Moi, je posais de questions, je pouvais, à l’occasion raconter des contes aussi. Je me rappelle d’Efrem qui dès qu’il voyait quelque chose dans la journée, il nous le donnait sous forme de conte, le soir. Lui, il faisait qu’inventer un conte.

Sylviane Telchid, dans son ouvrage, Ti-Chika et d’autres contes antillais, relate: «Autrefois, du temps où il n’y avait en Guadeloupe, ni télé, ni électricité, les enfants, les jours de clair de lune, s’asseyaient dehors, autour des adultes qui leur racontaient des histoires». (1983: 14)

Nous l’avons compris, le mode de vie «occidentale» souvent considéré comme «moderne» donne le prétexte aux parents, obsédés par leurs carrières professionnelles et aux enfants hypnotisés par le programme télévisé, d’éviter de prendre le temps nécessaire pour la transmission des traditions créoles. La modernisation, la mécanisation des veillées mortuaires, l’influence de diverses sectes, ne contribuent pas non plus, au respect des traditions funéraires créoles et on constate une diminution sensible des veillées traditionnelles. Peut-être que les Guadeloupéens, à l’instar des Africains comme l’avance Ahmadou Kourouma dans un article du journal le Monde «croient toujours que leur culture est un frein au développement5.» Ahmadou Kourouma6 souligne également que des pays dits «développés» ont su garder leur tradition bien vivante: «L’exemple du Japon montre que l’on peut être à la fois informaticien et animiste (…)»
Il est indubitable que l’assimilation mais surtout le mépris ressenti par la Métropole pour la culture créole ont un rôle a jouer dans le dénigrement de cette dernière. N’oublions pas que le conteur fut toujours l’un des premiers à marronner toutes les formes d’esclavage mental pour la sauvegarde des traditions créoles.
Toutefois, nous pouvons constater que dans les circonstances actuelles, le conteur ne bénéficie plus ni de l’espace, ni du temps, ni de l’importance qui lui étaient consacrés aussi bien dans les rassemblements spontanés de la communauté que dans les évènements affectant directement les membres de la communauté – telles que les veillées mortuaires.

Pourtant, autrefois, c’était à l’auditoire de reconnaître la valeur et la légitimité du conteur. Jean Bernabé (2001: 36) avance que:

«Les spécialistes et gardiens de la parole ancestrale que sont les conteurs exercent leur office, rappelons-le, au nom d’une délégation implicite. Ils agissent en quelque sorte en porteurs d’une procuration qui émane de la communauté»

Le public, la présence de la communauté, était l’élément essentiel à la viabilité du conteur créole car c’est lui qui permettait la communion entre les membres de la communauté. Il leur permettait de répondre d’une seule voix: «Yé krak ! Oui, nous sommes là !» à chaque fois qu’il leur lançait: «Yé krik ! Êtes-vous là? !».
Raphaël Confiant (1998:?) rappelle que «Dans la veillée, il n’y a pas de spectateurs, l’orientation du dit, sa cadence, son humour, sa longueur sont le produit d’une interaction collective».
Des manifestations collectives, il en existe encore; les conteurs guadeloupéens s’organisent de manière individuelle et donnent toujours des prestations nocturnes dans leur quartier ou dans leurs environs. J’ai constaté qu’en Guadeloupe, le conteur apparaissait encore et était très demandé par le public, lors d’évènements particuliers comme les chanté-Nwel (veillées de cantiques) ou lors des veillées culturelles organisées par les communes.
A ces occasions, les conteurs, à la tombée de la nuit, racontent de nouveau des contes, des blagues, donnent des jeux des mots, des devinettes, et retrouvent, en quelque sorte, leur légitimité d’antan.

2) Conteur traditionnel vs conteur moderne?

