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Extraits du livre de Dominique BERTHET,

André Breton,
L’éloge de la rencontre

 

 

 

 

 

André Breton, L’éloge de la rencontre, Dominique Berthet • 160 pages - Broché • HC Éditions 12, rue Labrouste - 75015 Paris • ISBN 9782911207907 • Parution: Mai 2008 • 14,95 €.

André Breton, L’éloge de la rencontre

Une rencontre marquante

[…] Récemment autorisé à résider en ville, André Breton se promène dans les rues de Fort-de-France, en quête d’inattendu comme à son habitude, dans l’attente du surgissement de l’événement. Entrant dans une mercerie, au hasard de l’achat d’un ruban pour sa fille, il découvre exposé dans la vitrine le premier numéro de la revue Tropiques paru quelques jours auparavant.

C’est dans un magasin de marchandises pour travaux à couture et non chez un libraire que le poète découvre ce volume. Le côté insolite de cette trouvaille mérite d’être relevé d’autant que Breton n’en dit rien. Il parle en revanche de la grande pauvreté des librairies de Fort-de-France: «Les deux ou trois librairies, en ce printemps de 1941, ne tiennent plus en rayon qu’une vingtaine de livres fatigués, follement disparates mais également illisibles»1. Cette situation n’est pas due exclusivement à la guerre. De son côté Aimé Césaire se souvient: «La Martinique vivait en vase clos : une malheureuse petite île, complètement coupée du monde! […] nous n’avions pas de livre! A la Martinique, c’est incroyable, mais il n’y avait pas un seul Mallarmé, par exemple. Nous n’avions pas de textes. Nous ne recevions rien de France ; les librairies martiniquaises étaient extrêmement pauvres. Quant à la Bibliothèque Schœlcher, c’était une petite bibliothèque coloniale…»2. Situation donc de ce que Césaire appelle une «littérature de pénurie»3. Alors comment s’étonner du fait que «Quand, par hasard, un journal arrivait d’Amérique ou de France, ou lorsque un voyageur passait, on se précipitait sur lui… C’était vraiment le messager d’une terre lointaine. On respirait enfin un peu!»4. Pour en revenir à la revue Tropiques, c’est parce qu’elle était financée et diffusée par ses animateurs que Breton la découvrit non en librairie mais dans cette mercerie, tenue par la sœur de l’un des protagonistes de cette publication, le philosophe René Ménil.

Dans le contexte historique d’alors, tant en Europe qu’en Martinique, Breton aborde ce recueil tout d’abord avec une extrême prévention avant d’être bouleversé par la lecture de quelques passages. Que lit-il en ouvrant le volume à la première page? «Terre muette et stérile [...]. Point de ville. Point d’art. Point de poésie. Pas un germe. Pas une pousse. Ou bien la lèpre hideuse des contrefaçons [...]. Mais il n’est plus temps de parasiter le monde. C’est de le sauver plutôt qu’il s’agit. Il est temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme. Où que nous regardions, l’ombre gagne. L’un après l’autre les foyers s’éteignent. Le cercle d’ombre se resserre [...] Pourtant nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre»5. Sa surprise est à son comble. Ces lignes sont signées Aimé Césaire. Breton souhaite immédiatement entrer en contact avec les animateurs de cette revue.

Par l’entremise de la mercière, Breton entre en contact tout d’abord avec René Ménil qu’il décrit ainsi: «la grande culture en ce qu’elle a de moins ostentatoire, la mesure impeccable, mais en dépit d’elles aussi le nerf et toutes les ondes du frémissement»6, puis le lendemain avec Césaire dont la rencontre prend pour lui la valeur «d’un signe des temps »7.

[…] C’est dans «Un grand poète noir», écrit en 1943 alors qu’il est en exil aux Etats-Unis, que Breton relate sa découverte de Tropiques, le contact avec les animateurs de cette revue et en particulier avec Aimé Césaire. Ce texte publié dans Tropiques en mai 1944, sera placé en préface à l’ouvrage d’Aimé Césaire: Cahier d’un retour au pays natal de l’édition de 1947. Ce dernier précise d’ailleurs à propos de cette rencontre qu'il n’a rien à ajouter ni à retrancher à ce qu’a raconté Breton8.