Ces activités ponctuelles ne permettent pas à l’ensemble de la communauté d’assister aux prestations offertes bénévolement par les conteurs. A cet effet, certains conteurs ont décidé de ne plus respecter la règle régissant l’aspect nocturne du conte pour conter en plein jour, soit dans les écoles, dans les congrès, ou dans les structures accueillant des festivals ou autres festivités.
Nous pouvons citer, à titre d’exemple, le conteur guadeloupéen, Benzo. Enseignant de métier, il a décidé, depuis deux ans de travailler à temps partiel afin de pouvoir propager les contes dans les écoles. Benzo7est un personnage public aux multiples talents, musicien, auteur compositeur, animateur radio, télé, comédien. Il est le «maître-parleur8», le «maître-blagueur9», le plus apprécié de la communauté, toutes générations confondues.
Benzo est l’auteur, entres autres, de cassettes, de CD, de recueils de contes, producteur d’une série de contes télévisés et d’un cédérom qui devrait bientôt paraître. Il participe à de nombreuses activités culturelles en Guadeloupe et à l’étranger.
Benzo n’est pas le seul à transmettre des contes en Guadeloupe. Loin de la scène publique, des conteurs dits «traditionnels» par les chercheurs animent encore les campagnes guadeloupéennes. A ce propos, nous pouvons remarquer que la société «moderne», elle, établit un autre genre de distinctions parmi lesquelles, on retrouve, entre autres, les termes: «conteur professionnel», «conteur semi-professionnel» et «conteur amateur».
Contrairement à des pays comme les Etats-Unis, le métier de conteur n’existe pas, à proprement parler, en Guadeloupe. Selon Benzo, dans le contexte actuel, on peut parler de conteurs semi-professionnels, dans le sens où certains conteurs s’entraînent, affinent leurs contes, étudient leurs gestes et prennent le temps de participer à des activités culturelles, en dehors de leurs activités professionnelles. Mais la tradition restera toujours la base du conteur créole, en dépit de toutes les étiquettes que les générations successives de chercheurs et de commerçants ont tenté de lui imposer.

Bien qu’il ne s’agisse pas ici de définir l’ensemble des caractéristiques du conteur guadeloupéen, je tiens à souligner qu’en Guadeloupe, le conteur, plus communément dénommé en créole «tirè-kont» ou «krakè» reste un personnage public, respectable, stable, apprécié et reconnu par la communauté qui voit en lui l’incarnation de la richesse de la langue créole. On le distingue de «l’amuseur public» dont la tâche est précisément d’amuser le public avec des histoires drôles- des blagues, des anecdotes mais aussi par les gestes et les attitudes qu’il adopte à l’aide du rhum et de ses dérivés éthyliques.
Quand le conteur apparaît à son public de manière, digne, solennelle et majestueuse, en créant une mise en scène dont il a seul le secret, c’est le silence total, le public est comme transcendé –suspendu aux lèvres du conteur.

Lors d’une interview donnée10, à Baie-Mahault, Jo Clémence explique:

Il faut qu’il y ait des gens comme moi pour animer et faire rire les gens dans les veillées. Mais, il y a plusieurs sortes d’animateurs de veillée. Il y a des gens qui sont là, qui ne racontent rien de sérieux, mais elles sont là et racontent des histoires qui font rire, ce sont des comiques. J’ai un ami le Beau, dès qu’il y a une veillée, il met sa veste et il s’en va. Il boit deux ou trois secs, il anime. C’est un animateur. Il anime avec ses bêtises, ses blagues.

Les conteurs créoles ont longtemps été considérés comme des transmetteurs - des relayeurs de la parole – des gardiens anonymes de la mémoire collective. Les auteurs des Lettres créoles (61), vont plus loin dans l’analyse et parlent «d’anonymat stratégique» du conteur .
Certes, la communauté créole ne peut se concevoir sans sa culture, son folk-lore, mais nous ne pouvons plus occulter les individus qui ont transmis l’oraliture non pas de manière répétitive comme on l’a toujours cru mais aussi de manière créative.
Les conteurs ont du, pour transmettre la parole, re-créer et créer de nouvelles approches, de nouvelles histoires, de nouveaux contes afin de s’adapter à la société moderne. D’où l’importance que nous devons leur accorder car sans eux cette même tradition se serait évanouie dans l’imaginaire collectif.

Benzo, pour sa part fait, par exemple, la différence entre les contes traditionnels et les contes qu’il a créés. Ecoutons son témoignage12:

Je suis conteur. Moi, je crée des contes. C’est à partir du quotidien que l’on crée des contes. J’ai créé des personnages aussi. J’ai écrit des contes les mieux placés au hit-parade des auditeurs guadeloupéens. (…) Bien sûr, je tiens à ce que mes contes soient transmis. Les autres peuvent s’en inspirer pour des adaptations ou des mises en scène mais tout en informant l’auteur, politesse oblige.

Le succès des conteurs actuels ne provient pas seulement du fait qu’ils sont respectueux de la tradition, ils sont surtout appréciés pour leur qualité d’adaptation.


3) Oraliture, créativité et modernité

Des recueils de contes créoles ont également été publiés par des conteurs comme Benzo, mais aussi par des anthropologues ou des personnes soucieuses de la pérennité des contes. Alain Rutil confie: «Il ne s’agit pas non plus de nous arc-bouter à des racines mortes. Il s’agit de transmettre un héritage et de re-créer» ( 1983: 17).
Le succès de ces ouvrages dépend avant tout d’une bonne commercialisation et surtout de l’adhésion des lecteurs. J’ai pu observer que les livres de contes qui se vendaient le mieux, pour le moment, étaient ceux qui provenaient de conteurs qui, comme Benzo, donnaient parallèlement des performances vivantes et orales devant le public.
Il faut noter que dans la préface des recueils de conte retranscrits par des personnes qui ne sont pas des conteurs à l’origine, (prenons, par exemple, la préface d’Alain Rutil, Les belles paroles d’Albert Gaspard et de Sylviane Telchid, Ti-Chika…et d’autres contes antillais) il est rappelé aux lecteurs que les contes proposés proviennent des anciens.

Dans la préface des Belles paroles d’Albert Gaspard, le conteur répondant à ce nom souligne (1983: 24):

Il m’arrive quelquefois de raconter des histoires à mes petits-enfants car maintenant je suis grand-père. Ainsi se perpétuent les contes. Les enfants de mes enfants en raconteront à leurs copains et bien plus tard, ils raconteront à leurs propres enfants. Peut-être ne sauront-ils pas d’où ils viennent. Peut-être que si, car mon père restera toujours présent à travers ces contes. Je tiens à ce qu’il reste inoubliable.

Sylviane Telchid, dans la préface de Ti-Chika (1985:16) rappelle:

Ces contes que vous allez lire, je les tiens d’une de mes tantes, qui les a entendu raconter par son père, mon grand-père. J’ai constaté que grand nombre d’entre eux n’étaient pas connus et comme ma mère m’a toujours dit que l’esprit de mon grand-père était un trésor d’imagination, je me demande si certains ne sont pas ses créations.

Tout en rappelant aux lecteurs l’origine des contes proposés, il leur est subtilement évoqué les notions d’originalité, de créativité. Ces contes écrits, bien qu’ils proviennent d’une longue tradition, gardent la marque de ceux qui les ont transmis oralement et restent, paradoxalement, la propriété de l’auteur du recueil de contes puisqu’il est protégé par le copyright.
Le modèle de société occidentale imposé à la communauté créole annihile les modes de transmission orale qu’elle favorisait jusque là et étouffera la parole des conteurs si aucune action n’est envisagée.
Il n’existe en Guadeloupe aucune association qui permette aux conteurs de se rassembler dans le but d’agir de concert pour la valorisation de l’oraliture. Aucun espace approprié n’est prévu pour la transmission des contes. Le conteur doit s’adapter à des structures qui ne favorisent pas l’émission et la réception du message dans sa plénitude.

En Martinique, il existe une association de conteurs, kontè sanblé; Raphaël Confiant (1998: 34) nous en dit plus:

Il est vrai que les conteurs martiniquais avant que nous ne créions, en 1982, l’association kontè samblé (conteurs réunis), ne formaient pas du tout une confrérie, n’avaient absolument pas le sentiment d’appartenir à un seul et même corps de «maîtres de la parole». (…) Nous avons eu la surprise de constater que les conteurs étaient des êtres solitaires, enfermés et extrêmement méfiants envers les autres conteurs des environs, acceptant un peu mieux ceux qui venaient de plus loin. Plus d’une fois, certains conteurs refusèrent de participer aux nuits du conte créole qu’organisait régulièrement l’association sous prétexte que tel conteur serait là et qu’il ne manquerait pas de «leur» voler un conte qu’ils venaient d’inventer.

Interrogé sur la question13 le conteur guadeloupéen Benzo m’a confié:

J’ai essayé de mettre en place une association de conteurs locaux. J’ai déjà contacté la plupart des conteurs et ils sont tous d’accord. Il nous manque le temps et la disponibilité pour structurer l’association. L’idée a permis tout de même de nous rapprocher, de nous solidariser dans les prestations. Pour moi, le plus important reste l’idée maîtresse de la solidarité. Il ne faut surtout pas faire comme les acteurs des autres disciplines qui «se tirent dans les pattes». Mon vœu le plus cher, c’est d’avoir la possibilité d’animer une «formation de conteurs», de transmettre toute ma connaissance, pour que les jeunes conteurs puissent, à leur tour, assurer des spectacles vivants. En ce moment, je suis en train de former une jeune fille qui a de solides compétences pour devenir une bonne conteuse. Je le dis et je le répète tout ce que je sais ça NOUS appartient; Il faut transmettre -à la télévision, à la radio, sur internet- le patrimoine et permettre aux jeunes de se l’approprier.