Renouant avec ses habitudes parisiennes, Breton retrouve Aimé Césaire dans un bar, à la sortie de ses cours au lycée Schœlcher ou encore chez celui-ci. Aimé et Suzanne Césaire lui font découvrir certains endroits de l’île. Breton condensera dans huit courts textes rassemblés sous le titre «Des épingles tremblantes» ses impressions, l’ambiance de Fort-de-France, des rues, la beauté des jeunes femmes, la pluie, etc. Il est aussi fasciné par la végétation, la faune et la flore. Il en fait état dans «Dialogue créole», qu’il écrit avec André Masson, arrivé 8 jours après lui en Martinique, texte publié en janvier 1942 à Buenos Aires dans le numéro trois des Lettres Françaises dirigées par Roger Caillois. Il en reparlera de façon significative dans «Un grand poète noir» relatant une excursion en compagnie d’Aimé Césaire à Absalon, non loin de Balata, sur la route de la Trace. Sa remarque est d’importance. Cette fascination n’est pas exactement liée à une découverte, mais plutôt à l’étonnement de rencontrer quelque chose qui lui semble connu, ailleurs, comme s’il s’agissait de retrouvailles. La végétation luxuriante, proliférante, sauvage lui rappelle des œuvres peintes par certains surréalistes ainsi que les forêts vierges du Douanier Rousseau. Il reprendra d’ailleurs le titre d’une œuvre de ce peintre, Charmeuse de serpents, pour intituler son recueil de textes sur la Martinique. Les paysages surréalistes, la flore imaginaire, trouvent leur vérification, leur résolution dans ces paysages de la Martinique où la nature est restée par endroit indomptée.

[…] La nature sauvage a toujours fasciné Breton. Il s’y abandonne. Elle lui procure d’intenses émotions, aussi fortes que l’amour qu’il peut vouer à une femme. Par ailleurs, l’espace vierge et indompté n’est pas sans lien avec l’homme primitif. La nature détient tous les secrets, tous les savoirs, elle témoigne de ce que l’homme a perdu, elle est d’une certaine façon sa mémoire. Elle est aussi un  lieu insolite, magique, propice au déploiement de l’imagination. Elle est associée à l’inconscient. Mais certains lieux sont plus propices que d’autres à procurer cette fascination, les zones tropicales, en particulier les îles, a fortiori lorsqu’elles sont volcaniques. La Martinique était donc un sommet du genre. 

Cette force végétale est pour Breton l’espace matérialisé où s’élaborent les images poétiques capables de secouer les mondes. C’est à Absalon, sur le pont enjambant ce que Breton nomme un gouffre, devant «la fastueuse ouverture de toutes les écluses de verdure»9, dans une communion avec Césaire, qu’il a trouvé définitivement la confirmation qu’il y a nécessité de «rompre violemment avec les modes de penser et de sentir», de lever un certain nombre de tabous, d’éliminer la croyance à un au-delà et d’abolir le pouvoir de l’argent. 

Daphne

Bégonia dans la forêt martiniquaise. Photo F. Palli.

Une admiration partagée

Le portrait que Breton fait d’Aimé Césaire est saisissant: poète noir dont la parole se redresse «comme l’épi même de la lumière»10, «défiant à lui seul une époque», apportant «le premier un souffle nouveau, revivifiant, apte à redonner toute confiance», guidant ses contemporains dans «l’inexploré, établissant au fur et à mesure, [...] les contacts qui nous font avancer sur des étincelles». Césaire pour Breton exprime toutes les interrogations, les angoisses, les extases et tous les espoirs de l’homme. Il est «le prototype de la dignité»11, «être de total accomplissement»12 et sa parole est « belle comme l’oxygène naissant»13. Qui est cet homme qui suscite tant d’éloges?