Il faudrait encourager les conteurs à participer aux veillées traditionnelles, culturelles, mortuaires, leur redonner la place qu’ils occupaient avant que l’administration coloniale n’ait interdit la langue créole ou les rassemblements de quartier en prétextant qu’il s’agissait pour la communauté de perdre ses «manies de vieux nègres».
Car sans la performance orale avec toute sa dimension rythmique, gestuelle les contes risquent de devenir la propriété écrite, la propriété intransmissible d’un auteur protégée par le copyright et perdre cet aspect oral qui favorisait, le «nous», l’union de la communauté autour du conteur.
De plus, la commercialisation, voire l’infantilisation des livres de contes entraînent souvent la catégorisation des contes créoles dans le domaine de la littérature enfantine, ce qui fragilise encore une fois le statut de la langue créole.
Lorsque Hector Poullet et Sylviane Telchid (1994:184) s’interrogent sur «Les éléments d’une esthétique de la parole du conte» ils donnent l’explication suivante:

Suivant le témoignage de nombreux jeunes antillais (issus de la classe moyenne), un des éléments essentiels est l’authenticité de la parole. Ils entendent par là des mots, des tournures et expressions natif-natal, c’est-à-dire qui ne font pas partie de leur vocabulaire de citadins, mais de celui des gens de la campagne profonde, parler qu’ils reconnaissent sans pour autant pouvoir l’utiliser. La belle parole est donc pour eux ce parler campagnard qui, précisément, était méprisé jadis (…).

Il faut reconnaître que ce sont les conteurs, et «les acteurs culturels» pour utiliser un terme contemporain qui désigne en Guadeloupe les individus qui transmettent encore oralement leur savoir, l’oraliture et surtout le créole basilectal. Ils font partie de ceux qui créent des néologismes, et qui encadrent une langue qui risque de déraper dans les méandres de la Départementalisation.

1Selon Françoise Tsoungui: «En Afrique, le conte est généralement proféré le soir et interdit le jour. Pour justifier cette interdiction on invoque des motifs plus ou moins superstitieux : crainte d’être transformé en lézard, de porter des cornes, des devenir responsable de la mort du père…». (1986 : 73)
2CF : Diana Ramassamy, Guide de la veillée mortuaire, Collection Guide Capes de Créole, Guadeloupe : Ibis Rouge, 2001. (A paraître)
3Benzo, Serge Colot, Diana Ramassamy, Lavi lontan pa bò kaz an mwen-Ma campagne d’Autrefois, Guadeloupe : Ibis Rouge, (Á paraître).
4Témoignage recueilli le 08 mai 2001 au domicile de Jo Clémence, à Calvaire, Baie-Mahault, Guadeloupe.
5Extrait de l’article de Catherine Bédarida , «Ahmadou Kourouma, le guerrier griot» Le Monde.
6Ibid
7Pour plus de renseignements sur Benzo, consulter son site internet, www.benzo.gp
8Terme utilisé par Hector Poullet dans la préface de, Lavi lontan pa bò kaz an mwen-Ma campagne d’Autrefois, (Ibis Rouge), à paraître.
9Ibid
10Interview donnée le 08 mai 2001 au domicile de Jo Clémence à Calvaire, Baie-Mahault, Guadeloupe.
11Les conteurs ont donc toujours voulu se faire oublier au profit de leur parole. Dans l’étude de Marcelle Lebielle, certains affirment ne pas donner leur nom, ni même s’identifier, sous prétexte que «la nuit tous les chats sont gris». Outre sa protection, l’anonymat stratégique du conteur facilite une réappropriation du conte par la collectivité qui au départ en a fourni le thème. Cette réappropriation permet une pérennisation du message.
12Témoignage recueilli lors d’un enregistrement audio effectué en décembre 1999 à l’école primaire où enseigne Benzo, à Basse-Terre. Eléments de conversation qui ont été reconfirmés par Benzo par courriel, le 25 octobre 2001.
13Courrier électronique du 25 octobre 2001.

Ouvrages cités

BERNABE Jean. La fable créole. Martinique : Ibis Rouge, 2001.

BERNABE Jean. «Fènwè et wè klè, le syndrome homérique à l’œuvre dans la parole antillaise» in au Visiteur lumineux, des îles créoles aux sociétés plurielles, Mélanges offerts à Jean Benoist, coord Jean Bernabé, Guadeloupe : Ibis Rouge, 2000.

CONFIANT Raphaël. Dictionnaire des titim et sirandanes, Martinique : Ibis Rouge, 1998.

CONFIANT Raphaël, CHAMOISEAU Patrick. Lettres Céoles, tracées antillaises et continentales de la littérature 1635-1975. Paris : Hatier, 1991.

POULLET Hector, TELCHID Sylviane. «"Mi bèl pawòl mi" ! ou éléments d’une poétique de la langue créole» in Ecrire la parole de nuit, coordonné par Ralph Ludwig, Paris : Gallimard, 1994.

RUTIL Alain. Les belles paroles d’Albert Gaspard. Paris : Edicef, 1986.

TELCHID Sylviane. Ti-Chika…et d’autres contes antillais. Paris : ed Caribéennes, 1985.

TSOUNGUI Françoise. Clés pour le conte africain et créole. Paris : Edicef, 1986.