Arrivé à Paris, en 1931, la première rencontre déterminante de Césaire, fut celle de Senghor, grâce auquel il découvre un continent, l’Afrique. Avec Senghor et ses amis africains, Césaire développe une réflexion. «Ensemble nous lisions, nous réfléchissions [dit-il]. Nous étions hantés par les mêmes questions: celle de la race nègre, de l’identité, de l’aliénation»14. Ils cherchent chez certains auteurs tels que Montesquieu, Rousseau, Hegel, Marx, etc., des armes pour leur combat, celui de la «négritude». A la même période, Césaire prend la direction d’une petite revue l’Etudiant martiniquais, qu’il rebaptise aussitôt l’Etudiant noir. Il possède ainsi une tribune. Son engagement prend déjà une direction précise, «[nous ne voulions] pas être des révolutionnaires nègres mais des nègres révolutionnaires»15, précise-t-il. Cette distinction trouve son origine dans le passé: «nous, Antillais, sommes des descendants d’esclaves. Nous sommes des êtres déchirés. La condition antillaise est pathétique. Nous avons été trompés, opprimés, dépouillés de notre terre et de notre langue. C’est pourquoi il y a chez moi ce besoin de rugir, cette rage fondamentale, et que ma poésie est faite de révoltes, d’angoisses et d’appels à la reconquête. Me reconquérir, voilà mon obsession»16.

De retour à la Martinique pendant la guerre, alors sous contrôle vichyste, Césaire crée avec René Ménil Tropiques dans le but d’opposer un refus à ce régime et d’affirmer l’originalité de la culture des Antilles. Breton à la lecture de cette revue avait pris Aimé Césaire pour un surréaliste.

Césaire parle lui aussi de sa rencontre avec Breton qu’il qualifie «d’extraordinaire»17, il parlera même de «coup de foudre»18. Césaire dit avoir été «littéralement fasciné» par Breton. «C’était un homme d’une culture extraordinaire, avec un sens étonnant de la poésie. Il sentait la poésie, il la reniflait, comme n’importe quel pollen dans l’air. C’était un détecteur prodigieux, une sorte de “tête chercheuse”… Bien sûr, il y avait, chez lui, des partis pris, des exclusions, etc. Mais c’était vraiment un grand homme. Un poète, un homme qui parlait admirablement de la poésie et qui la sentait admirablement… Et de plus un philosophe… La rencontre avec Breton a été pour moi une chose TRES IMPORTANTE, comme avait été importante pour moi la rencontre avec Senghor dix ou quinze ans plus tôt. J’ai rencontré Breton à une croisée des chemins; à partir de ce moment-là ma voie a été toute tracée; c’était la fin des hésitations, la fin de la recherche, si l’on peut dire – car, en fait, dans ce domaine, rien n’est jamais terminé »19.

Au-delà de la rencontre de deux personnes, il s’agit de la rencontre de deux pensées, de deux engagements et, comme le dit Breton de deux individus ayant «une conception commune de la vie»20. La rencontre de ces deux poètes à la pensée incandescente fortifia l’insurrection de l’esprit dans une époque enténébrée et meurtrie, porteurs qu’ils étaient du flambeau de l’espoir. […]

Notes

  1. André Breton, «Eauxtroubles», in Martinique, charmeuse de serpents, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1972, p. 77.
     
  2. Aimé Césaire, entretien avec Jacqueline Leiner, in réédition de Tropiques, éd. Jean-Michel Place, 1978, p. VII.
     
  3. Id., ibid, p. VII.
     
  4. Id., ibid, p. VII.
     
  5.   Aimé Césaire, «Présentation», Tropiques, n° 1, avril 1941, p. 5.
     
  6. André Breton, «Un grand poète noir», in Martinique, charmeuse de serpents, op. cit., p. 97.
     
  7. Id., ibid., p. 98.
     
  8. Cf. entretien d’Aimé Césaire avec Jacqueline Leiner, in réédition de la revue Tropiques, op. cit., p. V.
     
  9. «Un grand poète noir», op. cit., p. 101.
     
  10. Id., ibid., p. 95.
     
  11. Id., ibid., pp. 98-99.
     
  12. Id., ibid., p. 101.
     
  13. Id., ibid., p. 111.
     
  14. Aimé Césaire, entretien accordé à Gilles Anquetil, pour le Nouvel Observateur, 16-23 juin 1993, pp. 80-82.
     
  15. Idem, ibidem, p. 80.
     
  16. Id., ibid., p. 80.
     
  17. Aimé Césaire, entretien avec Jacqueline Leiner, réédition de Tropiques, op. cit., p. VI.
     
  18. Id., entretien accordé à Gilles Anquetil, pour le Nouvel Observateur, 16-23 juin 1993, p. 81.
     
  19. Id., entretien avec Jacqueline Leiner, réédition de Tropiques, op. cit., pp. VI-VII.
     
  20. «Un grand poète noir», op. cit.,p. 102.

anis

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